Madeleine

de SCUDÉRY

Georges

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Femmes illustres 2.odt




Les Femmes illustres


ou


les Harangues héroïques



seconde partie


[1644]


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Édition établie à partir de l’ouvrage disponible à

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k123784x/f3.item



* Les gravures de l’édition originale ne sont pas reproduites ici,
sauf leur légende, juste après l’argument.


** La graphie et la ponctuation sont rapprochées des usages actuels, les formes francisées des noms propres antiques, qui ne sont plus usitées, étant même remplacées par leurs formes courantes (Pirrhe/Pyrrhus, Mopse/Mopsus, Mince/Mincius, Troile/Troïlos, Assarace/Assaracos, Alchamène/Achéménès, Meroebe/Méroëbus, Sisimèthre/Sisimithrès…). En revanche, sont conservés les mots (conquêter/conquérir, guarir/guérir, jusques à/jusqu’à, die/dise…), leur ordre (on ne les en saurait empêcher ; ne se fier pas ; jetez les yeux sur cette vaste campagne et la parcourez d’une vue ; découvrez les mouvements les plus cachés de votre âme, et me dites après cela…), leur genre (une amour violente, cet énigme, de pareils intrigues…) et quelques accords anciens (je serais moins malheureuse que je ne la vais être ; si nous les voyions sans cesse elles ne nous les sembleraient plus…).


AUX DAMES


Il est certain que toutes les promesses doivent être inviolables, mais lorsqu’elles sont faites aux personnes comme vous, elles doivent être sacrées. Ce qui n’est qu’infidélité en toute autre rencontre est sacrilège en celle-ci, et quoique les menteurs de l’Antiquité aient dit que les dieux se moquent des serments qu’on vous fait, ce crime ne demeure pas si absolument impuni qu’ils disent, puisque la honte et le repentir sont les châtiments infaillibles d’une action si basse et si lâche. C’est donc, illustres dames, pour ne tomber pas moi-même dans l’erreur que je condamne aux autres et pour m’acquitter de ce que je vous avais promis, que je fais voir le jour à cette seconde partie de mes Harangues Héroïques. Elles ont (comme les premières) la Gloire de votre Sexe pour objet et c’est par elles que je tâche d’achever l’arc de triomphe que j’ai consacré à cette gloire, en y ajoutant un trophée aussi superbe que glorieux, puisqu’il est composé des armes, des sceptres et des couronnes de tant de rois que votre beauté a vaincus. J’ai voulu que tout contribuât quelque chose à sa structure, que la fable comme l’histoire en fournît une partie des ornements, et j’ai voulu n’oublier rien pour l’orner et pour l’embellir de tout ce qui dépendait de mes soins, de mon travail et de mon Art. La voici donc, cette seconde partie que j’avais promise et que vous m’avez tant demandée, et la voici telle que j’ai fait espérer, c’est-à-dire (si je ne me trompe) beaucoup plus belle que la première, quoique la première n’ait pas été trouvée trop laide. Comme les plus grands hommes des anciens et des derniers siècles ont inventé les arguments que j’y traite, je ne dois pas craindre de publier que, quant à l’invention, mon livre est le dernier effort des premiers esprits de la terre et que, si mes pensées et mes paroles répondent à la dignité de mon sujet, vous ne serez pas sans plaisir en le lisant et je ne serai pas sans satisfaction après que vous l’aurez lu. Mais quand ma faiblesse se serait opposée à mes intentions et m’aurait empêché d’observer cette dernière promesse, vous êtes trop équitables pour vouloir punir une faute qui ne serait pas volontaire et trop bonnes pour n’excuser pas ce que vous pourriez condamner. Cherchez donc de quoi vous satisfaire dans mon livre, ou du moins dans ma volonté, et si vous voulez que je sois heureux plus d’une fois, recevez ce dernier présent comme l’autre et d’aussi bon cœur qu’il vous est offert.


TABLE DES HARANGUES
contenues en ce volume


Polyxène à Pyrrhus 7

Bradamante à Roger 18

Marphise à Bradamante 31

Laodamie à Protésilas 50

Amarylle à Tityre 60

Clorinde à Tancrède 83

Herminie à Arsète 92

Hélène à Pâris 104

Hécube aux femmes troyennes 114

Angélique à Médor 125

Andromaque à Ulysse 138

Briséis à Achille 149

Didon à Barcé 160

Chariclée à Théagène 172

Alceste à Admète 182

Pénélope à Laerte 193

Œnone à ses compagnes 203

Genièvre à Ariodant 214

Sophronie à Olinde 223

Armide à Renaud 231



TABLE DES SUJETS
de ces harangues


Que la mort est mieux que la servitude.

Que l’amour est préférable à l’honneur.

Que l’honneur est préférable à l’amour.

Que l’on doit se conserver pour la personne aimée.

Que la vie champêtre est préférable à celle des villes.

Que l’amour ne doit point mourir avec l’amante.

Que l’amour ne doit aller que jusqu’au tombeau.

Que la beauté n’est pas un bien.

Que le malheur n’a point de bornes que la mort.

Que l’amour vient de la seule inclination.

Que les tombeaux doivent être inviolables.

Qu’on peut être esclave et maîtresse.

Qu’on ne doit point faillir par exemple.

Que qui n’a point eu de mal ne connaît pas le plaisir.

Que l’amour conjugale doit surpasser toutes les autres.

Que l’absence est pire que la mort.

Que la haine ne doit point aller au-delà du tombeau.

Que les apparences sont trompeuses.

Que la mort est plus fâcheuse en la personne aimée qu’en soi-même.

Que tout est permis en l’amour comme en la guerre.


Polyxène à Pyrrhus

Première harangue

Argument

Comme les Grecs s’en retournaient en leur pays, après la prise de Troie, l’ombre d’Achille s’apparut à eux, qui d’une voix épouvantable et menaçante, leur reprocha leur ingratitude et leur oubli et leur demanda enfin pour récompense de ses grands exploits et de la vie qu’il avait perdue en ce long et fameux siège d’Ilion, que Polyxène, fille de Priam, dont il avait été amoureux, fût sacrifiée sur son tombeau. Quoique cette demande fût infiniment cruelle, la crainte d’un mort que les Grecs avaient tant redouté vivant lui fit obtenir ce qu’il demandait, de sorte que Pyrrhus son fils la fut prendre pour l’immoler aux impitoyables Mânes de son père. Et ce fut en ce funeste instant où nous supposons que cette belle et généreuse princesse lui fit le discours que vous allez voir, par lequel elle prétendit lui prouver que la mort est mieux que la servitude.



Polyxène

C’est ici que la victime

Mériterait un autel ;

Tombant sous le coup mortel,

Et jeune, et belle, et sans crime.


Polyxène à Pyrrhus

Ne craignez pas que le désir de la vie me fasse avoir recours à des larmes pour exciter la compassion en votre âme : le cœur de Polyxène est trop grand pour craindre la mort et son esprit est trop raisonnable et trop généreux pour ne la pas préférer à la servitude. Ceux que l’on fait descendre du trône avec violence ne doivent point appréhender de descendre au tombeau ; il vaut mieux qu’ils cessent de vivre que de commencer d’être esclaves, et il vaut mieux n’être rien du tout que de survivre à sa gloire et à son bonheur. Ne craignez donc pas que la victime s’échappe du pied de l’autel ; elle souhaite la mort que vous lui allez donner, elle voit sans frayeur le couteau qui lui doit percer le sein et l’ombre d’Achille ne demande pas la fin de sa vie avec plus d’ardeur qu’elle la demande elle-même. Qu’attendez vous donc pour achever cette funeste cérémonie ? Il n’est point besoin de s’amuser à tous les apprêts d’un sacrifice ordinaire, car je ne pense pas qu’il y ait aucun des dieux qui puisse recevoir favorablement celui que vous allez faire en ce jour. La victime est pure et innocente, je l’avoue, mais si je ne me trompe, elle noircira la main qui répandra son sang, le sacrificateur deviendra criminel et le sacrifice ne sera avantageux qu’à la victime seulement. Mais que fais-je en cette occasion ! il semble, à m’entendre parler de cette sorte, que je veuille retenir le bras qui me doit frapper ! Non Pyrrhus, ce n’est pas mon dessein, au contraire, je cherche à vous irriter afin de hâter ma mort. Je vois avec impatience et avec inquiétude que ma naissance, ma jeunesse et ma condition présente vous inspirent quelques sentiments de tendresse ; je crains même que ma constance ne vous donne de la compassion ; et j’appréhende enfin tout ce qu’une femme moins généreuse que moi désirerait. Mais souvenez-vous, pour ne vous laisser pas fléchir à la pitié, que vous êtes Grec, que je suis Troyenne, que vous êtes fils d’Achille, que je suis fille de Priam et sœur de Pâris, qui, pour venger la mort du généreux Hector, tua ce cruel Achille, votre père et mon ennemi. Car que l’on ne me die point qu’il était devenu mon amant, depuis le funeste jour qu’il me vit aux funérailles de mon frère, et que même c’est encore par un sentiment d’affection que son ombre veut que l’on me sacrifie sur son tombeau ; non Pyrrhus, non, Achille ne fut que mon ennemi et ne fut jamais mon amant ; du moins sais-je bien que j’aime mieux être sa victime que d’avoir été sa maîtresse. Les yeux de Polyxène seraient coupables s’ils avaient pu donner de l’amour au meurtrier de son frère, et elle s’estimerait très malheureuse, si on la pouvait soupçonner d’avoir contribué quelque chose pour une semblable conquête. J’ai souhaité de lui percer le cœur, je l’avoue, mais non pas de me l’assujettir ; j’ai désiré sa mort, et non pas son amour ; et j’ai enfin eu pour lui toute la haine que l’on peut avoir pour l’ennemi de son sang, pour le destructeur de sa patrie et pour le meurtrier d’Hector. Que si toutefois vous voulez publier par toute la terre que le vainqueur du grand Hector a été vaincu non pas par la beauté de Polyxène mais par sa douleur seulement, publiez aussi que Polyxène n’a pas été vaincue par les soumissions d’Achille, que les larmes qu’il a répandues n’ont point effacé le sang que son frère avait répandu par sa main, et que lorsque Priam et tous les princes de Troie ont voulu pour le salut public l’immoler à la passion d’Achille afin d’obtenir la paix, publiez, dis-je, qu’elle s’y est opposée de toutes ses forces, qu’elle n’y a jamais consenti et que la mort qu’elle se prépare à recevoir en ce jour est la seule complaisance qu’elle a jamais eue pour la passion d’Achille. Ô dieux, qui vit jamais une telle marque d’amour que celle que je reçois présentement ? Achille (à ce qu’on dit) fut amant de Polyxène ; mais voyons un peu quels témoignages il lui a rendus de la passion et du respect qu’il a eus pour elle. Tant qu’il a vécu, il n’a employé sa valeur que contre tout ce qu’elle a aimé et contre tout ce qu’elle a dû aimer ; je l’ai vu, ce cruel Achille, poursuivre tous les miens avec une opiniâtreté qui tenait plus de la fureur que du véritable courage. Je l’ai vu cent fois, du haut de nos remparts, tremper ses mains dans mon sang. Mais, ô pitoyable spectacle ! je l’ai vu combattre le vaillant Hector, ou pour mieux dire, j’ai vu les dieux irrités contre nous se servir de son bras pour surmonter celui qui surmontait tous les autres. Oui, j’ai vu tomber l’invincible Hector sur la poussière, par la volonté du ciel ; mais par la seule cruauté d’Achille, j’ai vu cet Achille, non seulement combattre mon frère, non seulement lui faire perdre la vie, mais je l’ai vu par une inhumanité qui n’eut jamais d’exemple, outrager le corps de son ennemi tout mort qu’il était. Je l’ai vu se charger de ses dépouilles ; je l’ai vu lui faire des blessures qu’il ne pouvait plus ressentir ; je l’ai vu attacher à son char celui qui ne devait aller que dans un char de triomphe ; je l’ai vu faire trois fois le tour de nos murailles, traînant cet illustre héros lié par les pieds et la tête pendante dans la poussière et dans le sang. Mais que dis-je ! Polyxène a-t-elle pu voir toutes ces choses sans mourir ! ou ce qui est le plus étrange, Polyxène a-t-elle pu donner de l’amour au plus cruel de ses ennemis ? Oui, Polyxène a vécu et ses larmes, à ce qu’on dit, ont attendri le cœur de l’impitoyable Achille. Il a pleuré comme elle aux funérailles d’Hector ; il a souhaité la paix avec Priam et lui a demandé sa fille. Mais dans ce même temps (ô prodige d’extravagance aussi bien que de cruauté !), il a encore une fois trempé ses mains dans le sang des frères de cette infortunée dont il voulait faire sa femme ; il a tué Troïlos de cette même main dont il a tué Hector ; et de cette même main il voulait après recevoir Polyxène pour son épouse, si elle eût été assez lâche pour y consentir. Sont-ce là des marques d’amour ou de haine ? est-ce un amant ou un ennemi qui agit de cette sorte ? ou pour parler plus véritablement, ne sont-ce pas les actions d’un furieux et d’un insensé ? Pour moi, je vous le confesse, toutes ces choses me sont incompréhensibles : car si Achille n’était que mon ennemi, pourquoi pleurer aux funérailles d’Hector ? et s’il était devenu mon amant, pourquoi déchirer encore un de mes frères, avec une cruauté de tigre ? Mais ce qui m’étonne et ce qui m’outrage le plus, c’est qu’il ait pu s’imaginer que je fusse capable d’écouter ses plaintes et ses soupirs, d’oublier la mort de mes frères, d’être la maîtresse de leur ennemi et la femme de leur meurtrier. Cette pensée est si injurieuse pour Polyxène qu’elle ne peut même comprendre qu’elle puisse être tombée dans le cœur d’Achille, tout inhumain qu’il était. Elle ne peut, dis-je, s’imaginer qu’il ait pu croire que la sœur d’Hector fût assez lâche pour cela ; car quand il n’aurait été que son adversaire, comme tous les Grecs le sont, elle n’aurait pas cru facilement qu’il eût eu de l’amour pour elle et n’aurait jamais consenti à son injuste passion. Jugez donc si après tout ce que je viens de dire, elle a pu se persuader qu’Achille ait été son amant, et moins consentir à son amour ? Mais voyons un peu les sentiments qu’il conserve pour elle dans son tombeau ; c’est là que les Grecs et les Troyens doivent finir leurs différends ; c’est dans la sépulture que tout le monde se trouve de même parti et que l’amour et la haine doivent cesser ; cependant, il se trouve qu’Achille n’est pas satisfait de la ruine entière de l’empire de Priam. L’embrasement de Troie n’est pas un bûcher assez fameux pour ses funérailles, et ses mânes ne sont pas contentes de tout le sang que les Troyens ont répandu. Il faut que ses cendres soient arrosées de celui de Polyxène ; et pour marque de l’amour qu’il a eue pour elle, il faut que son fils soit son bourreau et que n’ayant pu être sa femme, elle devienne sa victime. Certes, pour aimer de cette sorte, il faut être Grec et Achille tout ensemble. Ne pensez pourtant pas que je me plaigne de cette cruelle procédure ; au contraire, je rends grâces aux dieux, de la bonté qu’ils ont d’accourcir ma chaîne par cette voie ; en l’état qu’est ma fortune, la mort ne peut que m’être très avantageuse ; mais pour me la rendre agréable, on ne pouvait mieux choisir que de me faire perdre la vie sur le tombeau d’Achille. C’est mourir en triomphant que de mourir de cette sorte ; c’est voir son ennemi à ses pieds, c’est être vengé de tous les outrages que l’on a reçus ; et c’est remonter sur le trône que de descendre au cercueil de cette manière. Que si malgré moi, vous voyez quelques marques de tristesse sur mon visage, ne pensez pas que ce soit un effet de ma crainte et de la douleur que j’ai de perdre la vie ; au contraire, j’en ai de la joie. Mais s’il m’est permis de dire tout ce que je sens, la seule pensée de l’affliction qu’en recevra la malheureuse Hécube est ce qui fait toutes mes inquiétudes. Elle m’a fait naître sur le trône, et je la laisse mourir dans les fers ; je vais recouvrer la liberté, et je la laisse dans la servitude ; et lorsque je lui tiens lieu de mari, d’enfant et d’empire, je la prive de toutes ces choses en la privant de la consolation qu’elle rencontre en moi seule et qu’elle ne peut trouver ailleurs. Hé, veuille le ciel mesurer sa constance à ses malheurs ou accourcir ses jours pour accourcir ses infortunes. Hélas, est-il possible que je ne puisse rien souhaiter de plus avantageux pour celle qui m’a fait voir la lumière, que de la voir dans la sépulture ? Non, il n’est point de puissance au monde qui puisse la rendre moins malheureuse et les dieux mêmes, ne pouvant révoquer le passé, ne peuvent lui accorder de sort plus favorable que de lui donner la mort avant qu’elle apprenne la mienne. Car je ne doute point, encore que je fusse assurée de passer ma vie dans l’esclavage, que cette infortunée princesse ne me regrette avec autant d’affliction que si en perdant la clarté, je perdais toutes les couronnes du monde. Les sentiments de la nature seront plus puissants en elle que ceux de la raison ; et le dessein d’accroître ses déplaisirs fera qu’elle ne trouvera rien qui la doive consoler de ma perte, que l’espérance de la sienne. Du moins, prince à qui je parle, n’ayez pas l’inhumanité de lui refuser le corps de sa fille ou de ne le lui accorder qu’en vous en payant la rançon. Car que vous pourrait donner une Reine dont l’empire est détruit, dont la ville est embrasée, et à laquelle il ne reste en partage que les cendres de ses enfants ? Tant qu’elle a eu des trésors, elle les a donnés prodigalement pour retirer les corps de ses fils d’entre les mains du cruel Achille ; mais aujourd’hui qu’il ne lui demeure rien de tout ce qu’elle a eu, que le souvenir de son bonheur passé afin d’augmenter son malheur présent, contentez-vous de ses larmes. C’est la seule rançon que vous devez exiger d’elle et la seule qu’elle peut vous payer. Que si la compassion n’est pas entièrement éteinte en votre âme, vous trouverez que les larmes des princesses malheureuses sont d’un prix inestimable ; que les prières qu’elles font chargées de chaînes ne doivent point être refusées, quand elles ne sont pas injustes ; et que les esclaves qui ont porté des couronnes ne doivent point être traitées avec inhumanité. Permettez donc à la malheureuse Hécube de mettre au tombeau tous ceux qu’elle a mis au monde ; redonnez-lui le corps de Polyxène, quand Polyxène ne sera plus ; et ne refusez pas cette funeste grâce à celle dont vous avez envahi le royaume, tué les enfants et poignardé le mari. Prenez garde qu’en usant mal de la victoire, vous ne méritiez de trouver un jour des vainqueurs rigoureux, comme vous l’avez été. Les dieux qui nous oppriment aujourd’hui se lasseront peut-être de vous protéger et de nous nuire, et peut-être encore, que le sang que je m’en vais répandre sera plus favorable aux Troyens qu’aux Grecs. Ne méprisez donc pas les conseils que je vous donne, quoique je sois votre ennemie, et respectez en la personne de ceux que vous avez vaincus ceux qui certainement eussent été vos vainqueurs si le ciel eût secondé leur courage. Pour moi, qui n’ai plus autre part à la vie que celle de mourir avec constance et d’une manière qui ne soit pas indigne de tant d’illustres héros dont je suis descendue, je vous demande pourquoi vous n’achevez pas promptement ce que vous avez dessein d’exécuter ? attendez-vous que l’ombre du cruel Achille ressorte encore une fois des enfers, pour vous redemander Polyxène ? ou croyez-vous me rendre la mort plus cruelle en me la faisant attendre longtemps ? Quoi qu’il en soit, hâtez vous de satisfaire et Achille et Polyxène tout ensemble. Si vous attendez davantage, peut-être que la pitié vous surprendra, peut-être que tous les esclaves troyens rompront leurs chaînes pour me délivrer, peut-être même que les Grecs aimeront mieux me voir captive que de me voir mourir. Levez donc le bras, et m’enfoncez le poignard dans le cœur ; je vous présente le sein, et sans crainte comme sans regret, je me résous à ma perte. Ne préparez donc ni fers ni cordeaux pour me retenir ; je n’ai garde de fuir ce que j’irais chercher et il n’est pas difficile de sacrifier une victime qui s’offre volontairement et qui se serait sacrifiée elle-même si elle en eût eu le pouvoir. C’est la moindre grâce que l’on puisse accorder à une princesse que de mourir libre ; comme fille de Priam, et comme sœur d’Hector, je dois obtenir ce que je demande, car qu’importe à l’ombre d’Achille si j’ai des liens ou si je n’en ai pas, pourvu que je répande tout mon sang, pourvu que j’expire sur ses cendres et qu’enfin je demeure au pouvoir de la mort ? Mais que cette cruelle ombre ne s’imagine pas que la mienne soit sa compagne dans les ténèbres du tombeau : non, je serai toujours sa plus mortelle ennemie ! J’irai (si les dieux me permettent) errer de cercueil en cercueil, alentour des ruines de Troie, pour chercher les sépultures de mes parents ; et m’attachant inséparablement à l’ombre d’Hector, Achille verra lors si le cœur de Polyxène était généreux, s’il était capable d’écouter ses plaintes et de répondre à sa passion, ou si plutôt elle n’était pas digne sœur d’Hector et digne fille de Priam. Hélas, pourquoi faut-il que les cendres d’Ilion couvrent les cendres de tant d’illustres personnes ? Plût aux Immortels que le sang que Polyxène va répandre, pût les retirer de dessous ces fameuses ruines, et que la mort pût leur redonner la vie. Mais il n’est plus temps de faire des vœux inutiles, les dieux ne changent pas leurs résolutions et le destin de Troie ne se peut plus révoquer. C’est à nous seulement à subir ce que le sort nous ordonne ; et soit que nous soyons vaincus ou que nous soyons vainqueurs, nous sommes également obligés d’obéir sans murmurer et de recevoir d’un visage égal le bonheur ou l’infortune. C’est par ces sentiments (ô prince et sacrificateur tout ensemble) que je demeure si tranquille aux approches de la mort ; que si je ne me trompe, je vois plus d’inquiétude dans vos yeux que vous n’en voyez dans les miens. Car il y a cette différence entre ce que vous allez faire et ce que je fais : que j’obéis au ciel et que vous obéissez à l’ombre du cruel Achille, qui veut qu’on lui sacrifie celle qu’il a voulu faire croire qu’il aimait pendant qu’il a vécu parmi nous. Mais, ô dieux, quelle pouvait être sa haine, puisque son amour produit la mort de la personne aimée ? A-t-on jamais entendu parler d’une semblable chose ? C’est sans doute un sentiment, sinon généreux, au moins ordinaire et naturel, que de n’être pas fâché de la mort de ses ennemis ; mais de la désirer à ceux que l’on aime, c’est ce qui est contre la raison et contre la nature, et c’est ce que tous les siècles et toutes les nations n’ont jamais vu. Aussi suis-je fortement persuadée que c’est plus par haine que par amour que je descends au tombeau. Tant qu’Achille a vécu, il a souhaité que je fusse son esclave ; et maintenant qu’il a cessé de vivre, il veut que je sois sa victime. Satisfaisons cette dernière envie, puisque nous le pouvons sans honte, et réjouissons-nous de n’avoir été ni sa femme, ni sa maîtresse, ni son esclave. Quiconque sort de la vie avec gloire doit toujours s’estimer heureux, principalement quand on sort de la chaîne en sortant du monde. Qu’importe si on dénoue les liens qui nous attachent ou si on les rompt ? Quoi qu’il en soit, c’est toujours être en liberté. Soyez donc mon libérateur et ne craignez pas qu’en votre particulier je vous souhaite aucun mal. La main qui me délivrera ne peut que m’être très agréable et celui qui m’empêchera d’être captive ne peut être haï de moi. Mais que fais-je ! et que dis-je ? malheureuse que je suis ! je ne songe plus à qui je parle. Celui que je vois, non seulement est Grec, non seulement est mon ennemi, non seulement est le fils d’Achille, non seulement est mon sacrificateur, mais il est encore le bourreau de mon père. Non, Pyrrhus, ce n’est ni comme Grec, ni comme ennemi, ni comme fils d’Achille, ni comme mon sacrificateur que je vous regarde, lorsque je change de pensée et que je fais des imprécations contre vous, mais c’est parce que vous avez été le meurtrier de mon père. Quoi, Pyrrhus, vous pûtes poursuivre opiniâtrement ce vénérable vieillard jusques au pied des autels où il fut chercher un asile, pour lui mettre un poignard dans le cœur ! La main ne vous trembla-t-elle point, à l’aspect de ce grand prince, père de tant de héros ? Elle le devait certainement, mais qui ne révère point les dieux, ne sait pas respecter les hommes. Ha certes, cette action vous a acquis beaucoup de gloire et c’est une chose fort difficile à faire que de tuer un prince accablé d’années, de faiblesse et de malheurs, et qui ne cherche sa défense qu’en la protection des lieux sacrés qui doivent être inviolables. Il me semble qu’il n’était point besoin de noircir votre bras et votre nom par une action si barbare ; la flamme qui a consumé notre ville toute entière suffisait pour faire perdre la vie à ce déplorable roi et le moins que vous pouviez faire était de souffrir que son palais fût son bûcher. Mais vous êtes trop scrupuleux observateur des cruautés d’Achille pour ne les imiter pas exactement. Ce n’était point assez que d’usurper un empire et que d’embraser Ilion, il fallait profaner les autels, il fallait les arroser de sang humain, et même il ne fallait pas encore que ce fût d’un sang vulgaire. Il fallait que le plus noble sang de toute la terre y fût répandu ; il fallait fouler aux pieds une personne royale et mépriser en elle et avec elle, tout ce qu’il y avait de saint et de sacré dans nos palais et dans nos temples. Après une action si dénaturée, j’avais tort de craindre que la pitié ne s’emparât de votre âme et ne différât mon supplice : c’est un sentiment que les Grecs en général ne connaissent point et dont le fils d’Achille n’a garde d’être capable. Ce poignard que je vous vois à la main, et dont vous m’allez percer le cœur, est peut-être le même qui a traversé celui du roi mon père. Ô spectacle funeste ! ô trop rigoureux supplice ! pourquoi faut-il que je n’aie pas péri dans les flammes qui ont dévoré tant d’illustres personnes, et que j’aie été réservée à voir de si épouvantables choses ? Suis-je coupable du crime d’Hélène ou de la faute de Pâris ? Non, Polyxène est innocente ; et si elle a survécu à tant d’infortunes, c’est pour mourir avec plus de constance et avec plus de gloire aussi ; c’est pour faire voir aux Grecs qui ne sont pas venus à ce siège quels pouvaient être les fils de Priam, puisque ses filles mêmes savent affronter la mort sans la craindre. Si ces flammes qui ont embrasé Troie eussent achevé mon destin, je n’aurais point eu de témoins des derniers sentiments de mon âme. La postérité eût peut-être pu douter de la vertu de Polyxène et elle eût pu croire que puisqu’Achille avait eu la témérité, après avoir désolé sa patrie et tué ses frères, de la demander pour sa femme et de dire qu’il en était amoureux, qu’elle n’avait pas agi comme elle devait en une si fâcheuse rencontre. Mais de la façon qu’est la chose, je meurs en publiant que je suis l’ennemie d’Achille, que je l’ai toujours été, et que je la serai éternellement. Que l’ombre de ce cruel ressorte encore une fois du sépulcre, qu’elle apparaisse à tous les Grecs et qu’elle leur die si Polyxène s’éloigne de la vérité. Pour justifier ce qu’elle dit, il ne faut que considérer l’animosité qu’il conserve pour elle après son trépas et l’on connaîtra aisément celle qu’elle a toujours eue pour lui tant qu’il a vécu. Car quoique tout ce qui vient des Grecs doive être suspect aux Troyens, cette apparition d’Achille n’est point une fourbe d’Ulysse, comme le fut celle qui fit prendre notre ville ; non, c’est une haine véritable qui la fait sortir du tombeau pour m’y faire entrer, et cette ombre sanguinaire n’a revu la clarté du jour qu’afin de me la faire perdre. Que tardez-vous donc, ô prince indigne de ce nom, et pourquoi n’achevez-vous pas ce funeste sacrifice ? respectez-vous plus la fille, que vous n’avez fait le père ? et la main vous tremble-t-elle à poignarder plutôt Polyxène qu’à massacrer le déplorable Priam ? Écoutez cette voix souterraine, qui sort du creux de ce grand sépulcre, avec un ton si effrayant et qui vous commande en vous menaçant de m’immoler à sa fureur ! Voyez cette terre qui s’entrouvre, voyez cette ombre d’Achille qui m’apparaît, ou pour mieux dire Achille lui-même qui va quitter son cercueil. Il est pâle et défiguré, la terreur éclate en ses yeux tous éteints qu’ils sont et je le vois tel qu’il me parut le funeste jour que je lui vis combattre Hector, si ce n’est que la mort (et peut-être le remords de ses crimes) lui a fait changer de teint. Voyez, Pyrrhus, voyez ce fantôme hideux qui s’élève peu à peu et qui, joignant à son action menaçante une voix épouvantable, vous ordonne pour la dernière fois de lui sacrifier Polyxène. Faites disparaître cette ombre en lui obéissant ; la victime est prête, vous avez le poignard à la main et vous êtes accoutumé à répandre le sang royal. Frappez donc ; comme votre esclave, je vous en conjure, et comme fille du roi, je vous le commande.


Effet de cette harangue

Cette belle et malheureuse princesse tira des larmes de tous les Grecs ; Pyrrhus lui-même en fut ému et ses yeux ne purent voir le crime que sa main commit. Il la frappa toutefois, le barbare qu’il était ; et cette jeune et déplorable personne eut tant de pudeur, que même en tombant, frappée du coup de la mort, elle eut soin de porter les mains sur sa robe, de peur qu’après son trépas quelque action indécente n’offensât sa modestie.


Bradamante à Roger

Seconde harangue

Argument

Tout le monde sait que Roger vainquit Bradamante sous les armes de Léon, et que Léon lui redonna sa maîtresse. Mais aucun ne s’est étonné (au moins de ceux dont les sentiments sont publics) qu’après une action si extraordinaire, comme était celle de combattre pour son rival contre la personne aimée, Bradamante non seulement épousa Roger, mais ne lui en fit aucun reproche. Elle va donc ici lui dire en prose ce que l’Arioste ne lui a point fait dire en vers, et tâcher de lui prouver que l’amour est préférable à l’honneur.



Bradamante

Elle est vaillante, elle est belle,

Et blessant en mille lieux,

Ou de la main, ou des yeux,

Tout est redoutable en elle.


Bradamante à Roger

Vous avez vaincu Bradamante, je l’avoue, puisqu’elle n’a pu vous vaincre, mais vous n’avez pas surmonté sa colère et son ressentiment. Cette seconde victoire vous sera peut-être plus difficile à remporter que l’autre ; du moins sais-je bien qu’à cette fois vous n’aurez pas de si bonnes armes pour vous défendre que j’en ai pour vous attaquer. La fortune dans les combats ordinaires a sa part dans tous les événements, et en celui-ci la raison toute seule en fait avoir l’avantage. Préparez-vous donc à me répondre précisément, ou à ne me répondre point ; défendez-vous bien, ou ne vous défendez point du tout ; et si vous observez cet ordre comme je le souhaite, je suis fort trompée si vous interrompez mon discours et si vous ne me donnez tout le loisir que je vous demande pour vous reprocher votre peu d’amour, votre injustice et votre inhumanité. Je vois bien, Roger, je vois bien que ces paroles vous sont dures, et que les marques de douleur et de dépit que vous voyez sur mon visage vous donnent quelques inquiétudes. Je pense même que vous êtes assez injuste pour ne deviner pas le sujet de ma plainte et que vous croyez peut-être que je vous dois être aussi obligée que Léon. Mais sachez que les sentiments d’une amante et d’un ami sont des choses toutes différentes. Et qu’en cette occasion, pour connaître la juste grandeur de l’outrage que j’ai reçu, il ne faut que considérer celle de l’obligation que ce prince vous a. Tout ce que vous avez fait pour lui, vous l’avez fait contre moi ; et si je suivais la souveraine équité, je vous devrais autant haïr qu’il vous doit aimer. Pour vous faire mieux comprendre la justice de ma plainte, rappelez dans votre mémoire une partie des choses que Bradamante a faites pour vous lorsque par le commandement de l’empereur et par les volontés de son père, on lui a voulu mettre la couronne sur la tête en lui faisant épouser ce même Léon dont il s’agit aujourd’hui. L’ambition a-t-elle ébranlé mon âme en cette rencontre ? le respect que je devais à l’empereur, l’obéissance que je devais à mon père et ce que je me devais à moi-même a-t-il empêché que je ne vous aie conservé mon affection toute entière, que je n’aie refusé le sceptre qu’on me présentait, et que je ne me sois estimée plus heureuse d’être femme d’un simple chevalier, que d’épouser le fils d’un si grand monarque ? Vous me direz peut-être que la parole que mon frère vous avait donnée m’engageait, et que le respect que j’avais pour lui me fit agir de cette sorte. Mais pour vous dire le vrai, Roger, le seul Roger était le maître de mon cœur et de ma volonté. Ce fut seulement pour l’amour de lui que j’ai manqué à tout ce que je devais aux autres afin de ne lui manquer pas. Je souffris que mon père m’éloignât de la cour et qu’il me mît dans une prison assez étroite ; et pour me défaire des poursuites de Léon, et pour vous assurer le triomphe, je demandais que Bradamante ne pût jamais épouser que celui qui la surmonterait en armes, m’imaginant bien qu’il n’y aurait que Roger qui la pût vaincre, et espérant avec raison qu’il ne serait pas des derniers à se présenter au combat. C’était lors, cruel, c’était lors qu’il fallait venir les armes à la main contre Bradamante, le péril que vous eussiez couru en cette journée ne devait pas vous empêcher d’y paraître ; elle ne vous attendait que pour mettre les siennes à vos pieds, elle ne voulait gagner la victoire qu’en vous la cédant, et ne voulait vous combattre qu’afin que vous fussiez son vainqueur. Mais hélas, c’est en vain que les hérauts et les trompettes vous appellent ! ils vont par toute la terre, tout le monde entend parler du défi de Bradamante et de Roger, le seul Roger ne veut pas en être averti. Il disparaît, il s’éloigne, il s’en va ; et sans qu’on puisse savoir ce qu’il est devenu, il abandonne sa maîtresse dans la plus grande affliction où une personne de sa qualité et de sa vertu se puisse trouver. Quoi (disais-je quelquefois en moi-même, pendant cette fâcheuse absence), est-il possible que Roger ne soit pas prisonnier, mort ou inconstant, puisqu’il ne vient point ? est-il possible qu’il veuille m’exposer à être vaincue par un autre que lui ? est-il possible qu’il ait oublié ce qu’il m’a promis, ce que j’ai fait à sa considération, et qu’il oublie encore un jour ce que je veux faire présentement ? mais quoi qu’il en soit (ajoutai-je), faisons ce que nous devons : combattons avec ardeur tous ceux qui se présenteront dans la lice ; élevons à Roger un trophée des armes de ses rivaux abattus par Bradamante ; hasardons-nous pour nous conserver pour lui ; et soit prisonnier, mort ou inconstant, ne faisons rien contre ce que nous lui avons promis. S’il est prisonnier, il n’est pas coupable ; s’il est mort, nous ne devons pas craindre de nous exposer, puisque nous n’avons plus rien à perdre ; et s’il est inconstant, ne l’imitons pas dans son crime. De vous dire la douleur que de semblables pensées me donnaient, ce serait me couvrir de honte et de confusion et renouveler en mon cœur des sentiments qui devraient n’y avoir point été. Car Roger, le moyen de penser que dans le même temps que je ne songeais (comme je vous l’ai dit) qu’à me conserver pour vous, que dans le même temps que je méprisais les commandements de l’empereur, les volontés de mon père et ma propre gloire, que dans le même temps que je mettais ma vie au hasard pour votre seul intérêt, que dans le même temps que je refusais le sceptre et Léon comme le plus grand mal qui me pût advenir, Roger, le plus vaillant et le plus généreux de tous les mortels, Roger, amant de Bradamante et amant aimé, se faisait ami de son ennemi et de son rival tout ensemble ? mais ami jusques à tel point qu’il veut combattre pour lui, non pas contre des sujets révoltés, non pas contre des barbares, non pas en une bataille rangée, mais il veut combattre sa maîtresse pour la donner à son rival, pour s’en priver pour jamais, pour la rendre la plus malheureuse du monde et pour se déclarer lui-même à la postérité le plus ingrat et le plus cruel de tous les hommes. Car il ne faut point me dire que l’honneur a produit cette étrange et bizarre aventure, et que sans cesser d’être amant, Roger a cessé d’être ennemi de Léon. Cela ne peut être ainsi ; quiconque est capable de céder sa maîtresse ne peut plus se dire amoureux : il cesse de l’aimer dès l’instant qu’il consent qu’elle soit à un autre, il lui ôte son cœur en permettant qu’elle dispose du sien et renonce absolument à tous les droits qu’il avait à son affection. Enfin, Roger, celui qui aime mieux son rival que sa maîtresse ni que lui-même, est trop généreux ami pour être fidèle amant. L’amour n’a point accoutumé de céder à nul autre ; il doit être toujours non seulement le maître, non seulement le roi, mais le tyran de tous les cœurs qu’il possède. Ce n’est ni à la générosité, ni à la reconnaissance, ni à la sagesse, ni à la coutume, ni aux lois, ni à la raison, ni même à l’honneur à s’opposer à ce qu’il commande. Et puis, à parler véritablement, la générosité d’un amant consiste à combattre son rival pour lui disputer sa maîtresse, et non pas à combattre sa maîtresse pour l’abandonner à son rival. Il n’est point de reconnaissance qui le puisse obliger à manquer à ce qu’il doit à la personne aimée. Il n’y a point de sagesse à se priver de ce que l’on aime pour le donner à un autre, la coutume ne veut point que l’on se ruine pour enrichir ceux que l’on hait, les lois ne commandent point de céder son droit à son adversaire, la raison n’enseignera jamais qu’il faille se rendre malheureux pour établir la félicité d’autrui, et l’honneur même ne peut jamais être à céder la victoire à son rival. On peut quelquefois céder l’empire avec gloire, on peut perdre volontairement et sans infamie l’avantage d’un combat, on peut jeter ses armes sans lâcheté, on peut embrasser son ennemi sans faiblesse, mais on ne peut céder une amante sans infidélité, sans ingratitude et sans honte. En vérité, Roger, toutes les fois que je viens à penser que vous avez été capable de combattre Bradamante sous les armes de Léon, de vous résoudre à la voir femme d’un autre ou à ne la voir jamais, et de vouloir enfin que votre courage et votre adresse fussent les seuls moyens qui me missent au pouvoir de votre rival, c’est ce que je ne puis comprendre et c’est ce qui me fait douter que vous soyez véritablement Roger, que je sois encore Bradamante, et que tout ce que j’entends et que tout ce que je vois ne soit pas une fable ou une illusion. Hélas ! lorsque je me souviens avec quel soin je me préparais à ce combat, avec quel soin je regardais si mes armes étaient assez tranchantes et avec quel soin je songeais à vous faire perdre la vie, peu s’en faut que je ne la perde moi-même. Qui m’eût dit lors, c’est contre Roger que vous allez combattre, c’est contre lui que vous allez faire vos plus grands efforts ; je ne l’aurais jamais cru et j’aurais répondu au contraire que c’était contre son ennemi, que c’était contre son rival et pour ne l’abandonner point que j’allais m’exposer à ce péril. Ô ciel ! combien de vœux secrets ai-je poussés pour remporter cette victoire ? et si je l’ose dire, combien de vœux ai-je faits contre votre vie, lorsqu’au milieu de notre combat, je voyais que vous évitiez avec adresse tous les coups que je vous portais ? Je me plaignais de mon destin, j’accusais mes armes, je m’étonnais de la difficulté que j’avais à vaincre, j’invoquais le nom de Roger dans mon cœur, je souhaitais d’avoir son courage et sa force, et lorsque j’employais toute la mienne pour surmonter celui que je croyais être Léon, je n’en étais point satisfaite et n’y trouvais que de la faiblesse. Encore (disais-je en moi-même) si Roger pouvait être témoin de ce que je fais pour me conserver pour lui, s’il pouvait voir quelle est l’adresse de celui que je combats, pour excuser mon peu de valeur ; s’il pouvait connaître que je n’épargne point la vie pour lui tenir ma parole, je souffrirais ma disgrâce avec moins de peine et je me résoudrais à la mort plus facilement. Voilà, cruel, voilà ce que je pensais lorsque, trompée par votre fausse générosité, je combattais contre vous en pensant combattre pour vous et combattre contre Léon. Je ne croyais pas que vous fussiez tout ensemble mon spectateur, mon amant et mon ennemi. Le moyen de pouvoir soupçonner Roger de vouloir changer de nom ? En est-il un plus fameux que le sien, pour faire qui lui soit avantageux de le prendre ? Et la véritable générosité permet-elle aux personnes héroïques de se servir de déguisement ? Mais qui peut être celle que Roger a voulu tromper et qui peut être celui qui devait recevoir le fruit de cette tromperie ? Roger a voulu tromper Bradamante, se tromper lui-même et donner tout l’avantage de cette fourbe à son rival. Et que lui a fait Bradamante pour mériter un semblable traitement ? Elle l’a aimé plus que sa vie, elle a pour sa considération désobéi à l’empereur et à son père, elle a méprisé le trône où on la voulait conduire, et pour se conserver pour lui, elle s’est exposée aux plus grands périls de la terre, puisqu’elle s’est exposée à combattre tout ce qu’il y a de plus courageux et de plus vaillant au monde. Peut-être, me dira-t-on, que Léon est un prince rempli de tant d’excellentes qualités que Roger a cru que Bradamante serait trop heureuse d’être trompée de cette sorte ; nullement, Léon est un prince si peu digne de Bradamante que même il n’ose la combattre. Il ne veut pas gagner la victoire, il la veut dérober, et il aime mieux la devoir à son ennemi qu’à son épée. Quoi, Roger, vous avez cru qu’un lâche qui ne voulait hasarder que son casque, sa cuirasse, son écu, sa cotte d’arme et ses gantelets pour épouser Bradamante, serait digne d’être son mari ? Ha, si vous l’avez cru, vous êtes le plus injuste de tous les hommes. Pour moi, je n’en use point ainsi, je suis plus équitable envers vous ; et je vous avoue franchement que je ne puis comprendre comment un prince que l’amour n’a point rendu généreux, peut vous avoir servi, et comment il peut avoir acquis votre amitié. Il ne faut pas demander pourquoi Renaud a aimé Roger, ni pourquoi Roger a aimé Renaud ; la valeur est une chaîne qui lie d’estime et d’inclination tous les héros qui sont au monde, quand même la fortune les aurait rendus ennemis. Mais pour Léon (je vous le dis encore une fois) je ne puis comprendre ce qui vous a porté à le servir et contre vous et contre moi. Que s’il est vrai (comme on me l’a dit) qu’il ait rompu les chaînes que la cruelle Théodore vous avait données, je tombe d’accord qu’en toute autre occasion que contre Bradamante, vous étiez obligé de ne lui refuser pas votre secours. Mais en celle-là il valait mieux rentrer en prison, aller reprendre vos fers et vous exposer à toute chose que d’exposer Bradamante aux malheurs les plus épouvantables qui peuvent jamais arriver. Car ne songez-vous point, cruel et injuste que vous êtes, que si le sort des armes l’eût voulu, malgré votre adresse et votre courage, je vous eusse vu tomber sous les efforts de mon bras ? imaginez-vous, je vous prie, quels auraient été mon transport et ma douleur, lorsque ravie de joie de ma victoire, j’eusse été lever la visière de votre casque. Imaginez-vous (dis-je) quel étonnement eût été le mien de voir que Léon eût été Roger ; que celui pour qui j’eusse combattu eût été l’ennemi que j’eusse surmonté ; que celui pour qui je voulais vaincre eût été le vaincu ; que l’objet de ma haine l’eût été de mon amour ; et qu’enfin j’eusse tué de ma propre main celui qui seul pouvait rendre ma vie agréable. Ô Dieu, cette funeste image m’épouvante de telle sorte que je doute si je vous pardonnerai jamais de m’avoir mise en termes d’éprouver une si déplorable aventure ! Mais du moins, injuste que vous êtes, souvenez-vous avec repentir de ce que vous avez pensé faire et imaginez-vous à votre tour quel aurait été votre regret si, lorsque je vous poursuivais si opiniâtrement, votre épée m’eût traversé le sein. Eussiez-vous pu voir expirer Bradamante sans vous repentir de votre imprudence et sans vous en affliger ? Pour moi, je vous l’avoue, je sens bien que mon âme ne serait pas assez forte pour supporter un semblable accident. La mort de la personne aimée doit toujours causer un extrême déplaisir ; mais lorsqu’elle advient pour l’amour de nous et par notre main, il faut perdre la raison et mourir désespéré. C’est la plus grande infortune qui puisse jamais arriver, c’est la plus aigre douleur que l’on puisse jamais sentir et c’est enfin ce que l’on ne doit point endurer sans avoir recours aux poisons et aux précipices. Cependant il est certain que vous nous avez mis au hasard de souffrir cet effroyable malheur, car malgré votre adresse je pouvais vous faire perdre la vie, et malgré vos soins je pouvais me jeter précipitamment dans vos armes et tomber morte à vos pieds. Ô Dieu, toutes les fois que je me souviens de ce qui s’est passé en ce combat je tremble, je frémis et je ne crois pas encore être hors d’un si grand danger ! Considérez donc un peu en quel étrange nécessité vous m’auriez jetée si les choses eussent été dans l’ordre que vous les aviez résolues : il fallait ou épouser Léon, ou tuer Roger, ou être tuée par lui. Comme quoi pensez-vous excuser de si bizarres desseins, et comment pensez-vous que Bradamante puisse oublier tous ces crimes ? Mais que fais-je ? je parle encore à vous comme si vous n’étiez pas l’ami de Léon, l’ennemi de Bradamante, et que vous n’eussiez pas cessé d’être son amant ! Et toutefois il n’est que trop vrai qu’une fausse image de vertu vous a fait perdre la mémoire de tout ce que vous deviez à notre affection. Si ce prince n’eût pas eu honte de triompher sans avoir combattu et qu’il n’eût pas découvert la vérité, en quel état serais-je présentement ? Je serais morte, puisque sans doute je n’aurais jamais été femme de Léon. Après cela n’ai-je pas lieu de croire que pour des raisons qui me sont inconnues vous avez voulu rompre avec moi ? car, si Léon n’est pas généreux (comme il y a grande apparence, puisqu’il a eu recours à la valeur d’autrui), pourquoi le servir aux dépens de votre félicité et de la mienne ? et s’il est véritable qu’il le soit en quelque sorte, pourquoi ne se fier pas en cette générosité que vous aviez déjà éprouvée ? Lorsque Léon vous proposa de combattre Bradamante, il fallait lui apprendre que vous étiez Roger, que vous étiez son rival, et par un discours tendre et hardi tout ensemble, tâcher de l’obliger à vous céder volontairement une conquête où il n’avait point de droit. Enfin, il eût toujours été bien plus beau de se découvrir à Léon que d’employer vos armes pour lui. Que s’il eût été assez injuste pour vouloir exiger de vous une action si déraisonnable, il fallait avoir la fermeté de la lui refuser. Tout ce que la reconnaissance la plus exacte pouvait demander de vous en cette rencontre, était de permettre à Léon de me combattre le premier et de consentir à être le témoin de son malheur ou de sa victoire. Mais de faire servir votre valeur et contre vous et contre moi, c’est ce que vous ne deviez jamais faire pour nulle considération. L’intérêt de la personne aimée doit être préféré à toutes choses, et quiconque en use autrement n’est guère touché de cette noble passion qu’on appelle amour. Vous me reprocherez peut-être qu’en une autre rencontre j’ai été vous chercher les armes à la main ; mais hélas, quoique cela soit ainsi, je ne puis pas avoir été soupçonnée des erreurs dont je vous accuse ; la jalousie était la seule cause qui me portait à ce funeste dessein, je ne voulais pas vous combattre pour vous donner à la vaillante Marphise, que je croyais qui fût ma rivale ; au contraire je ne voulais votre perte que pour l’empêcher de triompher de votre cœur à mes dépens. Je vous poursuivais comme un infidèle ; l’amour, la haine, la vengeance et la jalousie régnaient ensemble dans mon âme ; et cependant, quoique mon désespoir me forçât de faire, je ne fis rien que par un sentiment d’amitié. J’eus de la colère et de la fureur mais je n’eus point d’indifférence. Pour vous, il n’en est pas de même : vous agissez avec plus de froideur et plus de sagesse ; vous pensez qu’il est plus beau de combattre pour Léon que de combattre Léon ; vous trouvez qu’il vaut mieux céder sa maîtresse que de manquer à une simple reconnaissance ; vous croyez que le trône la consolera de votre perte, qu’elle vous remerciera de la couronne que vous lui aurez acquise ; et vous avez cru peut-être aussi que vous seriez loué d’une action dont toute la terre vous blâmera. Au reste, on ne peut pas vous soupçonner d’avoir épargné votre adresse pour soutenir les intérêts de votre rival ; vous avez combattu en homme qui voulait vaincre, jamais personne ne m’a donné tant de peine, le prince de Circassie ni la vaillante Marphise ne m’ont point résisté si opiniâtrement. Il est vrai qu’il ne m’a pas semblé que vous eussiez dessein sur ma vie, mais c’est peut-être à Léon à vous en rendre grâce, et non pas à moi à vous en remercier. Il vous avait prié de conquérir Bradamante, et non pas de la tuer, il voulait la conduire au trône, et non pas au cercueil, et vous avez fait enfin tout ce qu’il a voulu de vous. Que si quelqu’un vous demandait quelle intention vous avez eue en hasardant mes jours et les vôtres, que lui répondriez-vous, Roger ? Vous ne pourriez pas dire que ç’a été pour défendre votre patrie, pour conquérir une couronne, pour venger une injure, pour vous défaire d’un ennemi, pour les intérêts d’une maîtresse, pour la perte d’un rival, pour la conservation de votre vie ou pour acquérir de l’honneur, puisqu’à dire les choses comme elles sont, rien de tout cela ne peut vous y avoir porté. Pour celui que vous avez servi, il ne serait pas si difficile de répondre, et tout le monde voit assez qu’il s’est plus fié à votre valeur qu’en la sienne, qu’il a voulu gagner Bradamante sans péril, et qu’il a trouvé plus commode de vaincre par autrui que de se mettre en l’état d’être vaincu. Il n’a pas témoigné grand cœur en cette occasion, je l’avoue, mais du moins on voit quelque utilité en son dessein ; et l’événement a bien fait connaître qu’il avait eu du jugement en son choix. Il n’en est pas ainsi de vous, car il est indubitable qu’on ne saurait comprendre ni pourquoi vous servez votre rival, ni pourquoi vous combattez votre maîtresse, ni pourquoi vous cessez d’être Roger. Vous servez votre Rival pour le rendre heureux, vous combattez votre maîtresse pour la rendre très malheureuse, vous ne la voulez conquérir que pour la donner, et vous ne cessez d’être Roger qu’afin que Roger se montre à tout l’univers comme un prodige en amour, ou pour mieux dire comme un monstre. En effet, qui vit jamais un amoureux sans jalousie, un rival sans haine et un amant qui ne veuille vaincre sa maîtresse que pour s’en priver en faveur de son rival ? Cela est si extraordinaire qu’il en paraît incroyable. Car si vous me dites que vous avez fait toutes ces choses de peur d’être ingrat envers Léon qui vous avait obligé, j’ai à vous répondre qu’il valait encore mieux l’être envers lui qu’envers moi. Et puis, excepté dans les occasions où il s’agit de la personne aimée, la reconnaissance a ses bornes aussi bien que toutes les autres vertus. Nos pères, à qui nous devons la vie, ne peuvent avec justice nous obliger à suivre aveuglément toutes leurs volontés : si le mien me commandait de combattre mon frère, je lui désobéirais et penserais obéir à la raison en ne faisant pas ce qu’il m’aurait ordonné. Il n’y a que cette personne aimée dont les lois soient souveraines, dont l’empire doive être absolu et pour les intérêts de laquelle il faille oublier tout le reste. Un véritable amant n’a ni patrie ni parents ni amis, que sa maîtresse seulement ; et si vous aviez eu toute la tendresse dont je vous croyais capable, vous vous seriez souvenu que lorsque ceux à qui je dois la naissance m’ont voulu conduire au trône et m’ont voulu forcer à rompre avec vous, je vous ai fourni d’un exemple qui devait vous empêcher de faillir. Car enfin, le bandeau royal ne m’a pas aveuglée, j’ai vu que puisque j’avais engagé mon cœur, je n’en pouvais plus disposer et qu’il n’était pas juste que la nature vous ôtât ce que l’amour vous avait donné. Si j’eusse voulu, je pouvais vous dire que, devant toutes choses à mon père, je lui devais de l’obéissance, que par conséquent je ne pouvais vous tenir ma parole, que la bienséance n’y consentait point, que la raison ne le voulait pas, et bref qu’il fallait vous abandonner. Vous jugez bien, sans doute, qu’en cette rencontre je pouvais gagner un empire facilement et monter au trône sans beaucoup de peine. Pour conquérir cette couronne, il ne fallait point faire de combats et il ne fallait point donner de batailles. Cependant, parce que cette couronne ne m’était point présentée de votre main et que je ne pouvais la gagner sans vous perdre, je la refusai sans peine, je désobéis à l’empereur et à mes parents avec joie ; et sans me souvenir de ce que je leur devais, je me souvins seulement que je vous devais tout puisque je vous devais mon affection toute entière et que je vous l’avais donnée sans réserve. Dites après cela, je vous en conjure, qui de nous deux a agi avec le plus d’équité ? deviez-vous plus à Léon que je ne devais à mon père ? la récompense que vous attendiez, valait-elle mieux que l’empire de Grèce que je rejetais ? et ne vous aurait-il pas été plus aisé de refuser votre maîtresse à votre rival qu’à moi de refuser mon père qui me présentait une couronne ? Que s’il est vrai que la conformité de sentiments soit presque une marque infaillible d’amour et de sympathie, selon les apparences il ne fut jamais rien de si contraire l’un à l’autre que les inclinations de Roger et de Bradamante. Je méprise Léon pour me conserver pour vous, vous vous dérobez de moi pour me donner à Léon. Je hais votre rival plus que la mort, vous l’aimez plus que vous-même, puisque vous lui cédez ce qui vous devait rendre heureux. Je cherche à faire perdre la vie à ce prince, vous vous exposez pour lui. Je hasarderais librement la mienne pour sauver la vôtre, vous me réduisez aux termes de pouvoir vous en priver de ma propre main. Et ce qui est le plus étrange et le plus incompréhensible, c’est que ce qui pour l’ordinaire ébranle les amitiés les plus fermes et les plus solidement établies, n’a fait qu’affermir celle de Léon et de Roger. L’expérience a fait voir plus de mille fois à toute la terre que lorsqu’il arrive que deux frères deviennent rivaux, il arrive toujours aussi qu’ils deviennent ennemis. Mais pour vous, qui ne voulez pas marcher dans les sentiers du vulgaire, vous n’avez pas plutôt su que Léon était votre rival que vous êtes devenu le plus cher de ses amis, puisqu’il est certain que vous avez fait pour lui ce que l’amitié n’a jamais fait faire qu’à vous. L’exemple que vous en avez donné ne sera pourtant pas suivi et, si je ne me trompe, peu d’amants céderont leur gloire et leur maîtresse à leurs ennemis et à leurs rivaux. Si la beauté de quelque princesse grecque vous avait surpris et m’avait dérobé votre cœur, je trouverais votre procédure moins étrange : l’inconstance est une faiblesse assez ordinaire aux hommes et l’amour est assez accoutumé à se dérober lui-même ses propres conquêtes pour ne s’en étonner pas. Je serais toujours malheureuse et vous seriez toujours criminel, mais je ne serais pas la seule infortunée de cette manière et vous ne seriez pas le seul coupable de cette façon. Oui, l’exemple vous autoriserait en quelque sorte et vous rendrait plus excusable ; au lieu de me vouloir persuader que vous n’avez point changé de sentiments, que je suis toujours la maîtresse absolue de votre âme, que vous m’aimez avec tendresse, que votre passion ne fut jamais plus forte et que dans le même temps que vous combattiez pour Léon vous étiez le plus amoureux des hommes ; c’est ce qui ne peut trouver de croyance en mon esprit, c’est ce qui n’en trouvera point chez toutes les nations ; c’est ce qui fait que je suis seule malheureuse ainsi et c’est ce qui fera que vous n’obtiendrez pas si aisément que vous le pensez le pardon d’une faute qui n’aura jamais d’égale. Ne vous imaginez donc pas, encore que vous ayez vaincu Bradamante, que Bradamante doive être le prix de votre victoire ; selon l’équité elle ne doit point être à vous et selon son ressentiment elle n’y sera jamais. Vous me direz peut-être que Léon vous ayant cédé son droit, vous avez raison d’y prétendre, mais sachez que Léon ne m’ayant point vaincue n’a point eu droit de me donner à un autre, et que vous, n’ayant pas combattu comme étant Roger, n’avez non plus de raison que lui de prétendre me demander la récompense d’un labeur que vous n’avez entrepris ni pour votre intérêt ni pour le mien. Vous voyez (si je ne me trompe) que par la justice je ne puis être ni à Léon ni à vous. Souffrez donc que Bradamante soit à elle-même, puisque vous n’avez voulu qu’elle fût à Roger. Vous la céderiez encore à quelque autre si elle cédait à l’importunité de vos prières et vous vous accoutumeriez peut-être à en faire la récompense de tous les services qu’on vous rendrait. Celui qui a pu non seulement consentir à la voir passer au pouvoir d’un autre mais qui a hasardé sa vie pour cela doit, ce me semble, souffrir plus facilement qu’elle ne soit à personne. Si vous ne m’aimez plus comme il y a beaucoup d’apparence, il vous est avantageux que j’en use ainsi, et s’il vous reste encore quelque étincelle de votre première flamme (ce que je ne pense pas) vous devez être consolé qu’après m’avoir donnée à votre rival comme vous aviez fait, je me trouve pourtant encore en liberté de disposer de moi. Enfin, soit par haine, par amour ou par indifférence que vous ayez agi, vous seriez injuste de murmurer du dessein que je fais de n’être jamais qu’à moi-même. L’amitié de votre rival vous consolera de ce que vous n’aurez plus l’affection de votre maîtresse et la conquête de Léon vous fera sans doute oublier la perte de Bradamante.


EFFET DE CETTE HARANGUE

La douleur et l’étonnement ayant accoutumé d’ôter la parole, il est à croire qu’en cette occasion Roger ne pouvait que difficilement se défendre, principalement contre un ennemi pour lequel il avait tant de respect. Ne murmurez donc point de son silence s’il vous empêche de savoir l’effet de cette harangue et suspendez même votre jugement jusques après la lecture de celle qui la va suivre.


Marphise à Bradamante

Troisième harangue

Argument

Cette illustre sœur d’un illustre frère, je veux dire la belle et vaillante Marphise, s’étant trouvée présente au discours que vous venez de voir et remarquant que la crainte et le respect empêchaient Roger de se défendre, prit elle-même la parole, et contre les sentiments de cette autre belle amazone, elle entreprit de soutenir que l’honneur est préférable à l’amour.



Marphise

Marphise adroite et vaillante,

De la main et de la voix,

Veut, pour la dernière fois,

Combattre encore Bradamante.


Marphise à Bradamante

Roger n’a pas vaincu Bradamante, puisqu’on lui voit encore les armes à la main et que, bien loin de lui céder la victoire, elle veut en disputer le prix à celui qui l’a remportée. Mais comme ce combat a été trop malheureux au vainqueur, puisqu’en vous surmontant il semble avoir perdu votre affection, ce n’est plus à lui à tenter la fortune, c’est à moi à éprouver cette fâcheuse aventure ; c’est à moi à vous attaquer une seconde fois, et à reconquérir pour mon frère ce qu’il ne peut jamais perdre avec justice, si ce n’est que vous teniez la reconnaissance et la générosité pour des crimes, et que les vertus les plus héroïques passent pour de grands défauts dans votre esprit. Vous dites (si ma mémoire ne me trompe) que ce n’est que par la seule raison que vous prétendez disputer le fruit de cette victoire à celui que vous confessez qu’il vous a vaincue. Si la chose est ainsi, l’événement de mon entreprise n’est pas douteux. Si j’avais à combattre votre valeur et votre adresse, je ne me fierais pas à l’équité de la cause que je défends, mais, puisqu’il ne faut employer que la raison contre vous et que vous témoignez la vouloir suivre, je ne mets point en doute que je ne vous persuade facilement que mon frère n’a jamais manqué ni à ce qu’il vous a dû, ni à ce qu’il a dû à la passion qu’il a toujours témoignée. Si j’ose dire tout ce que je pense, je prétends vous faire voir qu’il n’a pas tant obligé Léon qu’il vous a obligée, et que si vous suiviez la souveraine équité, vous le devriez récompenser de tout ce qu’il a fait pour ce prince. Oui, tout ce qu’il a fait contre vous a été fait pour l’amour de vous, et si vous n’êtes vous-même injuste, inhumaine et inexorable, vous vous repentirez de ce que la colère vous a fait dire contre le plus fidèle et le plus généreux amant qui soit au monde. Et pour vous faire voir qu’il n’a pas oublié ce que vous avez fait pour lui, apprenez ce qu’il a fait pour vous ; car je ne pense pas, après les choses que vous lui avez dites, que vous en ayez été bien informée. Vous avez peut-être appris confusément qu’il avait été prisonnier, que Léon l’avait délivré, et sans en savoir nulle particularité, vous avez jugé précipitamment et sans examiner les choses que Roger ne vous aimait plus, que Roger était criminel et que vous étiez en droit de lui manquer de parole. Mais pour vous empêcher de faire cette injustice, sachez qu’après que l’ambition de votre père l’eût porté à préférer la couronne de Léon à la vertu de Roger et que sa cruauté l’eût obligé de vous éloigner de la cour, ce malheureux amant demeura en un état si déplorable que si je pouvais vous le représenter, cela seul suffirait pour justifier tout ce qu’il a fait depuis. Il voyait que le père de sa maîtresse s’opposait à son dessein, il voyait que vous étiez prisonnière à sa considération, il voyait que son rival était un grand prince, il voyait que ce prince était absent et par conséquent qu’il était hors de pouvoir de lui disputer ses prétentions, il voyait même que votre modestie était contre lui puisqu’elle vous empêchait de lui tenir la parole que vous lui aviez donnée, parce que votre père ne le voulait pas. Vous aviez bien assez de générosité pour refuser un empire pour l’amour de lui, mais vous n’aviez pas assez de force pour secouer entièrement le joug de l’obéissance paternelle et pour disposer de vous à son avantage. Cependant, comme il savait que l’honneur est préférable à toutes choses, il ne murmura point de votre procédure, il se plaignit de son malheur, il accusa l’ambition de votre père qui s’opposait à son amour, il s’estima le plus infortuné des hommes, mais il ne trouva point mauvais que pour votre propre gloire vous fussiez capable de détruire toute sa félicité. Étant en ce pitoyable état, c’est-à-dire abandonné de toutes choses jusques à l’espérance, il fit un dessein digne de vous et de lui. Il crut que pour vous mériter il fallait tuer son rival, conquêter son empire et revenir avec la couronne de Léon sur la tête afin que, la mettant à vos pieds, l’ambitieux Aymon ne s’opposât plus à son bonheur. Trouvez-vous, Bradamante, que cette entreprise soit grande et qu’un cœur qui ne vous aurait point aimée eût pu en être capable ? Mais il n’est pas encore temps de comparer ce qu’il a fait pour vous à ce que vous avez fait pour lui. Suivons-le en ce beau dessein et voyons quelles forces il a pour l’exécuter. Selon les apparences, il faut qu’il ait intelligence avec les ennemis de ce prince et qu’il soit assuré d’un puissant secours. Nullement ! Il n’a que son épée, sa propre valeur, la passion qu’il a pour vous et la haine qu’il a pour son rival. Voilà toutes ses forces, voilà tout ce qui le peut secourir. Cependant il entreprend la conquête d’un grand empire, la ruine de l’empereur et la mort même de son fils. Avec cette invention, il passe la Meuse et le Rhin, traverse l’Autriche et la Hongrie et, côtoyant l’Istrie à main droite, fait tant qu’il arrive à Belgrade. Pendant un si triste voyage, l’esprit de Roger n’était rempli que de l’amour de Bradamante et de la haine de Léon ; il songeait qu’il allait délivrer sa maîtresse et perdre son rival ; la longueur du chemin lui était insupportable ; il mourait d’impatience de pouvoir joindre Léon ; il pensait à la manière dont il le voulait combattre ; il faisait dessein de lui tenir toute la rigueur que les lois de l’honneur lui pourraient permettre ; il voulait l’attaquer sans avantage, mais il voulait aussi le combattre sans courtoisie ; le nom de Léon était toujours dans son cœur ; le désir de le vaincre occupait toute son âme ; enfin, la seule mort de Léon était le sujet de son voyage et le terme de tous ses souhaits. En cette pensée il arrive (comme je vous l’ai déjà dit) auprès de Belgrade et, comme il est sur une éminence qui lui permet de découvrir et la ville et la plaine, il voit une armée de cent-mille hommes qui est aux mains avec une de quinze ou vingt-mille et qui la mène battant jusque dans les portes de Belgrade qu’elle défend. Il connaît par les enseignes de l’une et de l’autre que le parti victorieux est celui de Constantin et de Léon, et que ceux qui ont du pire sont les Bulgares qui lui avaient pris cette ville. C’est en cet endroit, Bradamante, qu’il faut voir mon frère et votre amant pour juger et de l’amour qu’il a pour vous et de la haine qu’il a pour son rival. En cette rencontre, il va, ou pour mieux dire il descend comme un torrent dans cette plaine où la bataille se donne. Mais comme les trois passions les plus violentes dont on puisse être capable conduisent son bras, qui sont l’amour, la haine et l’ambition, il y fait des choses que je ne puis vous redire. Partout où il tourne ses armes il porte la mort et la terreur ; il fait des montagnes de corps, des ruisseaux de sang, redonne le cœur aux vaincus, l’ôte entièrement aux victorieux, pousse la chose si avant qu’il fait fuir ceux qui poursuivent les autres et par sa valeur et par son exemple fait changer de parti à la victoire. Cependant il cherche Léon de rang en rang, il l’appelle par son nom et de peur de manquer à le trouver, il attaque tous les Grecs comme si tous les Grecs pouvaient être Léon. Il trouve un prince dont les armes sont plus éclatantes que celles d’un simple cavalier, il l’attaque, il le combat, c’est-à-dire il le surmonte et il le tue, car combattre et vaincre sont une même chose pour lui en cette journée. Mais hélas, que cette victoire lui est funeste ! Néanmoins il n’est pas encore temps d’en parler et il faut que je vous demande auparavant si c’est à Léon à récompenser Roger de tout ce qu’il fait en cette bataille, ou pour mieux dire si ce n’est pas à Bradamante à lui tenir compte de tous les périls où il s’expose pour elle ? C’est pour Bradamante qu’il veut vaincre et c’est Léon qu’il veut combattre ; l’amour qu’il a pour Bradamante lui fait tout entreprendre pour la conquérir et la haine qu’il a pour Léon lui fait tout oser pour le perdre. Sa vengeance ne s’attache pas seulement à sa personne, il hait tous les Grecs pour l’amour de lui et ne sert les Bulgares que parce qu’ils sont ses ennemis. Il couvre la campagne de morts, il répand le sang de ses sujets, il lui arrache la victoire d’entre les mains et pour tout dire il le hait autant qu’il vous aime. Cependant par un caprice de la fortune, il se trouve que vous et Léon faites le contraire de ce que selon l’usage et la raison commune vous êtes obligés de faire. Vous voulez haïr votre amant parce qu’il est généreux et Léon veut aimer son ennemi parce qu’il a défait tous les siens, parce qu’il l’a fait fuir, parce qu’il lui a fait perdre la bataille lorsqu’il était près de la gagner et parce que lui seul lui a fait plus de mal que tous les Bulgares ensemble. Car pour vous apprendre la vérité des choses, pendant que Roger pour l’amour de vous cherchait Léon avec tant d’ardeur pour lui faire voir qu’il vous méritait mieux que lui, pendant qu’il ne songeait qu’à renverser son trône, qu’à lui arracher le sceptre et qu’à lui faire perdre la vie, Léon était sur une éminence d’où il pouvait voir distinctement tout ce qui se passait en son armée. Mais admirez ici un effet prodigieux de la véritable générosité ! Léon qui venait de tuer de sa main le roi des Bulgares et qui croyait n’avoir plus rien à faire qu’à recueillir le fruit de la victoire qu’il venait de remporter, arrivant sur cette éminence dont j’ai déjà parlé, et voyant que durant qu’il avait combattu ce roi, les vainqueurs avaient été vaincus et que les vaincus à leur tour étaient les victorieux, il demeura étrangement étonné, principalement lorsqu’il remarqua que la valeur d’un seul homme en avait défait cent-mille. Il le voyait lui seul porter la terreur et l’épouvante parmi les siens ; il voyait bien par ses armes qu’il n’était pas un Bulgare quoiqu’il combattît pour eux ; il le regardait comme un envoyé du ciel pour exterminer tous les Grecs, tant son courage lui paraissait extraordinaire ; il le suivait de l’œil partout où il portait ses pas et quoiqu’il fût fort affligé de voir périr tous les siens, il craignait toutefois que quelqu’un des siens ne fît perdre la vie à un homme si courageux. D’abord qu’il le vit, il l’admira ; un moment après, il l’aima et conçut une si haute estime de sa personne qu’il fit des vœux contre lui-même pour en faire à l’avantage de son plus mortel ennemi, tant il est vrai que la véritable générosité est désintéressée et tant il est vrai encore que Léon fut le plus vertueux des hommes en cette rencontre. Il ne laissa pas toutefois, malgré son inclination, de vouloir combattre mon frère, quelque redoutable qu’il se fît voir ; mais l’empereur ayant fait sonner la retraite et Roger s’étant dérobé aux Bulgares qui voulaient l’élire à la place de leur roi que Léon avait tué, le premier ne put jamais le joindre et l’autre fut si malheureux qu’il fut pris prisonnier comme il dormait. Cette nouvelle fut bientôt portée à Constantin qui eut une joie incroyable de n’avoir plus à craindre un si redoutable ennemi. Léon en reçut aussi une extrême satisfaction ; il est vrai qu’elle eut une cause bien plus noble, puisqu’elle vint du glorieux dessein qu’il forma de tâcher de se faire un ami d’un homme aussi extraordinaire. Mais la cruelle Théodore, sœur de l’empereur, tante de Léon et mère d’un prince que je vous ai dit que Roger avait tué le jour de la bataille de Belgrade, s’en réjouit encore d’une manière bien différente. Elle se fut jeter aux pieds de l’empereur pour lui demander vengeance de la mort de son fils, elle pleura avec tendresse, elle cria avec désespoir et le supplia si opiniâtrement de lui remettre ce prisonnier entre les mains pour le pouvoir faire mourir qu’à la fin il y consentit. C’est là, Bradamante, c’est là qu’il fallait voir agir Léon pour pardonner à Roger tout ce qu’il a fait pour lui. Cependant le malheureux Roger, étant remis entre les mains d’une mère désespérée, fut à l’instant même jeté dans un profond cachot dont l’obscurité n’est jamais bannie par un seul rayon du soleil. Il y fut laissé tout chargé de chaînes, exposé à la faim et à l’insolence de ses gardes qui avaient ordre de lui faire souffrir chaque jour quelque nouveau supplice jusques à tant que par la rigueur des tourments cette cruelle femme eût la satisfaction de voir expirer celui qui était cause de ses larmes. En ce pitoyable état, de qui pensez-vous que Roger dût espérer du secours ? Il était en un lieu où tout lui était ennemi. Bradamante, Renaud et Marphise ne savaient point son infortune et quand ils l’auraient sue, il leur eût été impossible de l’en retirer ; aussi n’avait-il nulle espérance d’en sortir. Toutes ses pensées n’étaient que pour vous ; il ne regrettait que deux choses au monde : l’une de quitter Bradamante et l’autre de n’avoir pas tué Léon. Encore (disait-il) si j’avais rendu ce dernier service à ma maîtresse, si la mort de mon rival rendait la mienne et plus douce et plus illustre, je m’estimerais moins malheureux et je mourrais avec plus de tranquillité. Comme il était dans une pensée si fâcheuse, il entendit ouvrir les portes de son cachot, il ouït que quelqu’un y descendait, il sentit qu’on lui détachait ses chaînes et apprit enfin, de la bouche de celui qui faisait toutes ces choses, que Léon était son libérateur. Jugez, Bradamante, quel étonnement fut celui de Roger et songez bien, je vous en conjure, ce que vous eussiez été capable de faire si vous eussiez été à sa place. Qui vit jamais une générosité pareille à celle-là ! Léon est neveu de Théodore ; Léon est fils de l’empereur Constantin ; Léon est celui d’entre les mains duquel Roger a arraché la victoire, cependant il méprise la haine de Théodore et l’autorité de son père pour délivrer son ennemi et le retire enfin d’une mort inévitable sans vouloir autre chose de lui que son amitié. Était-il juste de le refuser ? Parlez, je vous en conjure, mais auparavant que de répondre consultez bien votre générosité et souvenez-vous qu’il a sauvé la vie de votre amant et de son ennemi. Je vois bien que vous n’osez absoudre mon frère ni le condamner, et que c’est à moi à vous faire voir qu’il n’eût pas été juste que Roger qui avait surmonté tous les Grecs par sa valeur, se fût laisser vaincre à Léon non seulement en courtoisie (car c’est trop peu dire), mais en bonté, en grandeur de courage et en vertu. Il fallait lui disputer cette victoire puisqu’elle n’était pas moins glorieuse que l’autre ; il fallait se laisser toucher par un si noble exemple et comme Léon avait l’âme assez grande pour délivrer son ennemi, parce que ce n’était pas un homme ordinaire, il fallait que Roger fût assez généreux pour ne haïr pas son rival, puisqu’il était son libérateur. Il est vrai que vous dites que l’amour est une passion qui tyrannise toutes les autres et qui ne peut être comparée à rien, mais sachez que parmi les personnes héroïques la gloire est une belle maîtresse dont la possession donne autant ou plus de jalousie que celle de la plus belle femme de la terre. Ne me dites donc point que l’action de Léon n’était pas aussi difficile à faire que celle de Roger : celui à qui on ôte l’honneur doit pour le moins être autant irrité que celui à qui on dispute une amante. L’ambition fait des rivaux aussi bien que l’amour, et le désir d’acquérir ce noble bruit, qui fait vivre les hommes éternellement, est si fort imprimé dans les âmes courageuses qu’il n’est rien au monde qui leur soit si considérable. Et à parler raisonnablement, je trouve que Roger n’a point eu de tort, lorsqu’il a plutôt songé à se rendre digne de Bradamante qu’à la conquérir ; et il lui est sans doute plus glorieux de l’avoir cédée par générosité, que de l’avoir disputée avec ingratitude. Lorsque Léon, par une bonté qui n’eut jamais d’exemple, fut le retirer du cachot qui allait devenir son tombeau, s’il lui eût proposé de lui redonner la vie à condition qu’il emploierait son courage contre vous, il serait plutôt mort que d’accepter une offre si peu raisonnable. Il aurait regardé Léon moins comme un prince généreux que comme un lâche intéressé qui voulait vaincre sans péril. Mais de la façon dont la chose se passa, il fallait être lâche soi-même pour n’admirer pas un héros qui délivrait son plus cruel ennemi, qui donnait la vie à celui qui lui avait fait perdre toute la gloire qu’il avait acquise, qui lui avait tué un parent fort proche et qui, pour tout dire, l’avait vaincu d’une manière qui ne pouvait être que honteuse, sinon pour lui en particulier, du moins pour sa nation en général. Vous ne devez pas trouver mauvais (si je ne me trompe) que Roger n’ait pas refusé la vie qu’on lui offrait de si bonne grâce et sans autre condition que d’aimer celui qui le délivrait. Vous ne haïssez pas encore assez mon frère pour souhaiter qu’il fût mort plutôt que d’avoir fait ce que vous nommez un grand crime et ce que j’appelle une action très généreuse, et je suis fort assurée que si l’on vous mettait en choix de l’un ou de l’autre, les choses demeureraient au point qu’elles sont. Nous sommes d’un sexe à qui la cruauté n’est pas naturelle et en qui la valeur ne devient jamais brutale. Au reste, lorsque Roger embrassa son rival au lieu de le combattre et qu’il changea le dessein qu’il avait de le tuer en celui de le servir, son intention n’était pas que ce dût être contre vous. Au contraire, comme il savait que Léon n’était amoureux que par votre seule réputation et qu’enfin il ne vous avait jamais vue, il crut que peut-être lui serait-il aussi aisé de cesser de vous aimer qu’il lui avait été facile de ne le haïr point. Cette espérance fut sans doute la plus puissante raison qui le porta à regarder favorablement toutes les grâces qu’il reçut de Léon, mais lorsqu’à quelques jours de là ce prince eut appris le défi que vous aviez fait publier par toute la terre, et que par un excès d’amour il n’eût pu obtenir de lui assez de fermeté pour vous combattre, il fut contraint de changer son espérance en désespoir comme vous saurez bientôt. Toutefois, auparavant que de vous le dire, il faut que je justifie Léon et que je vous fasse repentir de cette raillerie injurieuse que vous avez faite contre lui lorsque vous avez parlé à mon frère. Ne vous imaginez donc pas si Léon n’a point voulu vous combattre que ç’ait été par manque de cœur, car je vous ai déjà dit que ce fut par excès d’amour. Ce prince tout bon et tout généreux ne pouvait se fier à son courage ni à son adresse, ni pour vous conquérir ni même pour vous conserver. Il craignait également de vous vaincre et de ne vous vaincre pas ; il appréhendait d’être surmonté et avait peur que sa victoire ne vous pût être funeste. De sorte que n’osant se fier à lui-même et ayant éprouvé à ses dépens les merveilleux exploits dont mon frère était capable, ce fut à lui qu’il voulut confier la conservation de sa gloire et de votre vie. Ce prince (comme je pense vous l’avoir déjà dit) avait tué le roi des Bulgares à la journée de Belgrade ; il avait gagné la bataille que Roger lui fit perdre et avait fait cent belles actions qui ne vous peuvent permettre de le soupçonner de lâcheté. Vous me direz peut-être qu’en cette occasion je donne un plus beau sentiment à Léon qu’à Roger ; mais auparavant que de répondre à cette objection, voyons de quelle sorte Léon demande l’assistance de Roger et de quelle sorte Roger promet de servir Léon. Vous saurez donc que lorsque mon frère n’attendait plus qu’une occasion favorable d’apprendre à son libérateur qu’il était son rival et qu’il avait été son ennemi, afin de tâcher de le porter à ne penser plus à une si illustre conquête, ce prince le fut trouver avec un visage si triste et si changé que Roger qui l’aimait véritablement en eut de l’inquiétude. Il le conjura dès l’abord de lui engager sa parole de ne lui refuser point son assistance en une occasion d’où dépendait sa vie, sa félicité et sa gloire ; il lui dit que sa couronne et l’empire qu’il attendait seraient plus en sa disposition qu’en la sienne s’il ne le refusait pas ; il lui jura qu’il partagerait ses États avec lui, et lui parla enfin avec tant de tendresse et tant de marques d’une grande confiance et d’une grande douleur que Roger, qui ne pouvait pas en deviner la cause, lui promit absolument et sans réserve de faire tout ce qu’il désirerait de lui. Il crut que ce que Léon n’osait lui dire était que l’empereur ayant su que son fils l’avait délivré, voulait qu’il le remît en prison, ou que peut-être il payât sa rançon et satisfît la vengeance de Théodore par quelque entreprise hardie contre les Bulgares. Comme il ne songeait donc plus qu’à rentrer dans son cachot, Léon lui apprit ce qu’il souhaitait de son adresse et de son courage, mais il le lui apprit avec tant de marques d’amour et lui donna de si puissants témoignages de la passion qu’il avait pour vous, qu’il n’eut plus lieu d’espérer d’obtenir de lui qu’il ne songeât plus à vous conquérir. Imaginez-vous bien, je vous en conjure, en quel état se trouva ce malheureux Roger après cette déclaration. Vous me direz peut-être qu’il n’avait qu’à se découvrir et qu’à se confier à la générosité de Léon qu’il avait déjà éprouvée ; mais c’est parce que Léon avait été généreux qu’il était difficile à Roger de se découvrir. Le moyen, Bradamante, d’aller apprendre à un prince à qui on est redevable de la vie, que l’on a eu dessein sur la sienne, que l’on veut détruire sa félicité, lui enlever sa maîtresse et lui percer le cœur d’un coup de poignard ? Car en cette occasion il n’y avait point à balancer : il fallait ne se découvrir pas, ou en se découvrant se résoudre à combattre celui à qui on devait la vie et la liberté. Il fallait servir un rival ou tuer son libérateur, car après les choses que Léon avait dites à Roger, il n’y avait point d’apparence qu’un homme qui lui avait déjà de si étroites obligations, eût encore l’audace d’espérer qu’en sa considération il quittât une chose qu’il préférait à un empire. Léon avait lieu de croire que Roger lui était assez obligé pour ne lui demander pas une semblable chose, et Roger avait raison de penser qu’en se découvrant il ne pouvait lui arriver que de deux choses l’une, c’est-à-dire de combattre Léon, ce que la générosité ne voulait pas qu’il fît, ou de rentrer dans les fers, et par conséquent vous laisser exposée, et aux armes de Léon, et à celles de tout ce qu’il y a de plus vaillant au monde. Ceux qui disent que toutes les grâces sont enchaînées s’abusent, et il n’y a rien au contraire qui nous doive tant faire craindre d’être refusés que lorsque nous devons déjà beaucoup à ceux à qui nous demandons, mais principalement quand ce que nous leur demandons leur tient lieu d’un trésor inestimable. Demander trop à ceux à qui on doit, est une espèce d’ingratitude ; enfin, selon toutes les apparences Léon aurait refusé Roger, et selon l’état des choses Roger était plus malheureux et plus coupable en se découvrant inutilement qu’en ne se découvrant point, puisque, quoi qu’il arrivât, il se privait du moyen de conserver votre vie. Croyez, Bradamante, croyez que ce n’était pas une affaire que mon frère pût résoudre facilement : d’un côté, il fallait non seulement céder sa maîtresse, mais la combattre pour la donner à un rival ; et de l’autre, il fallait être ingrat, trahir son libérateur, manquer à la parole qu’il avait donnée, s’exposer à rentrer dans les fers et à vous abandonner pour toujours, qui était la seule chose qu’il considérait. S’il ne se découvrait point, il voyait qu’il était le plus malheureux de tous les hommes ; et s’il se découvrait, il savait qu’il était perdu et que vous étiez perdue pour lui. Or, de quelque façon que fût la chose, il était toujours malheureux et paraissait toujours criminel ; car quand il eût pu être qu’en apprenant à Léon qui il était, Léon eût consenti qu’il n’eût pas combattu pour lui, il fallait du moins toujours que Roger, devant autant à ce prince qu’il lui devait, le laissât combattre le premier, et je pense même que vous en êtes tombée d’accord. Mais comme Léon n’osait se fier à son adresse pour la conservation de votre vie (comme je vous l’ai déjà dit), Roger, au contraire, ne voulait fier la conservation de votre vie qu’à lui-même ; et c’est ici (comme je vous l’ai promis tantôt) que je veux répondre à vos objections. Quoi (disait-il en son cœur), je pourrais être le spectateur d’un combat où l’on pourrait tuer Bradamante ! Ha, non, non, il me serait impossible ; je sortirais de la presse, je romprais les barrières de la lice et quand je n’aurais autres armes que mon épée, j’irais la défendre de celui qui l’attaquerait, je deviendrais ingrat, j’oublierais ce que Léon a fait pour moi, je cesserais d’être son ami, je redeviendrais son rival et son ennemi, et pour tout dire je pense que je tuerais mon libérateur. Ne nous exposons point (ajoutait-il) à perdre l’estime de Bradamante en pensant la conquérir ; combattons contre elle afin de combattre pour elle, ne confions sa vie qu’à notre adresse et qu’au désir que nous avons de la conserver ; et puisque nous ne pouvons être ni heureux ni innocent, faisons du moins un crime dont la cause soit si noble qu’elle en fasse excuser l’effet. Combattons en même temps et pour Léon et pour Bradamante, et par un excès d’amour, d’estime, d’amitié, de générosité et de reconnaissance, soyons la seule victime qui apaise le courroux du ciel en cette rencontre. C’était ainsi que le malheureux Roger disputait en son esprit sur une chose si difficile à résoudre que, quand vous-même auriez été de son conseil, vous-même auriez été bien empêchée à conseiller celui que vous accusez de peu d’affection, d’injustice et d’inhumanité. Comme amante que vous êtes, vous ne lui auriez pas persuadé de faire ce qu’il a fait ; comme prudente que je vous crois, vous n’auriez pas voulu qu’il eût fait un crime inutilement ; et comme généreuse et pitoyable que vous devez être, vous n’eussiez sans doute pas consenti que Roger eût tué son libérateur de la même main qu’il venait d’ôter des fers. Mais (me direz-vous) Léon était son rival, mais (vous répondrai-je) Roger était son obligé ; selon vos maximes, l’amour voulait qu’il oubliât tout, et selon les miennes, l’honneur voulait qu’il n’oubliât rien pour ne ternir pas sa gloire. C’est une erreur de penser qu’il faille cesser d’être généreux dès qu’on commence d’aimer, et qu’il soit permis d’être criminel envers tout le monde et envers soi-même afin d’être innocent envers sa maîtresse. Si elle a l’âme grande, la vertu ne lui paraîtra jamais un vice. Elle aimera aussi longtemps que son amant sera vertueux, mais dès qu’il cessera de l’être, elle cessera de l’aimer. Et quoi que vous puissiez dire, vous ne seriez pas bien aise que mon frère eût fait une lâcheté. En effet, si pour être amoureux il fallait renoncer à tous les sentiments de la nature et de la raison, si pour aimer une seule personne il fallait haïr toute la terre, le ciel serait injuste d’avoir rendu les hommes sensibles à cette passion. Il n’y en aurait point dont la vertu se pût dire solidement établie ; l’amour serait le prétexte de tous les crimes : on pourrait tuer son père, trahir sa patrie, empoisonner ses amis et porter le feu par tous les coins du monde impunément et avec gloire pourvu que l’on dît, c’est l’intérêt de la personne aimée qui me fait agir de cette sorte. Ha, non, non, Bradamante, l’amour est une passion trop noble pour inspirer de si lâches sentiments ; et si vous écoutiez bien votre cœur et votre raison, vous trouveriez que votre bouche les a trahis lorsqu’elle a maltraité Roger, parce qu’il vous a aimée d’une amour si pure et si héroïque qu’il n’a su se résoudre pour son intérêt particulier ni de commettre le soin de votre vie à un autre, ni de s’exposer à perdre votre estime en faisant l’action d’un lâche et d’un ingrat, ni de trahir en même temps et Léon et Bradamante et Roger. Car ne me dites point qu’il a hasardé votre vie en combattant contre vous, puisque je suis bien informée que dans le même temps que vous tâchiez de rendre vos armes plus tranchantes, lui, au contraire, employait toute son adresse à émousser le tranchant des siennes et de la façon dont il en avait usé, il n’eût pu même vous blesser quand il en eût eu l’intention. Il cherchait moins à vous vaincre qu’à vous conserver et il n’est pas assez malheureux pour croire que vous ne l’ayez point remarqué. Que si l’on eût demandé à Roger pourquoi il combattait en cette occasion, il n’aurait pas tant eu de peine à répondre que vous le croyez. C’est parce que je ne puis être heureux (aurait-il dit), c’est pour empêcher ma maîtresse de tuer mon libérateur, c’est pour empêcher mon libérateur de pouvoir tuer ma maîtresse, c’est pour m’acquitter de ma parole, c’est pour ne ternir pas mon honneur, c’est pour n’être ni lâche ni ingrat, mais principalement pour défendre Bradamante. Oui, c’est là le véritable sujet qui me fait combattre : tant que j’aurai seul les armes à la main contre elle, sa vie est en sûreté ; je parais comme son ennemi, mais je suis pourtant son amant, et quoique je doive beaucoup à Léon, c’est toutefois plus pour elle que pour lui que je combats. Voilà, injuste fille que vous êtes, ce que le malheureux Roger aurait répondu à ceux qui auraient voulu savoir ses intentions ; et voilà par où je vous fais voir (comme je m’y étais engagée) que les sentiments de Roger n’étaient pas moins beaux que ceux de Léon. Mais (me direz-vous encore) j’ai pu le tuer de ma propre main. Ha, peu savante que vous êtes dans les sentiments qu’une amour violente inspire ! Ignorez-vous encore que puisque le malheur de Roger voulait qu’il ne pût vivre heureux, il y eût eu quelque douceur pour lui à mourir de votre main et à expirer à vos pieds ? Votre douleur eût consolé la sienne, vos larmes eussent payé tout le sang qu’il aurait répandu, et la mort qu’il aurait soufferte, et par vous et pour vous, ne lui aurait point été rude. La vue de la personne aimée doit modérer toutes les douleurs, mais l’intérêt de la personne aimée ne doit point autoriser tous les crimes. Si Roger (comme je pense vous l’avoir déjà dit) eût pu imaginer quelque voie par laquelle, sans vous exposer, il eût pu conserver l’espérance de vous posséder, il eût peut-être été un peu moins généreux, et je ne sais si sa vertu aurait été assez forte pour ne succomber pas en cette occasion. Mais voyant que de quelque façon que fût la chose, il n’y avait point d’espoir pour lui, pourquoi voulez-vous qu’il ait eu tort de conserver votre vie en ne la hasardant pas ? pourquoi ne trouvez-vous point bon qu’il ait servi celui qui l’avait tiré des fers ? et pourquoi trouvez-vous mauvais (puisqu’il n’y avait plus de part à Bradamante) qu’il ait fait au moins que Bradamante demeurât entre les mains du plus vertueux des hommes et du plus cher de ses amis ? Il espérait que vous pleureriez ensemble et son malheur et sa perte, et s’imaginait que l’empire et la couronne de Léon vous seraient agréables pour ce que, en quelque façon, vous tiendrez l’un et l’autre de sa main, car il ne doutait pas qu’en cette rencontre l’ambitieux Aymon ne vous obligeât à les accepter comme lui-même vous en eût conjurée. Au reste, on ne peut pas soupçonner Roger d’avoir changé de sentiments pour vous : ce n’a été ni par inconstance, ni par défaut d’affection qu’il a fait une chose si extraordinaire ; lorsqu’il vous combattait, il était bien assuré que s’il échappait à l’adresse de vos armes, il n’échapperait pas à sa douleur ; il savait qu’en gagnant la victoire il perdrait Bradamante, et qu’en perdant Bradamante il perdrait la vie. Comme en effet si Léon ne la lui eût conservée une seconde fois, sa mort aurait justifié toutes ses actions, vous n’auriez que de l’amour et de la douleur, et la colère n’obscurcissant point la clarté de votre jugement, vous auriez plaint le reste de vos jours celui que vous accusez avec tant d’injustice. Mais pour changer vous-même vos sentiments, suivez-le dans cette obscure forêt et dans cette effroyable solitude où il va chercher la mort après vous avoir vaincue. Écoutez-y ses plaintes et ses soupirs ; considérez-y son désespoir et sa fureur ; et admirez en lui tout ce que l’amour, l’amitié, la reconnaissance et l’honneur peuvent faire penser de plus beau et de plus généreux. Il y a des moments où il se repent de ce qu’il a fait ; il y en a d’autres où il hait son libérateur ; un instant après, il aime son rival ; ensuite, il vous adore et vous demande pardon, quoiqu’il sache bien qu’il n’est pas coupable. Mais en quelque lieu qu’il aille et de quelque côté qu’il tourne ses pensées, il voit toujours Bradamante sans la voir : il la voit affligée (ce lui semble), il la voit sur le trône, il la voit pleurer sur son tombeau. Toutefois, de quelque façon qu’il la voie, rien ne lui est si agréable que de se la représenter encore les armes à la main contre lui. Oui, Bradamante, il vous rend grâces de tous les coups que vous lui avez portés et de toutes les blessures que vous lui avez voulu faire. Il met cela au nombre des plus grandes faveurs qu’il pouvait jamais recevoir de vous, et pour vous satisfaire et se satisfaire lui-même, en vous faisant voir que s’il a paré les coups qui partaient de votre main, ce n’a pas été pour conserver sa vie, le voilà qui se prépare à la mort. Voyez sur son visage toutes les marques d’une véritable douleur et d’un extrême désespoir. Serez-vous moins généreuse que Léon, après avoir entendu ses plaintes comme lui et vu comme l’amour a déjà peint la mort dans ses yeux ? Prenez garde à ce que vous allez dire ; Léon en le laissant mourir gagnait une maîtresse et perdait son ancien ennemi et son rival, mais pour vous, vous ne pouvez perdre Roger que vous ne perdiez le plus fidèle et le plus généreux amant qui fut ni qui sera jamais. Parlez-donc, Bradamante, parlez, mais ne parlez pas précipitamment ; songez qu’il s’agit de votre gloire et de votre félicité ; vous n’avez rien de si difficile à faire que Roger et Léon n’aient encore fait davantage. Le premier n’a pas besoin de vous faire souvenir qu’il a pu cesser de haïr son rival, parce qu’il était son libérateur. Puisque cette générosité est ce qui le fait paraître criminel auprès de vous, il suffit donc que je vous fasse voir que Léon a beaucoup plus fait que vous ne pouvez faire. En la première occasion, il a redonné la vie à son ennemi, il a vu sa victoire sans haine et sans jalousie, il a aimé celui qui avait répandu son propre sang en tuant le fils de la cruelle Théodore et il a tiré des fers et du tombeau celui qui avait fait tous ses efforts pour l’y faire descendre. Mais si en cette première rencontre, il donna la vie à son ennemi, en la seconde, il la donne non seulement à son ennemi mais à son rival. S’il l’eût laissé périr dans les chaînes, sa mort ne lui pouvait causer autre avantage que de le délivrer d’un homme dont la valeur lui avait été si nuisible ; ou au contraire en le laissant étouffer par sa propre douleur, Léon perdait un rival et conservait une maîtresse. Cependant, parce qu’il est véritablement généreux, il préfère son honneur à sa passion, il ne veut pas que l’amour lui fasse commettre une faute ; il veut que, comme l’ambition ne l’a pas empêché de sauver la vie à Roger lorsqu’il ne lui était point obligé, l’amour aussi ne lui fasse pas faire une lâcheté après avoir connu ce que Roger avait fait pour lui. Soit qu’il le regarde comme son ennemi, comme son rival, comme son ami ou comme un homme extraordinaire, il ne veut pas lui céder en vertu. Il aime mieux lui céder Bradamante que de n’être pas digne de Bradamante, et il aime mieux perdre sa félicité que de l’établir par des voies injustes. Il pouvait sans honte ne tirer pas Roger des fers, mais il ne pouvait sans ingratitude le laisser périr en cette occasion. Aussi n’a-t-il pas été capable d’un si lâche sentiment : il l’a aimé plus ardemment qu’il ne faisait auparavant ; il lui a cédé de bonne grâce le prix de la victoire qu’il avait remportée ; il l’a consolé ; il l’a retiré des mains de la mort et l’a ramené aux pieds de sa maîtresse. Jugez après cela si Roger avait sujet d’estimer Léon ? voyez s’il s’était trompé en son choix ? et s’il eût été juste d’être ingrat envers un prince si reconnaissant ? Au reste, l’action qu’il a faite de venir lui-même découvrir la vérité de la chose à l’empereur et à toute la cour, fait assez connaître que ce n’a pas été par manque de cœur qu’il a eu recours à la valeur d’autrui ; jamais un lâche n’aurait eu cette hardiesse. Mais pour lui, comme il sait que ce n’a été que par un excès d’amour qu’il en a usé ainsi, il ne craint point de le publier. Et puis Roger sait assez en quel état il trouva les Bulgares lorsqu’il arriva dans leur camp, pour être un témoin irréprochable de la valeur de ce prince. Après cela, je pense que vous ne pouvez pas dire que Léon n’ait beaucoup fait pour Roger : il lui a donné la vie, la liberté et sa maîtresse. Il a fallu qu’il ait combattu dans son cœur l’ambition, la haine, l’amour et la jalousie ; il a fallu qu’il ait servi son ennemi et son rival, et qu’il ait détruit sa propre félicité pour établir la sienne. Pour vous, Bradamante, vous n’avez qu’à rendre justice à mon frère, vous n’avez qu’à recevoir favorablement un amant qui vous adore et, si je l’ose dire, vous n’avez qu’à écouter vos propres sentiments. Non, quoique la colère vous ait fait mêler beaucoup d’aigreur à vos plaintes, vous ne haïssez point encore Roger. Lorsque vous avez parlé à lui, vous avez nommé Théodore, la cruelle Théodore, et cela sans doute parce qu’elle a pensé causer sa mort. Ne l’imitez donc pas, je vous en conjure, et ne soyez pas encore plus cruelle qu’elle ne l’a été. Pour peu que vous la soyez, vous la serez davantage ; car enfin, Roger avait fait perdre la victoire à l’empereur son frère et lui avait tué un fils ; mais pour vous, qu’avez-vous à lui reprocher ? si ce n’est que Roger est le plus généreux des hommes ; qu’il n’a pu tuer celui qui lui avait sauvé la vie ; qu’il n’a pu manquer de parole à celui qui l’avait tiré des fers ; qu’il a combattu Bradamante de peur de l’exposer aux armes d’un autre ; qu’il a eu plus de soin de sa conservation que de la sienne ; qu’il a choisi la mort plutôt que de survivre à la perte de sa maîtresse ; que son honneur lui a été plus cher que toutes choses ; et que, ne pouvant être heureux, il a mieux aimé mourir que de vivre avec infamie. Voilà, Bradamante, tous les crimes dont mon frère peut être accusé, mais, si ce sont des crimes, ils sont d’une nature à éterniser la mémoire de celui qui les a commis. Ne ternissez donc pas la vôtre par une injustice effroyable et ne déniez pas à mon frère le prix de la victoire qu’il a remportée. De quelque façon que vous preniez la chose, il demeure constant que vous avez combattu, que vous avez été vaincue, et que par conséquent, selon les lois que vous-même vous êtes imposées, vous appartenez au victorieux, quel qu’il puisse être. Vous dites vous-même que Léon ne peut avoir de droit en une action où il n’a point eu de part. À qui donc sera Bradamante et que deviendront les lois qu’elle a faites ? aimera-t-elle mieux que quelque inconnu vienne la combattre et la vaincre ? ou veut-elle que Roger, fort de ses propres armes, la combatte encore une fois ? Non, je ne pense pas qu’elle le veuille, et malgré son injuste colère et son ressentiment, souvenir de ce qui s’est passé en cette journée lui a donné trop d’inquiétude pour croire qu’elle voulût s’exposer à voir encore mon frère comme un ennemi. Car si c’est pour lui céder la victoire qu’elle veut combattre, il vaut mieux ne combattre point ; et si c’est pour la disputer effectivement, elle n’a qu’à commander à Roger de se faire mourir de sa propre main sans y employer la sienne, ou pour mieux dire, elle n’a qu’à l’abandonner à sa propre douleur. Mais encore une fois, songez bien à ce que vous allez faire et souvenez-vous que si vous eussiez tué le libérateur de Roger, vous eussiez pleuré sa perte, ou que si Roger lui eût fait perdre la vie, vous l’auriez accusé d’ingratitude et de cruauté, au lieu que vous ne pouvez l’accuser que d’être trop généreux. Ô, que cet amant est digne de Bradamante, pourvu que Bradamante ne se rende pas indigne de cet amant ! Pour juger encore mieux de l’action de Roger, imaginez-vous qu’il vienne de sortir du cachot, et que malgré une obligation si étroite, il persiste encore dans le dessein de tuer Léon. Imaginez-vous (dis-je) qu’étant bien informée de la vérité de la chose, vous arriviez auprès de Roger comme il a terrassé Léon à ses pieds et comme il est prêt de lui passer son épée à travers le cœur : dites en vérité ne lui retiendriez-vous pas le bras ? n’accuseriez-vous pas Roger de brutalité et d’ingratitude ? et ne trouveriez-vous pas qu’il aurait terni sa gloire ? Votre silence me fait assez connaître que vous sauveriez la vie à Léon et que votre premier sentiment serait d’accuser Roger. Pourquoi donc trouvez-vous mauvais qu’il ait fait ce que vous auriez fait vous-même ? Mais vous me direz qu’il vous a combattue, il est vrai, et je vous dirai même qu’il a eu de l’impatience de vous combattre. Lorsqu’il sut par Léon que vous aviez envoyé des cartels par toute la terre, pareils à celui qu’il lui montra, il eut une telle peur de n’arriver pas le premier qu’il pressait plus Léon que Léon ne le pressait, tant le besoin de conserver votre vie lui était cher. Il craignait que quelqu’un ne le devançât ; il appréhendait que vous ne fussiez blessée par ceux à qui le désir de vaincre pouvait faire perdre le respect en cette rencontre, et puisqu’il lui était absolument impossible d’être à vous, il voulait du moins se sacrifier pour vous. Ne lui refusez donc pas ce que son zèle, son amour et sa valeur demandent à Bradamante ; accordez votre amitié à Léon comme au libérateur de votre amant et redonnez votre affection à Roger comme à l’homme du monde qui la mérite le mieux. Votre inclination vous y porte ; la raison vous le conseille ; la vertu vous le permet ; l’honneur vous le commande ; la générosité de Léon vous en sollicite ; l’ambition de votre père l’accorde à la couronne de Bulgarie que mon frère n’a acceptée que pour la mettre à vos pieds et de là sur votre tête ; les lois que vous avez faites vous y contraignent ; votre propre gloire le veut ; et Marphise vous en conjure.


Effet de cette harangue

À prendre les choses selon le sens historique, si cette harangue avait été faite, on ne pourrait pas douter qu’elle n’eût persuadé Bradamante, puisqu’elle épousa Roger ; mais à la considérer comme une allégorie, c’est au lecteur à m’apprendre s’il en est lui-même persuadé. Beaucoup ont désapprouvé l’action de Roger ; tous ont condamné celle de Léon ; j’ai défendu l’une et l’autre, et blâmé le silence de Bradamante que personne ne blâmait ; et par là j’ai tâché de faire voir que si l’Arioste est coupable, ce n’est pas peut-être par l’endroit qu’on l’en accuse.


Laodamie à Protésilas

Quatrième harangue

Argument

Comme les Grecs étaient sur le point de partir pour aller au siège de Troie, un oracle assura que le premier d’entre eux qui toucherait le rivage des ennemis y mourrait indubitablement. Un si funeste présage épouvanta presque tout le monde, mais entre les autres, Laodamie, femme de Protésilas, en eut une frayeur extrême. De sorte que pour éviter un si grand malheur, elle essaya de persuader à son mari que l’on doit se conserver pour la personne aimée.



Laodamie

Crains la fortune ennemie,

Malheureux Protésilas ;

Ne crois ton cœur, ni ton bras,

Crois plutôt Laodamie.


Laodamie à Protésilas

Vous voulez donc m’abandonner, mon cher Protésilas ? Et non content de vous séparer de moi, vous avez encore l’inhumanité (s’il faut ainsi parler) de me venir dire que la mer est tranquille, que toutes les galères sont prêtes à faire voile, qu’on n’attend plus que vous à partir et que le vent est propice. Mais hélas, s’il est favorable aux Grecs, qu’il est contraire à Laodamie ! Oui, seigneur, je l’avoue aujourd’hui, j’ai fait autant de vœux pour obtenir la tempête afin de retarder votre départ que les autres ont accoutumé d’en faire pour obtenir le calme durant un orage. Cependant, malgré mes prières et mes sacrifices, je vois que les flots et les vents conspirent ma perte, et s’en vont vous enlever d’auprès de moi. Ne me les nommez donc plus favorables, je vous en conjure, puisqu’ils vont vous éloigner de ce que vous aimez, et de ce qui vous aime. La terre où vous allez vous est ennemie, celle que vous quittez est à vous et vous y laissez une partie de vous-même en m’y laissant. Plaignez-vous donc, comme je fais, de la tranquillité de la mer ; n’appelez plus propices ces vents impitoyables qui vont vous arracher d’entre mes bras ; souhaitez la tempête si vous me voulez obliger, et ne craignez rien tant que d’arriver aux lieux où vous désirez aller. Toutes les fois que l’image de cette funeste guerre que vous allez porter si loin de nous, me repasse en la pensée, je sens une douleur si forte que je ne la puis exprimer, et sans bien raisonner sur les choses, les seuls noms d’Ilion, de Ténédos, de Xanthe, et de Simoïs me sont si effroyables qu’ils me remplissent le cœur d’étonnement et de crainte à les entendre seulement prononcer. Ô dieux, pourquoi faut-il que la faute d’Hélène me soit funeste ? que parce qu’elle est coupable, il faille que je sois punie ? et que parce qu’elle a quitté son mari, il faille que mon mari me quitte ? Si vous alliez, généreux prince, vous exposer à tous les périls de la guerre avec intention de vous rendre maître de tout le monde et d’élever un trophée à votre gloire de tous les sceptres et de toutes les couronnes de l’univers, on pourrait dire que le fruit de la victoire mériterait qu’on se donnât la peine de la remporter. Mais de penser que vous n’ayez autre intérêt en cette affaire que de ramener une fugitive et une inconstante à Ménélas son mari, c’est ce qui vient à bout de toute ma patience et de toute ma raison. Tous les princes grecs qui le suivent en ce dessein seront-ils bien glorieux de cette conquête quand ils l’auront faite ? Peut-être ne la feront-ils pas ; peut-être même que la guerre sera assez longue pour faire qu’ils redonnent Hélène à Ménélas, sans beauté comme sans vertu et par conséquent sans mérite. Ha ciel, puis-je espérer de vous revoir à la fin de ce malheureux voyage ? Je le veux et je ne le puis ; l’espérance et la crainte se combattent dans mon cœur, et quoi que je puisse faire, la dernière est toujours plus forte que l’autre. Je crains votre départ, je désire votre retour, et cependant je n’ose quasi l’espérer. Je sens une frayeur secrète, qui m’agite et qui me tourmente et, sans pouvoir dire ce que je crains, je sens enfin que je crains quasi tout et que je n’espère rien. J’appréhende, durant votre navigation, tout ce qui peut arriver à un malheureux, et dans les sentiments où je suis, je crains également pour vous et le naufrage et le port. Mais au milieu de tant de sujets de frayeur que mon imagination me présente, je crains plus que tout je ne sais quel Hector, que l’on m’a dit être si vaillant que même Pâris en parlait à Hélène, bien qu’il ne soit guère ordinaire qu’un Amant vante un autre homme à sa maîtresse. Et quoique votre valeur me soit assez connue, je ne puis toutefois m’y assurer. Ce nom d’Hector me demeure incessamment empreint dans le cœur, et sans en pouvoir détacher ma pensée, je me suis figuré un fantôme effroyable de ce Troyen, qui ne me quitte presque jamais. C’est pourquoi, ô mon cher Protésilas, évitez la rencontre de cet Hector, quel qu’il puisse être ; gravez son nom en votre mémoire et songez encore, pour votre intérêt, et pour le mien, que plusieurs Hectors se trouvent en cette guerre. Souvenez-vous donc, toutes les fois que vous irez au combat, de ne songer pas tant au gain de la victoire, qu’à ma conservation qui est inséparable de la vôtre ; épargnez votre sang, afin d’épargner mes larmes ; ou pour mieux dire encore, épargnez votre vie, pour épargner la mienne. Que Ménélas combatte en désespéré, je ne m’y oppose pas : il est tout ensemble amant, mari, ennemi et offensé. Qu’il aille donc ravir avec violence celle que Pâris lui a ravie volontairement ; qu’il attaque ce traître avec fureur ; qu’il le combatte avec opiniâtreté ; et qu’il le surmonte en armes, puisqu’il le surmonte en vertu et en l’équité de sa cause. Qu’il hasarde (dis-je) tout son sang, pour réparer son honneur ; la générosité et la raison y consentent ; mais pour vous, mon cher Protésilas, il n’en doit pas aller ainsi. Car si Ménélas doit combattre en désespéré pour reconquérir Hélène, vous devez combattre avec prudence pour conserver Laodamie. Ne me refusez donc pas la prière que je vous fais de prendre un soin extraordinaire de la conservation de votre personne. Ce que je veux de vous n’est ni difficile ni injuste ; c’est un sentiment que la nature inspire, que la raison approuve, et que l’amour que vous avez pour moi vous doit donner. Encore une fois, ne me refusez pas, je vous en conjure, si vous ne voulez que je doute de votre affection, si vous ne voulez accroître mes inquiétudes, et si vous ne voulez que je meure, non seulement avant votre retour, mais avant votre départ. Ô Pâris ! ô Hélène ! ô Ménélas ! Que votre amour, votre fuite et votre vengeance me préparent d’étranges douleurs ! On dit, mon cher mari, que l’oracle menace d’une tragique destinée celui d’entre les Grecs qui descendra le premier sur le rivage de Troie. Ô dieux, qui peut être celle d’entre les femmes grecques qui répandra les premières larmes pour la mort de son époux ? Et qui peut être ce généreux infortuné qui fera pleurer cette infortunée ? Veuille le ciel détourner un si funeste présage de dessus la tête de Protésilas. Mais pourquoi m’inquiéter d’une chose que vous pouvez éviter ? En cette occasion, (généreux prince), vous pouvez être maître de votre destin : faites que votre galère n’approche du rivage que lorsque toutes les autres auront déjà jeté les ancres, ne descendez que le dernier de tous ceux que vous conduirez et ne vous exposez pas à être la première victime immolée à la fureur des dieux protecteurs de Troie. Cette terre où vous allez n’est pas votre patrie ; ne vous hâtez donc point d’y descendre, si vous ne voulez irriter le ciel, en méprisant les oracles. Et au contraire, lorsque vous reviendrez, faites que votre galère devance toutes les autres, qu’à voiles et à rames elle vous ramène au port, et que vous soyez le premier des Grecs qui nous annonce la victoire. Ce sera en ce bienheureux temps, (mon cher seigneur), que les périls que je crains aujourd’hui me donneront de la joie, voyant que vous les aurez évités, et sans m’informer toutefois des plus beaux événements de cette guerre, vous me rendrez compte seulement de la douleur que vous aura causée mon absence, des souhaits que vous aurez faits pour votre retour, des soins que vous aurez eus de vous conserver pour moi, de tout ce qui vous regardera directement et de tous les sentiments de tendresse que l’amour vous aura donnés durant le voyage de Troie. Mais hélas, le nom de cette funeste ville ne me revient pas plutôt en la mémoire que le trouble et l’inquiétude me reviennent dans le cœur ! Je cesse d’espérer et je recommence de craindre ; je revois le fantôme d’Hector qui semble vous poursuivre et me menacer, et quoique je connaisse bien que ces fausses visions sont un pur effet de ma crainte et de ma douleur, elles ne laissent pas de me donner une véritable affliction. Encore si je vous pouvais suivre à la guerre, ou que vous et moi fussions nés dans l’empire de Troie, je serais moins malheureuse que je ne la vais être, car comme je ne serais pas éloignée de vous, je vous armerais de mes propres mains et vous redisant tous les jours les mêmes choses que je vous dis aujourd’hui, peut-être qu’enfin elles feraient plus d’impression en votre âme. Et soit que vous fussiez vainqueur ou que vous fussiez vaincu, j’aurais toujours cet avantage, de partager également votre bonheur ou votre infortune. Oui, quand même les dieux auraient résolu votre perte, j’aurais du moins cette triste consolation que nos cendres seraient mêlées ensemble. Mais de la façon qu’est la chose, il faut que vous partiez et que je demeure ici ; il faut que tous les moments de votre absence me soient funestes et que par l’incertitude où je serai de votre vie, la mienne soit la plus malheureuse qui fut jamais. Quand le voyage que vous allez entreprendre ne serait causé que par votre seule curiosité, que la paix serait établie par tout l’univers, que cet Hector que je redoute tant ne serait pas en l’être des choses, que cet oracle qui menace un je ne sais qui d’entre les Grecs n’aurait point été rendu, et que j’aurais la parole des dieux mêmes pour assurance de votre retour, votre seul éloignement ne laisserait pas de me faire répandre des larmes et de m’affliger avec excès. Jugez donc (mon cher Protésilas), quelle douleur peut être la mienne de voir que non seulement vous vous éloignez de moi, mais de voir encore que vous allez en un lieu où tout vous est ennemi, où le fer et le feu seront employés contre vous, où l’on fait des vœux et des sacrifices pour votre perte, où l’on ne vous attend que pour vous combattre, où le port peut vous être un écueil, où l’on vous peut faire porter des chaînes, où vous pouvez être blessé, et ce qui m’est le plus effroyable où vous pouvez trouver la mort. Jugez donc, mon cher Protésilas, si une personne qui aurait besoin de consolation pour votre absence seulement, est capable d’en pouvoir trouver en une si fâcheuse rencontre ? Non, certes, cela n’est pas possible ; aussi vous puis-je assurer que je n’en chercherai point. Ma douleur me tiendra lieu de toutes choses : les habitants de la ville de Philacé seront témoins de mes inquiétudes, les autels de toute la Thessalie seront chargés de mes offrandes, et tous vos sujets verront que les larmes et les soupirs seront mes seules occupations. Enfin, quoi que vous puissiez endurer en ce siège, je suis bien assurée de souffrir encore davantage. Mon esprit vous suivra par toute la terre et, comme il n’est point de malheur que je n’appréhende pour vous, on peut dire que j’éprouverai non seulement tous ceux qui vous arriveront, mais tous ceux encore qui ne vous arriveront pas et qui vous pourraient arriver. Il me semble déjà, qu’oubliant mes larmes et mes prières et méprisant l’oracle des dieux, je vous vois emporté de votre valeur, descendre le premier sur le rivage et chercher cet Hector, comme la plus noble matière d’exercer votre générosité. Il me semble (dis-je) que s’entendant appeler par vous, il vous cherche comme vous le cherchez, qu’il se montre, qu’il vous combat, et que tantôt vainqueur et tantôt vaincu je vous vois aux prises avec un si redoutable ennemi. Pardonnez-moi, mon cher Protésilas, si par de si funestes présages je vous dis le dernier adieu ; craignez, généreux prince, craignez afin de diminuer mes craintes. Ne vous fiez ni en votre adresse, ni en votre cœur, et pour éprouver la fortune heureuse, ne la tentez pas trop souvent. La témérité ne peut jamais être une vertu : l’événement la justifie quelquefois dans l’esprit des peuples, mais non pas dans celui des sages. Toutes les fuites ne sont pas honteuses et il est même des retraites honorables. Ne vous opiniâtrez donc point dans les combats où vous vous trouverez ; ne songez pas tant à vaincre, qu’à vous empêcher d’être vaincu et ne pensez pas tant à ôter la vie à vos ennemis qu’à conserver la vôtre. C’est là, seigneur, c’est là ce précieux trésor que je vous donne en garde ; c’est ce que je confie à votre courage, à votre adresse et à votre prudence ; c’est de quoi je veux que vous me rendiez un fidèle compte et c’est enfin le seul fruit que je vous demande de la victoire. Car que m’importe qu’Hélène demeure entre les mains de Pâris, ou qu’elle revienne entre celles de son mari ? Si Protésilas est vaincu, tous les Grecs sont vaincus pour Laodamie ; ou si, au contraire, Protésilas est vivant, tous les Troyens ont du pire et la victoire est à nous. Vous me tenez lieu d’amant, de mari, de roi et d’empire tout ensemble ; jugez donc après cela ce que vous devez faire pour vous conserver pour moi ? Imaginez-vous ce que vous feriez, si j’étais (non pas femme de Pâris comme Hélène, car je ne puis même supporter que cela pût être ainsi), mais imaginez vous (dis-je) que je suis captive dans Troie, qu’Hector m’a mise à la chaîne ; qu’en ce pitoyable état, vous me voyez sur les murailles de la ville, regarder un combat où vous êtes ; que même cet Hector a un poignard à la main, prêt de me l’enfoncer dans le cœur ; que feriez-vous lors, Protésilas, pour me délivrer ? Toutes choses, généreux prince. Oui, je le vois assez dans vos yeux, ne vous expliquez donc pas davantage. Vous exposeriez votre vie ; vous prodigueriez votre sang ; vous viendriez seul attaquer les murailles, si personne ne vous voulait suivre ; que si vos efforts étaient vains, vous auriez recours à des larmes ; vous demanderiez les chaînes qui m’attacheraient ; vous souhaiteriez recevoir en votre sein le coup de poignard qui me devrait percer le cœur ; vous jetteriez vos armes pour impétrer ma grâce ; vous vous feriez l’esclave de votre ennemi et il n’est rien enfin que vous ne fussiez capable de faire. Or, seigneur, j’ai à vous dire que Laodamie est dans votre cœur ; c’est là qu’il faut la défendre du poignard d’Hector ; c’est en cette occasion qu’il faut faire toutes choses pour la conserver, et que par raison et par amour il faut ne l’exposer pas légèrement. Vous devez votre assistance à Ménélas (je l’avoue), vous êtes Grec, vous êtes prince, vous êtes son ami et vous êtes généreux. Mais si vous devez servir Ménélas contre les Troyens, vous devez servir Laodamie et contre les Troyens et contre les Grecs et contre Ménélas et contre toute la terre. Le premier devoir emporte tous les autres et l’intérêt de la personne aimée ne peut être mis en comparaison avec celui d’aucun prince, quel qu’il puisse être. La gloire est la seule chose que l’on doit aimer autant qu’elle et que l’on peut quelquefois préférer à elle. C’est pourquoi, comme je ne vous demande rien de lâche ni rien d’injuste, vous ne me pouvez refuser sans cruauté et sans injustice. Conservez-vous donc et promettez-moi de suspendre une partie de votre valeur, de peur qu’elle ne vous soit funeste. Les hommes courageux font fuir les faibles, mais pour l’ordinaire ils irritent les vaillants comme eux. Une partie des traits qu’ils lancent sur la tête de leurs adversaires rejaillissent sur eux-mêmes, la gloire qu’il y a de les vaincre fait qu’on s’expose plus facilement à les attaquer, et les moins hardis, quand on les met au désespoir, sont capables de faire par la crainte ce qu’ils ne peuvent faire par leur propre générosité. N’irritez donc pas les uns et ne désespérez pas les autres, si vous ne voulez succomber sous le nombre de vos ennemis. Je vois bien, mon cher Protésilas, que vous voyez mes larmes avec tendresse. Mais je vois bien aussi, que vous n’écouterez pas mes raisons avec dessein de vous en servir. Vous aimez sans doute Laodamie plus que vous même, mais vous aimez l’honneur plus que Laodamie. Vous croyez que ce n’est pas assez de combattre en homme ordinaire et qu’il faut que vous combattiez en héros. Vous croyez (dis-je) que ce n’est pas assez de vous bien défendre et que vous devez encore attaquer ; car, persuadé que vous êtes que l’excès de valeur ne peut jamais être blâmable, vous voulez aller plus loin que tous les autres n’ont jamais été. Ne vous abusez point, toutefois, mon cher Protésilas, il y a des bornes à toutes choses, et l’excès au contraire change presque toutes les vertus en vices : les libéraux deviennent prodigues, dès qu’ils donnent sans règle et sans jugement, et les vaillants téméraires, quand ils s’exposent sans conduite et sans raison. L’extrême courage approche de la fureur et la sagesse même, quand elle est excessive, peut dégénérer en folie. Pardonnez (généreux prince) au zèle qui me fait parler, à l’oracle des dieux qui me fait craindre et à l’extrême amour qui me fait chercher avec inquiétude tout ce qui vous pourrait empêcher de tomber au malheur que j’appréhende. Il me semble même que je vois sur votre visage une douleur qui me sollicite de prendre un soin tout extraordinaire de votre conservation ; plus vous me témoignez d’affliction de me quitter, plus vous redoublez la mienne ; et si j’aimais mon repos, je devrais souhaiter que vous m’aimassiez moins. Mais que dis-je, insensée que je suis ! Si c’était une chose possible que Protésilas pût abandonner Laodamie sans larmes et sans soupirs, ce qui n’est que douleur en elle deviendrait un désespoir effroyable. Ne me cachez donc point cette affliction, montrez-la-moi aussi grande qu’elle est et ne craignez pas d’irriter mes maux. Ils sont d’une nature à ne pouvoir devenir plus grands que par votre perte et à ne pouvoir guarir que par votre retour. Hélas, pourquoi faut-il que vous partiez, ou pourquoi faut-il que je ne parte pas avec vous ? Cependant, l’heure s’approche où vous devez me quitter : je vois même dans vos yeux quelque impatience de m’abandonner, quoique je connaisse assez que vous séparer de moi, c’est vous séparer de la plus chère partie de vous même. Je vois ce combat secret en votre cœur et je m’aperçois bien qu’il vous est presque également impossible de demeurer ici et de vous en aller. Toutefois, si vous n’êtes le plus cruel des hommes, vous demeurerez au moins le dernier sur le rivage, vous laisserez partir toute la flotte, et votre galère ramant plus lentement que toutes les autres, me permettra de vous suivre longtemps des yeux, lorsque après vous avoir dit adieu (si je vous le puis dire sans mourir), je serai sur le port à regarder, quand je ne pourrai plus vous voir, les dernières traces qu’elle laissera sur les eaux. Ne refusez pas ce faible soulagement à la plus malheureuse qui fut jamais, car encore une fois, ce n’est pas assez que de partir le dernier du rivage de Grèce, et le principal est de ne descendre pas le premier sur le rivage de Troie. Non, Protésilas, ce n’est plus la crainte toute seule qui me fait parler, ce n’est plus l’amour qui forme ma crainte, c’est un dieu qui m’inspire, qui m’épouvante et qui vous avertit. Ne m’écoutez donc plus comme une femme affligée, mais comme une personne que le ciel vous envoie pour votre conservation. Ce que je sens est trop extraordinaire, pour ne s’en étonner pas ; croyez donc à mes paroles, je vous en conjure. Que ce nom d’Hector, qui m’est si effroyable, ne sorte point de votre mémoire, car si je ne me trompe, je le vois déjà sur le bord du rivage, qui se prépare à vous en repousser ; je vois une grêle de flèches et de dards tomber sur la tête des Grecs. Laissez, Protésilas, laissez éclater cet orage, laissez émousser la pointe des javelines des Troyens auparavant que de vous exposer. Et puisque tous le Grecs ne peuvent pas être les premiers à descendre, accordez-moi la grâce de n’aspirer point à un honneur qui doit être si funeste à celui qui le recevra. Soyez le dernier à faire la retraite, pourvu que vous ne soyez pas le premier au combat en cette dangereuse occasion. Mais hélas, je vois que toute la flotte commence de voguer, que l’on n’attend plus que vous, que votre galère est seule dans le port, et qu’à peine aurai-je le loisir de vous dire adieu. Il le faut toutefois, et si la mort ne me ferme les yeux pour m’empêcher de vous voir partir, il faut que dans un moment je vous die adieu, et peut-être adieu pour toujours. Adieu, donc, le plus heureux des Grecs, si vous écoutez Laodamie, et le plus malheureux des hommes, si vous écoutez votre courage. Jugez par la douleur que j’ai présentement, quelle serait celle que j’aurais si mes craintes étaient véritables ; et jugez par cette douleur, si l’on ne doit pas se conserver pour la personne aimée. Mais il n’est plus temps d’en parler ; vous êtes résolu de partir et je n’ai plus qu’un moment à vivre, puisque je n’en ai plus qu’un à vous voir. Allez, puisque votre destin vous emporte ; et veuillent les dieux qu’un si triste commencement de voyage soit suivi d’un agréable retour. Que les vents et les flots respectent votre galère ; que les ennemis vous craignent et ne vous attaquent point ; que ce trop fameux Hector ne vous rencontre jamais ; que les conseils de Laodamie vous reviennent en la pensée ; que le soin de sa conservation vous en fasse prendre de la vôtre ; que l’amour soit plus forte en votre cœur que le désir de la gloire ; que le port où vous allez ne vous soit pas un écueil, et ne me soit pas aussi la cause de mon naufrage, ou pour mieux dire de ma mort.


Effet de cette harangue

Quoique l’on ait dit que la personne que l’on aime persuade facilement, l’éloquence de Laodamie fut plus faible que le malheur de Protésilas, et malgré toutes ses prières, la force de la destinée de laquelle cet oracle avait parlé, ne laissa pas de régner souverainement et de faire voir qu’il faut que tout ce qu’elle ordonne arrive, quelques obstacles que la prudence humaine puisse y opposer. Protésilas aborda le premier à Troie et mourut aussi le premier de tous les Grecs, et la déplorable Laodamie connut mieux que son cher mari, par une triste et funeste expérience, que les pressentiments que nous avons quelquefois ne sont pas toujours à négliger.


Amarylle à Tityre

Cinquième harangue

Argument

Le grand Virgile s’introduisant dans les Églogues de ses Bucoliques sous le nom d’un berger nommé Tityre, y regrette Rome et la cour d’Auguste, dont il était éloigné, et témoigne être peu satisfait des bois et de la campagne. Cela m’a donné lieu d’introduire aussi la bergère Amarylle, sa maîtresse, qui le surprenant dans cette pensée, lui reproche le mépris qu’il fait de leur séjour, lui représente ses beautés, et les comparant aux défauts de ce qu’il regrette, tâche de lui faire avouer que la vie champêtre est préférable à celle des villes.



Amarylle

Ô que d’excellentes choses,

Fait voir cet astre nouveau !

Les champs n’ont rien de si beau,

Sans excepter les roses.


Amarylle à Tytire

Cessez, illustre berger, cessez de regretter les magnificences de Rome ; ne troublez point la tranquillité de nos bois par des plaintes injustes et inutiles ; et laissez vous persuader que, soit pour l’agrément des personnes, pour la pureté des mœurs, pour l’innocence des plaisirs, pour la félicité de la vie ou pour la véritable vertu, nos campagnes doivent être préférées à la pompe des plus belles villes, et la simplicité de nos cabanes au séjour des plus superbes palais. J’avoue que la peinture que vous m’avez faite de cette orgueilleuse qui s’ose vanter d’assujettir toute la terre est bien différente de celle que j’ai dessein de vous montrer aujourd’hui. En l’une, l’on ne voit que des sceptres et des couronnes, et en l’autre que des guirlandes et des fleurs et des houlettes. En la première, on voit éclater partout l’or, les perles et les diamants ; et en celle que je vais faire, vous n’y verrez point d’autre or que celui des rayons du soleil, d’autres perles que celles que la rosée épanche sur l’émail de nos prairies, ni d’autres diamants que le cristal liquide de nos fontaines. Mais (ô Tityre) que cet or est pur ! que ces perles ont un lustre agréable ! et que ce cristal mouvant est délicieux à ceux qui ne se laissent point éblouir par des apparences trompeuses, qui savent faire comme il faut le discernement des beautés de l’art et de la nature, et préférer avec jugement une félicité durable à une félicité passagère ! Vous me direz (peut-être) qu’à m’entendre parler ainsi il semble que je n’aie guère considéré ce magnifique tableau que vous m’avez fait voir de la cour d’Auguste puisque je ne tombe pas d’accord que vous avez sujet de vous plaindre d’en être éloigné. Il est pourtant vrai que j’en ai remarqué tous les traits ; et j’avoue même que d’abord ces grands bâtiments de marbre, de jaspe et de porphyre m’ont fait douter si je ne les devais point préférer à nos grottes. Toutefois, je n’ai pas été longtemps en cette erreur, et quoique sans doute ce portrait soit un peu flatté, je n’ai pas laissé de connaître que vous avez tort de parler de Rome comme d’un lieu à qui rien ne manque pour rendre un honnête homme heureux, et de nos forêts comme d’un séjour où l’on ne peut rien trouver qui raisonnablement puisse satisfaire une personne d’esprit. Examinons toutes ces choses par ordre, je vous en conjure ; et pour vous obliger à m’écouter plus attentivement et pour vous persuader avec plus de force, je vais vous faire voir que Rome est dans mon imagination telle que vous l’avez dépeinte, afin que par l’opposition de la vie de la cour et de la vie champêtre je puisse, en vous en faisant voir les avantages et les défauts, vous amener plus facilement dans mon sens. Vous m’avez dit (si je ne me trompe) que la beauté des lieux qu’on habite sert beaucoup à rendre les hommes plus heureux ; que les beaux objets élèvent l’esprit et que cela étant ainsi (comme je l’avoue) Rome est le plus charmant séjour du monde, puisque c’est celui où l’on trouve le plus de richesses. Vous m’avez (dis-je) assuré que tous les temples y sont remplis des ouvrages de tous les grands maîtres de l’Antiquité ; que toutes les maisons y sont des palais ; que tous les meubles y sont superbes ; que toutes les places publiques y sont ornées ou de statues de bronze, ou d’arcs de triomphe ; et qu’enfin, elle enferme dans ses murailles tout ce que l’art peut produire de merveilleux et tout ce qu’il y a de plus rare par tout l’Univers. Voyons après cela, injuste berger, si je trouverai dans notre solitude de quoi vous faire oublier de si belles choses et de quoi vous faire confesser que la vie champêtre est préférable à celle des villes. Je vois bien que vous trouvez mon dessein trop hardi et que vous avez peine à comprendre (vous dis-je, qui n’aimez plus les lieux où vous êtes né et qui les avez oubliés) que hors de Rome on ne puisse rien voir de merveilleux. Cependant il est certain qu’il y a une notable différence de tous les ornements qui l’embellissent à ceux des lieux que nous habitons. L’art est tout ce qui la rend belle, au contraire de nous qui jouissons de toutes les beautés de la nature. Enfin, elle n’est que l’ouvrage des hommes, et notre séjour est le chef-d’œuvre des dieux. Il est vrai que nous n’avons point de palais, mais si nos cabanes sont moins magnifiques, elles sont par leur bassesse, plus éloignées de la foudre et des orages. Et puis, à dire la vérité, quiconque s’arrêtera à considérer la merveilleuse structure de ce riche lambris qui couvre nos têtes ne regrettera point les plus superbes toits qui soient à Rome. Mais (me direz-vous) il semble, à vous entendre parler, que les étoiles et le soleil n’éclairent point le Capitole chacun à leur tour et que Rome ne soit qu’un lieu d’obscurité et de ténèbres ; je l’avoue, berger, je l’avoue, et pour le faire avouer à vous-même souffrez que je vous fasse voir ce que sans doute vous ne vous souvenez plus d’avoir vu, je veux dire le lever et le coucher du soleil dans nos campagnes, soit lorsque nous sommes dans nos bois, ou que nous nous promenons au bord de quelqu’une de nos rivières. Ha, berger, s’il est vrai que les beaux objets élèvent l’esprit et que le marbre, le jaspe, le porphyre, les perles, les diamants et l’or donnent d’agréables pensées, que ne doit point faire l’arrivée de ce bel astre lorsqu’il paraît sur l’horizon, lui qui a communiqué à toutes ces choses le peu de beauté qu’elles ont ? En effet, y a-t-il rien de plus beau en tout l’univers que cette magnifique entrée qu’il fait tous les matins chez nous ! À Rome on ne le voit presque jamais sans nuages ; les brouillards et la fumée offusquent une partie de ses rayons. On dirait qu’il est fâché de n’être occupé en ce lieu-là qu’à éclairer des fourbes, des adulateurs et des esclaves volontaires. On penserait (dis-je) qu’il y cache une partie de sa lumière, parce que sa chaleur ne sert qu’à sécher la fange des rues ; au lieu que chez nous, lorsqu’il commence à paraître, il n’a qu’à dissiper les innocentes vapeurs qui s’élèvent de la terre, qu’à sécher la rosée qui mouille nos prairies, qu’à faire épanouir nos roses, qu’à donner un nouvel émail à toutes nos fleurs, qu’à peindre les ailes de nos papillons et qu’à recevoir les vœux de tous les bergers de nos hameaux. Aussi, nous apparaît-il tous les jours avec tant de magnificence que rien ne peut égaler son triomphe ; les premiers de ses rayons ne commencent pas plutôt de semer la pourpre, l’or et l’azur en quelques endroits du ciel, qu’il semble que toute la nature s’en réjouisse. Les ténèbres de la nuit se dissipent ; les étoiles disparaissent par respect ; les oiseaux s’en éveillent en chantant ; nos troupeaux veulent sortir des bergeries ; et tous nos bergers et nos bergères, qui ne se lassent jamais de voir une même chose quant elle est belle, admirent toujours davantage ces merveilleux amas de riches et vives couleurs qui s’épanchent sur toutes les nues à l’arrivée de ce bel astre. Ils admirent (dis-je) ces belles impressions de lumière qu’il communique à tous les objets qui sont capables de les recevoir ; il dore les sommets de nos montagnes, il argente la surface de nos ruisseaux, et par de longs rayons lumineux il perce l’épaisseur de nos forêts seulement pour les rendre plus agréables et non pas pour en ôter la fraîcheur, ni pour en dissiper l’ombrage. Le matin il nous permet de le regarder, à midi il souffre que nos bois nous défendent de sa chaleur, et le soir il nous fait voir son image dans nos rivières et dans nos fontaines, mais si éclatante et si merveilleuse que tous les diamants qui sont au monde ne sauraient égaler la beauté du moindre de ses rayons. Lorsqu’il ramène le jour, il nous fait espérer de le voir bientôt par le superbe appareil qui le devance ; et lorsqu’il nous le dérobe, il semble nous assurer, par l’abondance des richesses qu’il emploie à peindre le ciel de cinabre, d’or bruni et de toutes les couleurs les plus vives et les plus sombres, que son absence ne sera pas longue et que nous le reverrons en peu d’heures aussi lumineux qu’auparavant. Avouez, berger, par ce faible crayon que je viens de faire, qu’il n’y a rien à Rome qui soit si beau que ce que je viens de vous représenter. Ce n’est pas, toutefois, la seule chose qui rend notre séjour agréable ; il y a même des lieux où le soleil n’entre jamais, qui ne laissent pas de plaire : nous avons des grottes si enfoncées dans la concavité des rochers que le jour n’y va qu’à peine, et que la nuit, qui mêle sa noirceur parmi son éclat, n’en est jamais entièrement bannie. Elles ne sont tapissées que de mousse ; cependant, le silence et la fraîcheur qu’on y trouve, font que l’on y rencontre du plaisir. L’on y rêve avec tranquillité et avec douceur ; et comme si l’on était seul en toute la nature, l’on peut y jouir paisiblement de tous les charmes de la solitude. Au sortir de là, vous trouvez presque toujours une fontaine dont l’eau est si pure qu’elle permet de voir à travers ses ondes la diversité des cailloux qui sont au fond de son lit. Elle ne fait qu’un faible murmure plus propre à endormir avec volupté qu’à éveiller avec chagrin. Les eaux qui s’en écoulent forment un ruisseau qui s’en va serpentant en petit bruit entre des cailloux, du gazon et des fleurs, jusque dans une prairie, où, se confondant parmi d’autres qui l’arrosent aussi bien que lui, ils s’unissent et de leurs eaux mêlées font un grand et large fleuve dont les flots et le rivage causent un nouveau divertissement et dont la pureté doit être sans doute plus agréable à la vue que les eaux bourbeuses du Tibre. Que si de ces beautés paisibles, vous voulez passer à celles qui mêlent à leurs charmes je ne sais quoi de terrible et qui donne de l’horreur en divertissant, nous avons des précipices effroyables, nous avons des rochers dont le sommet touche les nues et d’où il descend des torrents si furieux que leur chute fait autant de bruit que le tonnerre et que la mer. On dirait que ce sont des montagnes de neige qui se précipitent les unes sur les autres, tant ces eaux sont écumantes ; et l’on dirait, à les voir rouler et bondir avec tant d’abondance et tant d’impétuosité, qu’elles veulent submerger toute la terre. Cependant, elles ne sont pas plutôt tombées dans un gouffre qui est au pied de ce rocher dont elles sortent, qu’elles se cachent dans l’abîme pour aller sans doute rendre leur tribut à celles dont elles viennent. Au partir de là (berger), voulez-vous que je vous conduise dans une de ces belles prairies où l’on trouve un grand tapis de fleurs différentes, où l’on rencontre cent sources de cristal, où l’on voit d’un côté une agréable rivière et de l’autre quantité de saules, d’aulnes et d’alisiers qui par leur ombrage permettent de passer le jour tout entier dans un lieu si beau, quoique le soleil y soit le jour tout entier, aussi bien que les pasteurs qui s’y reposent ? Mais peut-être n’y voulez-vous pas tarder si longtemps ! Allons donc, berger, allons dans une de ces forêts dont l’obscurité, le silence et la vieillesse semblent imprimer du respect à tous ceux qui s’y promènent. Si cette sombre forêt était aux portes de Rome, elle ne serait remplie que de voleurs ou de criminels fugitifs, au lieu qu’ici nous ne trouverons que des cerfs, des biches, des chevreuils et des daims. Vous connaîtrez même par leur nombre, que nous n’employons pas souvent les toiles pour les prendre, et vous verrez par le peu de soin qu’ils apportent à se cacher, que ce lieu leur est un asile inviolable. Toutes ces grandes routes où le jour permet à peine de distinguer les couleurs et où l’on doute presque que le feuillage ne soit plutôt noir que vert ne laissent pas d’avoir de quoi divertir l’esprit et les yeux d’un berger mélancolique ; et lorsque par quelques endroits où les arbres ont moins d’épaisseur les rayons du soleil viennent dissiper une partie de cette agréable nuit, il ne fut jamais rien de si beau que ces longs filets d’argent qui semblent vouloir forcer l’obscurité à céder la place à la lumière. On dirait par l’agitation des feuilles, qu’elles se veulent presser pour empêcher leur passage ; mais plus le vent les fait trembler, et plus elles donnent d’entrée à ces ennemis des ténèbres. Au sortir de cette forêt, voulez-vous que je vous conduise au bord d’un grand étang dont la tranquillité ne manque presque jamais d’en donner à l’esprit de ceux qui s’arrêtent à remarquer sa beauté ? Le seul zéphyr est ce qui fait friser ces ondes et il les agite si mollement que l’on peut voir sans peine tous les poissons qui sont au fonds de ces eaux, aussi claires que paisibles. Les uns nagent avec précipitation pour chercher leur nourriture ; les autres bondissent et s’élèvent au-dessus de l’eau ; et les autres, plus craintifs, vont pour se cacher au moindre bruit qu’ils entendent. Que si du fond de ce cristal vous voulez en considérer la surface, vous la verrez toute couverte de cygnes : admirez (berger) la blancheur de leur plumage et la gravité qu’ils conservent en nageant, et le noble orgueil qui paraît toujours en leurs yeux. Ne dirait-on pas qu’ils méprisent tout ce qu’ils regardent ? Et ne dirait-on pas aussi qu’il y a des heures où ils ont dessein de plaire, où ils ne font des voiles de leurs ailes que pour divertir, et où ils ne nagent que pour se faire admirer ? Ha, berger, que les habitants de Rome sont éloignés de ces plaisirs innocents ! et que leur vie tumultueuse leur dérobe de délices ! Je ne suis pourtant pas encore au bout de la description des lieux que nous habitons ; il faut que je vous conduise sur une de ces hautes montagnes d’où l’on découvre tout à la fois des rivières, des forêts, des plaines, des pâturages, et dont la vue est si peu bornée qu’il semble que les objets s’effacent en s’éloignant et que le ciel touche la dernière terre que l’on peut voir. Mais peut-être n’aimez-vous pas un objet de si vaste étendue ; souffrez donc que je vous mène sur nos collines et dans nos vallons afin de vous faire avouer que leur abondance doit être préférée à la stérilité des sept montagnes de Rome. Ces petits coins de terre sont tellement favorisés du ciel qu’ils semblent être entièrement à couvert de toutes les injures de l’air : le vent n’y souffle presque jamais, la grêle n’y gâte point nos raisins, la verdure y est éternelle. Et je pense même que quand on ne les cultiverait pas, le soleil tout seul y ferait croître et mûrir tout ce que l’agriculture produit ailleurs avec beaucoup de soin et de peine. Or, pour n’oublier pas encore ce qui fait la libéralité de nos bergers et ce qui est l’innocente amour de nos bergères, pouvez-vous mettre en comparaison les parfums de Rome avec l’aimable odeur de nos violettes, de nos roses et de nos œillets ? Il y a du moins cette différence que les uns ne satisfont que l’odorat et que les autres, outre à leur agréable odeur, plaisent infiniment à la vue. En effet, vit-on jamais rien de plus beau que cette prodigieuse quantité de fleurs dont nos jardins sont remplis, soit pour leur forme, pour leurs couleurs vives et éclatantes ou pour la variété qui se trouve entre elles ? Croyez-moi (berger) les magnifiques tapis qui sont à Rome ne vous ont rien fait voir de si merveilleux. La pourpre n’est point si belle que l’incarnat de nos roses, les perles de nos couronnes impériales valent mieux que celles d’Orient, et la moindre de nos fleurs est plus digne d’admiration que tout ce que l’art humain peut inventer. Après vous avoir fait voir ce que j’appelle le chef-d’œuvre du soleil, laissez-vous conduire dans ce bocage prochain : c’est-là que vous trouverez ce que l’on ne trouve point à Rome ; c’est là que vous entendrez ce que l’on n’entend en aucune ville ; et c’est là que vous serez contraint d’avouer qu’il faut être insensible aux plaisirs pour ne préférer pas la vie champêtre à celle de la cour. Voyez donc (je vous en conjure) ce grand nombre de bergers et de bergères qui, pendant la grande chaleur du jour, ont conduit leurs troupeaux à l’ombre, sous l’épaisseur de ces bois. Et sans admirer la bonne mine des uns et la beauté des autres, puisque ce n’est pas encore le lieu où j’en dois parler, écoutez seulement ce qu’ils écoutent, je veux dire cette grande quantité d’oiseaux qui par leurs ramages différents font un si agréable concert. On dirait, à les entendre chanter, qu’ils disputent entre eux à qui remportera le prix de la victoire ; mais entre les autres, admirez ce savant maître de musique qui les surmonte tous par les moindres de ses chants. Aussi ont-ils tous honte de leur faiblesse ; ils se taisent par impuissance et par respect ; et les seuls rossignols comme lui vont avec armes égales essayer de le vaincre et de se vaincre l’un l’autre. Oyez comme celui-ci passe admirablement ses cadences, comme il abaisse sa voix, comme il la soutient, comme il la pousse et avec quelle justesse il anime ses chansons. Celui qui lui répond a un charme tout particulier : il est plus languissant et plus amoureux ; mais comme il est plus faible que l’autre, je pense qu’il sera vaincu. Oyez comme ils redoublent leurs efforts : on discerne même de la joie en celui qui se trouve avoir de l’avantage, et de la douleur et de la colère en celui qui sent diminuer ses forces. Le voilà (berger) qu’il n’en peut plus ; ses passages sont moins justes, quoique plus fréquents ; la douceur de sa voix se change ; il ne chante plus que par désespoir ; je le découvre à travers ces feuilles qui chancelle ; ses pieds ne peuvent plus serrer la branche qui le soutient ; je le vois qui tombe de dépit et qui en tombant murmure encore quelques notes languissantes et perd quasi plutôt la vie que la voix. Voilà (berger) les seuls ambitieux de nos campagnes : comparez-les avec ceux de Rome (je vous en conjure), et quoique le destin de ce pauvre oiseau soit digne de pitié, avouez qu’il vaut encore mieux que l’ambition ne fasse mourir que des rossignols, que de renverser des trônes et des empires. Au reste, berger, ce n’est pas seulement au printemps, à l’été et à l’automne que nous avons de l’avantage sur les villes ; l’hiver même (tout affreux et tout hérissé qu’on le dépeint) a quelque chose parmi sa rigueur de beau et de magnifique dans nos campagnes. La neige qui dans les cités perd toute sa blancheur dès qu’elle tombe, et qui ne la conserve au plus que sur les toits des maisons, fait ici de riches panaches des branches de nos cyprès, de nos cèdres et de nos sapins. Ces arbres (dis-je) dont les feuilles ne tombent point, mêlent leur verdure à son éclat, font sans doute un aussi agréable objet que l’été nous en puisse faire voir ; et lorsque la gelée et l’âpreté du froid ont converti tous nos ruisseaux en cristal, nous voyons aussitôt nos arbres chargés de diamants. Vous me direz (peut-être) que ces diamants ne nous font pas plus riches et que le soleil nous ôte ce que le froid nous avait donné. Mais, berger, si ces diamants ne nous enrichissent point, du moins ne nous font-ils pas criminels. Nous ne pouvons en suborner la fidélité de personne ni les employer à tant d’usages illicites, comme vous savez que l’on fait à Rome. Il y a encore une chose dans les villes qui me semble insupportable, c’est que l’on dirait qu’il n’y a qu’une saison en l’année pour tous ceux qui l’habitent. Ils voient toujours les mêmes choses, ils ont les mêmes occupations ; leurs maisons sont toujours égales ; leurs plaisirs ne changent point ; et excepté qu’ils ont froid et chaud, selon les diverses températures de l’air, il n’arrive nul changement en leur vie. Au contraire de nous, à qui la nature renouvelle tous les ans quatre fois toutes les beautés de notre séjour. Chaque saison nous donne une occupation différente : le printemps avec son chapeau de fleurs nous appelle au soin de nos prairies et de nos troupeaux ; l’été avec sa couronne d’épis nous oblige à la récolte de nos moissons ; l’automne avec sa guirlande de pampre veut que nous ne laissions pas davantage nos muscats exposés au pillage des passants ; et l’hiver tout couvert de glaçons veut pourtant que nous rendions à la terre le tribut que chacun lui doit, afin que dans un autre temps elle nous rende avec usure les grains que nous aurons semés dans son sein. Ô berger, que cette usure est innocente et qu’elle ressemble peu à celle que l’on pratique dans les villes ! On n’appauvrit personne en s’enrichissant de cette sorte ; on ne cache point le gain que l’on fait de cette manière ; on ne peut ni vous l’envier, ni vous le reprocher, ni vous accuser d’aucun crime : tant s’en faut, plus vous êtes soigneux plus vous êtes loué ; au lieu que les soins des autres sont toujours blâmables, s’ils ne sont toujours blâmés. Ils ont plus de peine et moins de plaisir ; ce qu’ils acquièrent par des voies injustes, ne se peut sans doute posséder qu’avec inquiétude. Ils craignent leurs envieux, leurs ennemis et les voleurs ; mais pour nous autres, nous n’avons ni envieux, ni ennemis, et ne craignons point d’autres larrons de nos richesses que les oiseaux qui nous dérobent quelques fruits et que nous ne voudrions pas toutefois bannir de nos campagnes, tant ces innocents criminels nous donnent de divertissement en d’autres rencontres. Mais pour vous faire voir que malgré la magnifique structure de vos temples et de vos palais, que malgré le marbre et le jaspe et le porphyre qui en sont tous les ornements, et que malgré vos aqueducs, vos statues et vos arcs de triomphe, nous sommes pourtant les véritables possesseurs des plus belles choses de la nature, vous n’avez qu’à remarquer que Rome ne se pare que de ce que la terre enferme dans son sein et de ce qu’elle cache aux yeux des hommes au lieu que nous jouissons de tout ce qui la pare elle même et de tout ce qu’elle étale à la vue de tout l’univers. Non, berger, ce ne sont point ses trésors que ces métaux qui sont aujourd’hui les tyrans des esprits et les corrupteurs des plus sages. Si cela était ainsi, nous verrions des arbres chargés d’or, de perles et de pierreries ; elle se parerait de ses plus beaux ornements et ne laisserait pas imparfaits ce que vous appelez ses chefs-d’œuvre. Il ne faudrait point que l’or s’affinât par la coupelle ; il ne faudrait point de lapidaires pour tailler les diamants, ni point de gens qui sussent polir les perles. Toutes ces choses seraient en vue et seraient aussi achevées, dès l’instant qu’elles sont produites, que le sont nos fleurs, nos bois et nos fontaines. Cessez donc (berger) cessez de soutenir que le séjour de Rome est plus beau que celui de nos campagnes ; et préparez-vous ensuite à voir céder la magnificence de vos divertissements à la simplicité des nôtres. De toutes les fêtes publiques dont vous m’avez entretenue, celles des triomphes et des combats des gladiateurs sont les plus célèbres ; mais (ô Tityre) que ces fêtes et ces jeux ont quelque chose de tyrannique et de funeste ! et qu’il est difficile aux personnes raisonnables de se réjouir en voyant tant de malheureux ! Ce qu’on appelle délice ne doit point être mêlé d’amertume, les ris et les larmes ne doivent point être vus ensemble ; et le sang répandu ne doit pas même plaire dans les batailles, à plus forte raison dans les divertissements. Cependant, les plus agréables que l’on ait à Rome sont de voir des rois enchaînés et quatre mille gladiateurs qui s’égorgent pour les plaisirs du peuple romain. Ô berger, quel doit être ce peuple qui se divertit à voir des rivières de sang et des montagnes de morts ! pour nous, qui nous affligeons quand quelqu’un de nos agneaux est malade, nous n’aurions garde d’avoir de la joie de voir ces misérables mourir si cruellement, ni de nous satisfaire à regarder des princes et des princesses chargés de fers. Pour moi (berger), si je voyais un semblable spectacle, j’aurais plus de compassion pour les vaincus que d’estime pour les vainqueurs ; enfin, à vous dire les choses comme je les pense, je ne vois point de plaisirs innocents dans Rome. L’on y insulte sur les malheureux et l’on y fait périr des esclaves infortunés ; l’on y traîne des rois captifs après avoir usurpé leurs royaumes ; et l’on y écoute et l’on y regarde non seulement sans horreur, mais avec satisfaction les dernières plaintes et les dernières actions des mourants. César, à ce que l’on dit, pleura après la bataille de Pharsale, sur ce grand nombre de corps qu’il vit sans vie et sans mouvement ; mais à Rome on rit de ce qui le fit pleurer et l’on appelle une fête de réjouissance ce qui devrait plutôt se nommer un deuil public. Voyons, berger, je vous en conjure, si nous sommes cruels ou innocents en nos jeux et si, en vous en faisant ressouvenir, vous n’avouerez pas que s’il y a moins de pompe, il y a plus d’esprit, plus d’adresse, plus d’équité et même plus de plaisir. Repassez donc en votre imagination l’une de ces fêtes générales de tous nos hameaux, ou l’un de ces sacrifices que nous rendons aux dieux après la récolte de nos moissons : vîtes-vous jamais rien de plus agréable que de voir, non pas des rois chargés de chaînes, non pas des gladiateurs tous couverts de sang et de blessures, mais un nombre innombrable de bergers et de bergères avec des chapeaux et des guirlandes de fleurs et avec une joie sur le visage qui se communique à tous ceux qui les voient ? Les uns tiennent des musettes, les autres des chalumeaux ; les uns mènent les victimes, les autres portent des vases sacrés ; l’un dresse un autel de gazon, l’autre y met le feu qu’il allume, et tous ont presque des houlettes enrichies de devises, de chiffres et de rubans. La propreté de leur habillement sert encore à les rendre plus aimables ; il n’est pas superbe, il est vrai, mais il est galant. La pourpre ni les pierreries n’y éclatent pas ; mais sa blancheur et ces pierreries passagères que le printemps, l’été et l’automne nous donnent toutes les années réparent assez ce défaut. Au reste, la beauté de mes compagnes (si je ne me trompe) ne doit point céder à celle des dames romaines. Vous me direz, peut-être, que quand il serait vrai, qu’elles auraient les traits du visage aussi parfait et l’air aussi agréable, du moins ne pourrais-je pas nier que le hâle de la campagne ne leur gâte le teint et n’en détruise toute la fraîcheur. Mais outre que l’épaisseur de nos forêts les défend de cet ennemi, j’ai à vous dire que le hâle est plus supportable que le fard, et que la naïveté est plus charmante que l’artifice. Pour nous, berger, nous paraissons telles que nous sommes : nous n’avons point d’autres miroirs que nos fontaines, ni point d’autre fard que la rosée. Cependant il se trouve des filles, parmi nos bois, dont le teint est si merveilleux qu’il efface la blancheur des lis et l’incarnat des plus belles roses. La modestie de leurs actions, la sincérité de leurs discours et la sérénité qui paraît dans leurs yeux sont des choses que l’on ne trouve que dans nos campagnes. Partout ailleurs ce n’est que feinte et qu’artifice : on regarde pour être regardé ; on ne fait point de conquête sans dessein ; ce qui paraît beau ne l’est pas ; et l’on est quelquefois aussi trompé à la personne qu’à l’esprit. Mais retournons, berger, retournons à cette belle assemblée, où nos sages pasteurs qui sont les témoins et les juges de nos divertissements, préparent déjà des prix pour ceux qui vaincront en cette fête. Vous connaîtrez bien par la simplicité de leurs matières que ce n’est point par un sentiment d’avarice que l’on souhaite de les gagner, puisque ceux qui sont destinés aux bergers (comme vous le savez mieux que moi) ne sont que des panetières, des houlettes, des chalumeaux, des musettes et des dards ; et pour les bergères, des couronnes de fleurs, des paniers de jonc, des bouquets et des rubans. Cependant nous apportons autant de soin à vaincre que s’il s’agissait de conquérir toute la terre. Mais, berger, il ne faut point d’armes pour remporter cette victoire, il ne faut pas verser de sang pour défaire ces ennemis, l’on ne mène pas en triomphe ceux qui ont eu du désavantage, au contraire, on les embrasse au lieu de les enchaîner, on leur dit qu’ils sont les plus adroits s’ils ne sont pas les plus heureux et l’on tâche enfin de les consoler de cette petite disgrâce. La course, la lutte, la danse, la poésie et la musique (si je ne suis fort déçue) donnent plus de divertissement que tous vos combats de gladiateurs. Celui dont la course est légère, celui qui lutte avec adresse, celui qui danse avec agrément, celui qui fait les plus beaux vers et celui qui chante le plus juste, donne sans doute plus de satisfaction que ces combats de tigres et de panthères dont vous faites tant de cas. Songez, berger, songez bien si vous n’aimeriez pas mieux voir danser la bergère Galathée ou entendre chanter la belle Licoris que de voir un lion égorger un tigre, ou un éléphant terrasser un rhinocéros ? Oui, pasteur, vous l’aimeriez mieux, je remarque assez sur votre visage que vous tombez d’accord de ce que je dis ; et je pense même que vous aimeriez mieux voir ces deux belles filles, quoiqu’elles vous aient autrefois enchaîné, que d’être le spectateur du plus magnifique triomphe que Rome ait jamais fait voir, quand Auguste même en serait le victorieux. Ne rougissez point, berger, de ce petit reproche que je vous fais ; ne vous repentez point de tant de beaux vers que vous avez composés pour leur gloire ; et n’ayez point de honte d’avoir si souvent remporté le prix de nos exercices contre l’adroit Mélibée, contre le dispost Corydon, contre le hardi Ménalque, contre l’ingénieux Mopsus, et à la vue de nos plus savants bergers. Que si de nos fêtes publiques vous voulez passer à ces guerres innocentes qui font un de nos plus grands plaisirs, je veux dire la chasse et la pêche, vous serez encore contraint d’avouer que Rome ne connaît pas tout ce qui est capable de plaire, puisqu’elle ne peut donner ces agréables occupations à ceux qui l’habitent. Cependant il est certain que l’on ne peut quasi trouver rien de plus propre à divertir que de voir plusieurs bergères avec des lignes à la main et gardant toutes un profond silence, de peur que par le bruit qu’elles feraient le poisson qu’elle veulent prendre ne s’enfuît et ne s’éloignât du bord de l’eau. L’une accommode ses hameçons sur le rivage du Mincius ; l’autre jette sa ligne dans la rivière et paraît quasi être sa statue, tant elle est attentive à ce qu’elle fait. Celle-ci, par une action aussi subite que plaisante, lève le bras, tire la ligne et toute réjouie de sa prise jette un poisson sur le rivage, qui se courbe, qui se redresse, qui s’allonge, qui se raccourcit, qui fait encore plusieurs bonds sur l’herbe et qui fait éclater ses riches écailles d’argent parmi les émeraudes de la prairie. Celle-là, espérant le même succès de sa compagne, tire la sienne sans rien tirer, dont les autres rient ou se consolent d’avoir un semblable destin. Mais ce qui est le plus divertissant est de voir nos bergers tous chargés de filets pour aller pêcher quelque étang. C’est là que, lorsqu’ils sont heureux, ils font voir en tirant leur rets une vague vivante qui s’épanche sur le bord par la multitude et par la diversité des poissons qu’ils prennent. Les uns sautent par dessus les filets, les autres les rompent, les uns bondissent sur la vase, les autres plus heureux se sauvent, les autres s’entortillent davantage en voulant se dégager, et tous ensemble font tous leurs efforts pour sauver leur vie et pour échapper de ce qui les retient. Mais c’est en vain qu’ils se débattent : dès qu’ils ont changé d’élément, il faut qu’ils meurent, et la fraîcheur de l’herbe n’est point pour eux ce que leur est la fraîcheur de l’eau. Ce divertissement, quoique fort simple, ne l’est toutefois pas tant que des reines, aussi bien que des bergers, ne s’y soient souvent occupées : Cléopâtre, qui avait eu la gloire de prendre dans ses filets les cœurs de César et de Marc-Antoine, ne laissait pas d’aller à la pêche et de jeter la ligne, et d’en faire une de ses galanteries la plus ordinaire. Mais, berger, s’il y a quelque plaisir à tromper l’innocence des poissons, il n’y en a pas moins à tromper celle des oiseaux. Tantôt en leur cachant ce qui les doit prendre, sous l’abondance du grain qu’on leur jette, afin qu’en venant chercher de quoi vivre ils trouvent de quoi mourir ; tantôt en les tirant avec des flèches ; tantôt en les surprenant sur les arbres où ils ont accoutumé d’aller et dont les branches sont remplies d’une espèce de poix ou de gomme qui, les retenant par les ailes, fait que plus ils s’efforcent de s’enfuir, plus ils s’embarrassent dans ces dangereux rameaux. Après ces innocents exercices, soit de la pêche, soit de la chasse, vous voyez retourner et les uns et les autres chargés de leur prise : les bergers portent de grands paniers de roseaux remplis de poissons, les bergères portent des cages de jonc où elles ont conservé en vie quelques oiseaux qui leur ont plu, et tous ensemble, sans abandonner le soin de leurs brebis, reprennent le chemin de leurs cabanes. Ceux qui ont été heureux, quoique chargés de leur butin, ne laissent pas de chanter quelque églogue ou de jouer de leurs chalumeaux, tous les troupeaux suivent leurs maîtres ou leurs maîtresses, les chiens par leur fidélité prennent garde qu’il ne s’en égare aucun mouton, et les brebis et les taureaux, par leurs longs cris et par leurs mugissements, avertissent ceux des cabanes que la pêche ou la chasse sont finies ; ils viennent tous avec beaucoup d’empressement et de joie pour en savoir le succès. Mais c’est trop, berger, c’est trop vous parler de cette guerre innocente qui (si je ne me trompe) doit être préférée à celles qui ont fait élever les plus superbes trophées et dont les vainqueurs ont obtenu les magnifiques triomphes. Venons donc (s’il vous plaît) à quelque chose de plus solide, et comparons les vices de Rome aux vertus qu’on voit parmi nous. Premièrement, Rome est toute remplie d’adulateurs, et nous ne savons pas à peine ce que c’est que l’adulation. À Rome, le mensonge et la médisance y règnent ; et dans nos bois, la vérité y paraissant toujours, l’on n’y manque jamais de louer ce qui mérite d’être loué. À Rome, tous les hommes y sont esclaves ou de leur ambition ou de leur avarice ; et dans nos campagnes nous possédons plus de biens que nous n’en désirons avoir et nous ne sommes avares que du temps seulement que nous voulons toujours bien employer. À Rome, il se trouve des gens qui font leurs trésors des plus grands poisons qui soient en la nature, ou pour faire mourir leurs ennemis, ou pour se faire mourir eux-mêmes s’il arrive qu’on les veuille punir de leurs crimes ; et parmi nous on fait ses plus chers trésors des herbes salutaires qui peuvent guarir de la morsure des serpents, ou de quelque autre bête venimeuse. À Rome, tout le monde ne songe qu’à son propre intérêt ; ici, l’on ne pense qu’à son propre plaisir, pourvu qu’il soit innocent. À Rome, tous ceux qui l’habitent cherchent à s’approcher du prince ; dans nos bois, nous ne cherchons que nos égaux. À Rome, ils ne veulent point de maître, et ne laissent pas de baiser la main qui les enchaîne ; et dans nos hameaux nous obéissons à nos anciens bergers avec autant d’affection que de franchise. À Rome, ceux qui font les lois s’en moquent et ne les observent point ; et dans nos forêts les plus sages pasteurs instruisent par leur exemple plutôt que par leur parole. Oui, nous faisons ce qu’ils font, plutôt que ce qu’ils nous disent, et nous ne connaissons point parmi nous d’infracteurs de nos lois ni de nos coutumes. À Rome, la richesse toute seule fait la différence des hommes, et dans nos bocages la vertu et le mérite seulement en sont le prix et la distinction. Enfin, berger, à Rome tout le monde est occupé à tromper les autres, ou du moins à s’empêcher de l’être, au lieu que nous ne le sommes qu’à chercher les occasions de nous servir. Si quelqu’une de nos bergères a quelquefois égaré la brebis de son troupeau qu’elle aime le mieux, l’on voit tous nos bergers se mettre en peine, avec beaucoup d’empressement, de lui faire recouvrer ce qu’elle a perdu. Ils s’en informent avec soin, ils disent à ceux qu’ils rencontrent toutes les beautés de cet aimable animal, afin de savoir s’ils ne l’ont point vu. Ils leur décrivent sa blancheur, ses marques, les fleurs et les rubans qu’il porte attachés à ses cornes, et n’oublient rien de tout ce qui peut servir à leur dessein. Que s’il arrive qu’ils soient assez heureux pour le retrouver, ils reviennent avec autant de joie que vos consuls quand ils ont gagné une bataille ; tant il est vrai que nous aimons ardemment à servir, non seulement nos amis, mais tous ceux qui en ont besoin. Pour Rome, il n’en est pas sans doute ainsi, tout le monde s’y réjouit du malheur d’autrui ; ceux que le prince ne regarde pas de bon œil sont abandonnés de ceux qu’ils ont le plus obligés, quelque vertu qu’ils puissent avoir ; et ceux au contraire qu’il favorise, quand ils seraient les plus vicieux et les plus imparfaits des hommes, ne laissent pas d’avoir non seulement des amis, mais des adorateurs et des esclaves. Il n’en va pas de cette manière dans nos campagnes : nous ne voyons rien au-dessus de nous que le ciel ; nous n’avons ni prince ni favoris à craindre ni à rechercher ; nous vivons avec égalité ; nous aimons ceux qui nous aiment et ne haïssons personne. Au reste, j’avais toujours ouï dire que les bergers étaient l’image des souverains, qu’ils devaient gouverner les peuples comme nous gouvernons nos troupeaux, et que le sceptre et la houlette devaient avoir beaucoup de rapport. Cependant, de la façon dont on nous conte les choses, il y a une notable différence entre eux, ou pour mieux dire il n’y a rien qui se ressemble. Nous aimons nos troupeaux avec tendresse ; nous n’avons point d’autre soin que celui de les rendre heureux ; nous leur choisissons l’herbe la plus fraîche, comme les eaux les plus claires ; nous leur donnons une garde fidèle et courageuse, qui sont nos chiens ; et nous les défendons nous-mêmes, au hasard de notre vie, lorsque les loups attaquent. Nous prenons soin non seulement de les nourrir et de les garder, mais de les empêcher encore et de l’extrême froid, et de l’extrême chaleur. L’hiver, nous les laissons quelquefois dans les bergeries lorsque la gelée a glacé toutes les herbes, et l’été, lorsque l’ardeur du soleil les brûle, nous allons chercher de l’ombrage, pour les garantir de toutes sortes d’incommodités. Quand ils sont malades, nous cherchons les remèdes qui leur sont propres, et quand ils sont sains nous les parons de rubans et de fleurs. Il n’en est pas ainsi de quelques-uns de ces princes qui devraient être pasteurs : ils ne veulent pas aimer leurs troupeaux, ni ne se soucient pas d’en être aimés, pourvu qu’ils en soient craints ; ils se servent plus de la houlette pour les effrayer que pour les rassembler ou pour les défendre ; au lieu de leur choisir et l’herbe et les eaux, ils veulent que leurs troupeaux servent à leur utilité et à leur magnificence ; au lieu de les garder comme nous faisons, en renversant l’ordre ce sont les troupeaux qui gardent les bergers, au lieu (dis-je) que c’est à eux à les garantir de toutes sortes d’incommodités, ce sont eux au contraire qui leur en causent tous les jours. Quand ils sont malades, bien loin de leur chercher des remèdes, ils augmentent leurs maux par leurs tyrannies ; et quand ils sont sains ils n’ont garde de les parer, puisqu’ils les dépouillent de leurs ornements naturels. Nous voulons que nos troupeaux soient gras, et ils veulent que les leurs soient maigres et faibles. Enfin, berger, non contents de prendre leur toison pour en faire après la pourpre dont ils font leurs plus riches habillements, ils l’arrachent avec violence ; l’on peut dire que cette pourpre qui les couvre emprunte plutôt la couleur du sang de leurs troupeaux que de l’industrie de ces excellents artisans dont on fait tant de cas à Rome. Ha, berger ! si nous avions de semblables pasteurs parmi nous autres, nous les bannirions de nos prairies ; nous les estimerions pires que les loups, qui sont les ennemis déclarés de nos brebis, et nous les dégraderions de ce noble emploi en leur ôtant la houlette, la panetière, la musette, le chalumeau et toutes les marques glorieuses de notre innocente profession. Ha, Tityre (encore une fois), que c’est une dangereuse chose qu’un souverain qui n’est point bon pasteur ! et qu’il vaudrait bien mieux prendre un simple berger pour en faire un roi que d’avoir un roi qui ne pût être berger ! Je sais que vous me direz qu’il se trouve aujourd’hui un prince dont la douceur, la clémence et la bonté méritent qu’on lui donne le nom de pasteur, plutôt que celui de tyran, et qu’Auguste, après avoir ramassé son troupeau, est un des meilleurs bergers qui porta jamais houlette. Mais dites-moi un peu, combien de bergeries il a désolées pour faire ce troupeau ? combien de sang il a répandu, combien de pasteurs il a égorgés, combien de tigres, de panthères et de loups ont servi à faire des déserts des plus belles prairies de cet empire, et combien d’innocents agneaux ont éprouvé sa fureur auparavant que d’éprouver sa clémence ? Parlez, berger, je vous en conjure, et répondez-moi précisément. Non, non, je vois bien par votre silence que vous ne me pouvez contredire et que vous êtes contraint d’avouer qu’il se trouverait plus de pasteurs qui seraient bons princes que de princes capables d’être bons pasteurs. En effet, la félicité de la vie champêtre n’a pas même été si fort inconnue dans Rome que ceux qu’elle met au rang de ses plus illustres héros ne l’aient embrassée avec ardeur. Oui, ceux qui après avoir gagné des batailles (vous le savez mieux que moi) ont été cultiver leurs terres de leurs propres mains ont aussi, dans les affaires pressantes de la république, été rappelés du soc aux rênes de l’empire, de la charrue à la tête d’une armée, et de la solitude à la cour. Cependant, ces gens-là, quoi qu’ils aient fait de grand et de beau, n’ont jamais été loués davantage, que lorsque après avoir gouverné la chose publique, emporté des villes de force, reculé les bornes de la puissance romaine, gagné les batailles et mérité les honneurs du triomphe, on les a vu refuser ces honneurs, retourner du gouvernement au soc, de la tête d’une armée à la charrue, et de la cour à la solitude. Après cela, berger, ne vous plaignez plus de votre destin et n’ayez pas l’injustice de ne trouver rien de beau que la magnificence de Rome, puisque notre simplicité vaut bien autant que son artifice. Que si des mœurs en général nous voulons passer aux passions en particulier, vous trouverez que de toutes celles qui ont accoutumé de causer les plus grands désordres, nous n’en connaissons qu’une seule qui ne produit jamais que d’agréables effets parmi nous. Premièrement, l’ambition ne nous tourmente point : nous sommes enfants de bergers, nous ne voulons être que cela et ne pouvons être davantage. Notre désir n’ayant point d’objet, nous ne souhaitons rien. Nous vivons sans inquiétude comme sans orgueil, et ne voyant rien au-dessous de nous, ni rien au-dessus de notre tête que le ciel, nous sommes sans chagrin comme sans insolence, et nous ne changerions pas nos houlettes pour tous les sceptres de l’univers. Il vous est aisé de juger que n’étant point ambitieux nous ne connaissons ni l’avarice ni l’envie, puisque ce sont deux passions qui sont presque inséparables de l’autre. La colère n’est guère plus de notre connaissance et la haine ne trouve point d’entrée en un pays où tout est digne d’être aimé. Mais (me direz-vous) quelle est donc cette passion qui a accoutumé de produire de si étranges désordres dans les villes et qui ne fait voir que d’agréables effet dans vos campagnes ? car pour moi, il y a si longtemps que je n’y demeure plus que j’en ai perdu le souvenir. C’est, Tityre, la plus puissante et la plus noble de toutes ; c’est celle qui fit filer Hercule, qui embrasa Troie, qui a renversé tant d’empires, qui a causé tant de ruines par tous les coins du monde, qui a tant fait de guerres, qui a donné Antoine à Cléopâtre, Auguste à Livie ; c’est enfin cette passion qui naît parmi les délices, les fleurs, les bois, les ruisseaux, les prairies, les bergers et les bergères, avec plus d’innocence et moins d’amertume que sur le trône ou dans les palais des grands rois. C’est en ces lieux élevés que cette passion qu’on appelle amour est presque toujours dangereuse : un amant qui donne des lois à tout le monde n’est guère propre à en recevoir d’une maîtresse. Il veut les choses qu’il désire plus opiniâtrement que les autres et, lorsqu’il trouve quelque obstacle à son dessein, cet esclave couronné qui n’a pas accoutumé d’obéir et qui est accoutumé d’être obéi de tout ce qui l’approche, cet esclave (dis-je) quitte ses fers, se révolte, remonte sur le trône, et devenant le tyran de celle dont il se disait le captif, il lui fait souvent éprouver de funestes aventures. Mais parmi nous, au contraire, ce petit dieu dont la puissance n’a point de bornes ne paraît jamais dans nos bois qu’avec les grâces de sa mère ; il n’inspire dans le cœur de nos bergers que des sentiments raisonnables ; nous les voyons baiser leurs fers lors même que la rigueur de leurs maîtresses les leur fait sembler les plus pesants ; ils reçoivent les faveurs avec ravissement, et lorsqu’ils sont maltraités, leur discrétion et leur patience les oblige à supporter cet infortune avec respect et avec soumission. Ils sont toujours nos esclaves et par conséquent ils ne sont jamais nos tyrans. Nous avons des bergères rigoureuses mais nous n’avons point de bergers indiscrets : à peine osent-ils faire éclater leurs plaintes sur leurs maîtresses et sur leurs chalumeaux ; leurs vers, leurs chansons et leurs entretiens ne sont remplis que de nos louanges ; tous nos arbres ne sont gravés que de leurs chiffres et des nôtres mêlés ensemble, et toutes leurs paroles nous donnent tous les jours de nouvelles marques ou de leur estime ou de leur amour. La constance (cette vertu que si peu de gens pratiquent dans les villes) se rencontre presque toujours parmi nous : l’égalité de nos conditions et de nos richesses fait que les plus faibles ne laissent pas d’être constantes ; il n’y a ni sceptre, ni or, ni diamants qui les puissent éblouir et les suborner : les sages d’entre nous les méprisent et les autres ne les connaissent pas. L’on ne voit point ici un mari répudier plusieurs femmes comme à Rome ; les amants ne cessent point de l’être en se mariant : ils ne veulent point nous acquérir pour ne nous estimer plus. Ils prennent soin de la conquête qu’ils ont faite et s’estiment glorieux de ne porter qu’une chaîne en toute leur vie. Nos bergères aussi ne sont pas plus infidèles : leur simplicité et leur franchise fait qu’elles ne déguisent point leurs sentiments. Elles sont modestes et sincères, et si un peu de jalousie (malgré tant de vertus qui devraient l’empêcher de naître) ne troublait point la tranquillité de nos campagnes, toutes nos roses seraient sans épines et tous nos plaisirs seraient sans mélange et sans amertume. Cette passion, toutefois, n’agit pas ici comme à Rome : en ce lieu-là, l’on a recours à la violence, les poisons et les poignards sont mis en usage et servent quelquefois également et contre le rival, et contre la maîtresse encore. Mais ici, le plus grand mal qui nous en arrive est que nous voyons le teint des plus belles filles devenir un peu pâle et les troupeaux de nos plus soigneux bergers se ressentir des inquiétudes de leurs maîtres, qui passent leur chagrin dans les plus sombres forêts, les abandonnant aux soins de quelques-uns de leurs amis. Cette retraite ne nous fait pourtant guère voir de funestes événements, et pour l’ordinaire, quelque plainte, quelque chanson et quelques vers sont la vengeance et l’accommodement des plus jaloux. Si c’est la bergère qui soit irritée, on lui ramène son amant à ses pieds, triste et changé comme il est. Elle l’écoute, reçoit ses justifications s’il est innocent et lui pardonne s’il est coupable, pourvu qu’il se repente et qu’il demande ce pardon de bonne grâce. Que si au contraire c’est elle qui est en tort, nous la condamnons à lui faire de sa main un chapeau de fleurs, et même nous consentons quelquefois qu’il lui dérobe un bracelet de ses cheveux. Après cela, leur félicité est plus solidement fondée qu’auparavant, et l’innocence de leur vie justifiant tous leurs plaisirs, ils demeurent les plus heureux du monde. Le berger prend soin du troupeau de sa maîtresse, ils vont presque toujours sur les mêmes bruyères, ils cherchent les mêmes ombrages et les mêmes fontaines ; leurs houlettes sont gravées des mêmes chiffres, leurs panetières attachées des mêmes rubans, leurs brebis parées des mêmes couleurs, et leurs chiens mêmes semblent avoir contracté ensemble quelque amitié particulière. Cet heureux état considéré comme il doit l’être, n’est-il pas vrai, berger, que l’amour de Rome devrait être peint d’une autre manière que le nôtre ? Il faudrait le représenter comme une furie ; il faudrait même lui donner plus d’un arc et plus d’un flambeau, vu les désordres qu’il cause ; il faudrait qu’il portât une faux aussi bien que Saturne et que la Mort, puisqu’il détruit tout ce que le temps et la mort détruisent. Il renverse tout aussi bien qu’eux ; il ne porte jamais le désir d’aimer dans un cœur que la haine, la jalousie et la colère ne le suivent de bien près. Il faudrait donc qu’il fût dépeint comme un monstre, puisqu’il produit tant de choses différentes en un même instant. Mais pour celui qui habite dans nos bois, il faut ne le faire jamais voir que sur des fleurs, il faut que ses ailes soient émaillées des mêmes couleurs de l’arc-en-ciel, que son bandeau soit d’une gaze fort déliée, que ses traits et son carquois soient ornés de roses et de jasmin, que son teint soit blanc et incarnat, que les jeux et les ris ne l’abandonnent point, que son innocence paraisse en toutes ses actions, que son flambeau semble plutôt être entre ses mains pour nous éclairer que pour nous nuire. Jugez, berger, après tout ce que je viens de dire, si la vie de Rome doit être préférée à la vie champêtre ? Nous habitons les plus beaux lieux de la nature ; nous possédons toutes les véritables richesses ; nous jouissons de tous les plaisirs innocents, nous ne sommes pas trop éloignés de la plus solide vertu ; nos coutumes sont équitables ; nous n’avons point d’ambition et nous ne voyons rien au-dessus de nous : que pourrions-nous souhaiter davantage et que pourriez-vous désirer de plus ? Rendez-vous donc, berger, rendez-vous à la raison, à mes prières, à mes persuasions et à vous-même, qui n’endureriez pas sans doute que je vous donnasse la qualité de berger si vous ne l’estimiez glorieuse. Tant de vers et tant d’églogues que vous avez faites, justifient bien mieux que moi les avantages de la vie champêtre : il suffira de se souvenir un jour que Tityre, après avoir chanté les hauts faits d’Enée (comme il en a le dessein), n’a pas dédaigné d’accorder sa musette et ses chalumeaux avec ceux de nos plus adroits bergers. Ne vous souvenez donc plus, pour être persuadé de ce que je désire, ni du soleil que je vous ai dépeint si lumineux, ni de nos rivières dont les ondes sont d’argent, ni de nos fontaines de cristal, ni de l’aimable obscurité de nos grottes, ni des émeraudes de nos prairies, ni de ces hautes montagnes dont la vue est si belle, ni de ces torrents dont la chute, quoique effroyable, ne laisse pas de divertir. Ne vous souvenez (dis-je) ni de ces sombres forêts, ni de ces étangs couverts de cygnes, ni de nos collines, ni de nos vallons, ni de l’aimable diversité de nos fleurs, ni de nos bocages, ni de notre musique de rossignols, ni de l’avantage que nous avons par-dessus les villes en toutes les saisons de l’année. Oubliez (dis-je) si vous le pouvez, la beauté de nos bergères ; perdez la mémoire de nos fêtes, de nos sacrifices, de nos chasses, de nos pêches, de l’innocence de nos mœurs et d’Amarylle même. Mais souvenez-vous au moins, pour ne dire jamais rien contre cette vie bocagère, qu’au sortir de Rome vous avez été berger, comme vous l’étiez auparavant. Que vous avez porté la panetière et la houlette, et que, de la même main dont vous allez écrire les plaintes de Didon et les louanges d’un prince troyen, vous avez écrit les plaintes de Tityre à la bergère Galathée et les louanges de la vie champêtre.


Effet de cette harangue

Le lecteur peut croire que ce discours fut persuasif, puisque Virgile, qui est le même que Tityre, ne regrette Rome que cette seule fois en toutes ses Bucoliques, quoiqu’il fût trois ans à les composer. Il en employa encore après sept à la composition de ses Géorgiques, ouvrage de même nature, et qui contient toutes les occupations champêtres. Ainsi peut-on (comme je l’ai dit) sans que l’imagination en soit gênée, croire qu’Amarylle persuada en quelque façon Tityre et que la diversité de ce grand paysage, assez artistement peint et assez hardiment touché, ne déplût pas à ses yeux.


Clorinde à Tancrède

Sixième harangue

Argument

Chacun sait que dans la Jérusalem du Tasse, Tancrède tue Clorinde, sa maîtresse, sans la connaître ; mais chacun sait aussi qu’elle ne le reconnaît point et qu’elle meurt presque sans parler. Je ne doute donc pas qu’on ne m’accuse de falsifier l’histoire (si toutefois une fable doit avoir ce nom) et qu’on ne me trouve étrangement hardi d’oser entreprendre de faire parler une héroïne qu’un si fameux auteur a fait taire. Outre que c’est dire ce qu’il n’a pas dit, on le trouvera encore plus judicieux que moi de n’avoir pas mis un si long discours en la bouche d’une personne mourante, mais j’avoue que malgré toutes ces objections, auxquelles on voit bien que j’ai songé, puisque je me les fais moi-même avant qu’un autre me les fasse, je n’ai pu résister à une si agréable tentation. Il m’a toujours semblé, en lisant cet endroit de ce merveilleux poème, que le Tasse n’en avait pas entièrement tiré tout ce qu’on en pouvait tirer et que, puisqu’il était maître de la destinée de Clorinde, il pouvait lui accorder quelques moments de vie pour rendre l’aventure plus tendre et le malheur de Tancrède plus pitoyable par les choses qu’elle lui dirait. Que le lecteur souffre donc que comme Boiardo et l’Arioste disent souvent que c’est Turpin qui a dit ce qu’ils inventent, je die aussi qu’un autre historien que le Tasse assure que le coup d’épée fut un peu moins grand, que Clorinde vécut quelques heures et qu’elle parla à peu près en ces termes au généreux Tancrède pour lui persuader que l’amour ne doit point mourir avec l’amante.



Clorinde

Qu’elle est fière, qu’elle est belle !

Mais qui peut en discourir ?

Un amant la fait mourir,

Qui voudrait mourir pour elle.


Clorinde à Tancrède

Vous avez vaincu, illustre et vaillant chevalier ! Je vous rends les armes avec la vie et vous avez même cet avantage d’ouïr de la bouche de la personne que vous avez vaincue que vous êtes digne d’être son vainqueur. Mais d’où vient la tristesse qui paraît sur votre visage et dans vos actions ? est-il possible qu’il se trouve un homme assez généreux pour pleurer de ses propres victoires et pour plaindre la mort de ses ennemis ? Cessez, courageux chevalier, cessez de regretter ma perte et souvenez-vous que peu s’en est fallu que je n’aie causé la vôtre. Mais, encore une fois, ce que je vois et ce que j’entends peut-il être véritable ? Ha, je n’en doute point, je reconnais mon libérateur, j’entends cette même voix qui, au milieu des combats, m’a paru souvent si redoutable et si charmante, et je ne m’étonne plus de voir pleurer ma mort à celui qui m’avait sauvé la vie. Oui, généreux prince, je me souviens de cette grande journée qui vous acquit tant d’honneur, où, poussée de cette noble ambition de vaincre en vous le plus vaillant et le plus courageux de tous les hommes, je vous poursuivis si opiniâtrement que ma hardiesse ou plutôt ma témérité vous donna de l’estime pour moi. Non seulement vous ne m’attaquâtes point, non seulement vous ne voulûtes pas vous défendre lorsque je vous attaquai, mais vous me défendîtes de tous ceux qui m’attaquaient. Vous fûtes de parti contraire à celui dont vous étiez à ma considération ; vous poursuivîtes les vôtres comme vos ennemis parce qu’ils étaient les miens, et toutes vos actions me confirmèrent mieux que vos paroles que soit par la force de votre destin ou par votre inclination, Clorinde avait touché votre illustre cœur. Hé, veuille le ciel m’accorder quelques moments de vie pour vous rendre grâce de tant de générosité et pour vous consoler de la douleur que je vous cause. Je vois bien, Tancrède, je vois que vous songez à aller chercher des remèdes aux blessures que j’ai reçues de votre main. Mais s’il est vrai que j’ai quelque pouvoir sur vous (comme vos larmes me le persuadent) ne m’abandonnez pas, je vous en conjure, à l’insolence de vos soldats maintenant que la misérable Clorinde n’a plus d’autres armes pour se défendre que les plaintes et les soupirs. Aussi bien les blessures que j’ai reçues sont telles qu’il n’y a plus de part à la vie pour moi. Hé, veuille le ciel encore une fois me la prolonger de quelques instants afin que je puisse vous témoigner ma reconnaissance. Il me semble que ma prière est exaucée, car encore que je sente bien que l’heure de ma mort est proche, il me semble, dis-je (si je ne me trompe) que j’ai lieu de croire que je n’expirerai pas que je ne vous aie dit une partie des choses que je pense. Ne craignez point que je me plaigne de vous ni du sort ; j’ai l’âme trop grande, trop ferme et trop raisonnable pour avoir un sentiment si vulgaire, si faible et si injuste. Je sais que dans les combats on trouve aussi souvent la mort que la victoire, qu’il faut se préparer également à l’une et à l’autre et que, pourvu que l’on soit vaincu sans honte et sans lâcheté, on doit perdre cette victoire sans désespoir et mourir sans murmurer. Je ne regrette donc point la part que je pouvais encore avoir à la vie ; la mienne a été assez longue, puisqu’elle a été sans tache ; j’ai peu vécu, je l’avoue, mais j’ai vécu avec gloire et je meurs avec honneur. Si Clorinde devait être vaincue, il fallait que ce fût par celui qui a accoutumé de vaincre tous les autres. Ce n’est pas peu pour elle de lui avoir disputé cet illustre prix comme elle a fait et de ne lui avoir cédé que parce que rien ne lui peut résister. Ne me plaignez donc pas davantage que je me plains moi-même, réglez vos sentiments sur les miens, consolez-vous comme je me console et ne soyez pas plus sensible à mon malheur qu’à votre propre intérêt. Si vous me regardez comme votre ennemie, vous vous réjouirez de ma perte, toute l’armée de Godefroy vous rendra grâce de cette action, car,- bien que je sois d’un sexe qui pour l’ordinaire ne permet pas que l’on tire avantage de le combattre, je pense néanmoins sans vanité que le nom de Clorinde est assez fameux pour oser croire comme je fais, que tous vos chevaliers s’estimeraient fortunés, non seulement d’être ses vainqueurs, mais même d’être ses vaincus. Ne jetez donc pas sur mon tombeau la couronne que vous avez acquise par ma défaite, comme indigne de votre front. Ne dédaignez pas votre victoire si vous ne voulez pas me faire un outrage. Au contraire, publiez-la par toute la terre, apprenez à tout le monde ce qu’elle vous a coûté, ne cachez point le sang que vous avez répandu et cachez seulement vos larmes à Clorinde, afin que sa mort soit plus tranquille, ne pouvant être plus honorable. Pour vous témoigner qu’elle vous la pardonne de bon cœur, elle vous conjure (s’il est vrai que vous ayez de l’affection pour elle) de la conserver lorsqu’elle ne sera plus. Faites que ses cendres n’éteignent pas cette noble ardeur que les actions héroïques ont allumée dans votre âme. Vous l’avez aimée ennemie, aimez-la dans le cercueil ! Vous l’avez aimée lorsqu’elle avait les armes à la main contre vous, aimez-la lorsqu’elle sera morte par vous ! Vous l’avez aimée lorsqu’elle vous haïssait, aimez-la lorsqu’elle aura fini ses jours en vous assurant qu’elle a estimé votre valeur et votre vertu jusques au point de souffrir sa défaite sans en murmurer et de tenir à gloire de perdre la vie de la même main qui la lui avait conservée ! Je meurs toutefois avec le regret de ne l’avoir pas employée au service de mon libérateur. Mais, comme cette ingratitude n’est pas volontaire, ne laissez pas de regarder ma mort comme si je la souffrais pour vous sauver au lieu que je la souffre pour avoir voulu vous perdre. Imaginez-vous que tous les coups que je vous ai portés ont été portés contre vos ennemis et non pas contre votre personne. Faites que le sang que je répands serve de prix aux larmes que vous versez, et croyez enfin qu’après la générosité que j’ai remarquée en votre âme, si Clorinde eût vécu, elle vous aurait témoigné par ses actions qu’elle n’était plus capable de vous compter entre ses adversaires. Mais puisque le passé ne se peut révoquer et qu’il ne demeurera bientôt de Clorinde que son nom, ses cendres et son cercueil (si vous avez la bonté de lui en accorder un), prenez soin de toutes ces choses : augmentez sa réputation si vous le pouvez, afin d’accroître la vôtre et afin aussi de justifier en même temps votre amour et votre douleur. N’ayez pas la lâcheté de ces gens indignes de voir le jour qui cessent d’aimer leurs amis dès qu’ils ne sont plus en état de reconnaître leur amitié ; ne soyez pas (dis-je) de ceux à qui les sépulcres donnent de l’horreur et qui n’osent suivre les personnes qu’ils aiment dans les ombres du tombeau. Ces faibles intéressés, qui ne cherchent que la récompense dans leurs affections et qui n’aiment que les choses agréables, ne sont pas dignes de jouir de la lumière ; les âmes grandes et généreuses ne sont pas capables d’en user ainsi, et à dire les choses comme elles sont, ce n’est que sous la tombe et entre les bras de la mort que nous pouvons nous assurer fortement de la bienveillance que l’on a pour nous. Tous les services que l’on rend aux vivants peuvent être soupçonnés d’intérêt particulier, mais tous les honneurs que l’on rend aux morts ne peuvent être mal expliqués et méritent de vivre éternellement dans la mémoire de tous les hommes. C’est la véritable marque de l’amour héroïque et de la véritable vertu ; c’est (comme je l’ai dit) le caractère infaillible d’une âme grande, noble et généreuse ; c’est aimer pour aimer et non pas pour la récompense ; et c’est enfin (comme je l’ai dit encore) se rendre digne de tous les honneurs imaginables que d’honorer la mémoire de ceux qui, pendant leur vie, ont mérité d’être estimés de nous d’une façon particulière. N’est-ce pas assez que nous perdions une personne qui nous est chère, sans effacer encore nous-même son image de notre souvenir ? Ha, non, non, prince trop généreux ! vous n’en userez pas ainsi, les cendres de Clorinde vous seront en vénération, vous visiterez son tombeau avec respect et son nom rendu inséparable du vôtre par sa déplorable aventure, volera par tout l’univers avec éclat et avec gloire. Vous lui conserverez cette amitié si pure que l’espérance même n’y a point eu de part, car, certes, il ne serait pas juste que Clorinde cessant de vous haïr lorsqu’elle entre dans le monument, vous commençassiez de lui vouloir mal lorsqu’elle cesse de vivre et qu’elle commence de vous connaître, et par conséquent de vous estimer beaucoup. Après avoir été mon ennemi, soyez mon chevalier, je vous en conjure. Défendez contre tout le monde la beauté des portraits avantageux que la renommée a fait de moi par toute la terre ! Souvenez qu’elle n’a point flatté Clorinde, parlez de la grandeur de son courage, de son expérience dans sa jeunesse, de son bonheur dans les combats, de la pureté de son âme, de l’innocence de sa vie et de la gloire de sa mort ! Il m’importe peu que vous publiez que je suis née sur le trône, il suffit que vous persuadiez que j’en étais digne et que vous-même soyez persuadé que ma défaite vous est honorable. Je vois bien que ce discours redouble votre douleur et que vous aimeriez mieux n’avoir point vaincu que d’acheter la victoire par ma perte. Ne regrettez pourtant pas si fort une personne malheureuse, et ne vous accusez pas d’avoir commis un si grand crime. La Clorinde que vous avez combattue, n’est pas celle que vous voyez ; l’autre était une infidèle, ennemie de tous les chrétiens, et par conséquent la vôtre ; et celle-ci, au contraire, est présentement mieux instruite, plus éclairée et plus raisonnable, puisqu’elle meurt avec beaucoup d’estime et de reconnaissance pour Tancrède. Mais cependant (me direz-vous) elle meurt par la main de ce Tancrède. Il est vrai (vous répondrai-je), mais elle meurt pour sa gloire. Nul d’entre les mortels ne devait être son vainqueur que celui qui est assez généreux pour pleurer son ennemie. Le sang qu’elle eût répandu en toute autre rencontre aurait noirci sa réputation. Il fallait donc pour l’honneur de ses armes, que ce fût de votre main qu’elle perdît la vie afin de vivre éternellement. Et puis, illustre prince, si le hasard de la guerre ne nous eût point fait rencontrer et que le sort et votre valeur ne m’eussent pas mise aux termes où je me vois, jamais Clorinde ne vous aurait donné nulle marque de sa reconnaissance ; elle avait une vertu austère qui l’eût obligée à vous traiter toujours en ennemi ; vous avez adouci la fierté de son âme en la surmontant ; son orgueil a été plus faible que votre courtoisie ; et la mort qu’elle reçoit par votre main, lui fait recevoir votre amour sans colère et sans haine, ce qu’elle n’eût jamais fait en un autre temps. Ne vous plaignez donc point de la rigueur de votre aventure, puisque vous lui devez une partie de mon estime. J’avais admiré votre courage dans les combats, mais j’avoue que je n’aurais pas connu si parfaitement votre générosité après la victoire. Il est plus vaillants soldats que de vainqueurs débonnaires, et plus d’hommes qui sont capables de verser le sang de leurs ennemis que de répandre des larmes sur leurs tombeaux. Cessez donc, cessez de vous affliger et de me plaindre, la mort ne m’étant point rude, vous devez, ce me semble, vous consoler comme moi, et vous devez enfin vous résoudre à ce que vous ne pouvez éviter. Quand j’eusse vécu plus longtemps, que pouviez-vous attendre de plus heureux ? Vous n’auriez jamais vu Clorinde que les armes à la main. Ne vaut-il pas mieux (puisque le ciel le veut ainsi) que vous ne la voyez plus du tout ? Son idée vous sera plus agréable qu’elle-même ne vous l’eût été de cette manière ; et de l’humeur dont elle est, elle veut bien que vous aimiez sa mémoire, mais elle n’eût peut-être pas voulu que vous eussiez aimé sa personne. Reconnaissez donc avec moi les avantages que vous donne la victoire et ne murmurez pas inconsidérément d’une chose que vous ne pouvez empêcher. Modérez votre douleur afin qu’elle dure plus longtemps. Je reçois la mort avec tranquillité, souffrez ma perte avec patience, toutefois ne perdez jamais le souvenir de ce que je fus. Vous me rendrez la vie en conservant mon visage dans votre cœur, mais une vie plus noble et plus glorieuse et pour laquelle j’ai si souvent hasardé l’autre. Tout ce que Clorinde a fait n’a été que pour immortaliser son nom ; empêchez donc par vos soins qu’il ne soit enseveli dans l’oubli, et s’il est vrai (comme je n’en doute point) que vous ayez l’âme généreuse, ne changez pas de sentiments, puisque je m’en vais être en un état qui ne reçoit plus de changement. Je meurs avec beaucoup d’admiration pour votre vertu, vivez avec beaucoup d’estime de mon courage ; portez de mon tombeau jusques au vôtre l’affection que vous dites avoir pour moi ; et lorsque le malheur voudra que vous quittiez le jour, faites que l’on enferme dans votre cercueil, une image de Clorinde. Faites (dis-je) qu’elle se trouve encore empreinte en votre cœur, et que rien ne soit assez puissant pour l’en pouvoir effacer. C’est dans les âmes vulgaires que le temps et l’absence détruisent les beaux sentiments que la vertu toute seule y a fait naître ; mais parmi les personnes héroïques, le temps, l’absence ni la mort même ne peuvent faire changer leurs inclinations. Ils aiment dans le monument, ce qu’ils ont aimé sur la terre ; le souvenir de cet agréable objet, leur tient lieu de sa personne ; et comme ils ont aimé sans espérance et sans intérêt, ils conservent sans infidélité et sans peine, l’amitié qu’ils ont promise. Certainement il y aurait quelque chose de dur et d’injuste, de perdre tout ensemble, la lumière, la vie et l’affection de ses amis ; c’est revivre en eux, que de demeurer en leur mémoire ; ressuscitez donc Clorinde de cette sorte, et ne la faites pas mourir une seconde fois d’une façon plus cruelle que l’autre. La première est un effet de votre adresse, de votre courage, et de son malheur ; et la seconde, en serait un de votre oubli, de votre indifférence et (si j’ose parler ainsi) de votre ingratitude. Oui, généreux prince, je puis user de ces termes ; et j’ose espérer que vous ne trouverez pas mauvais que Clorinde croie vous obliger sensiblement, lorsqu’elle emploie les derniers moments de ses jours, à vous témoigner la véritable estime qu’elle a conçue pour votre extrême vertu. Ne manquez donc pas de reconnaissance, puisque vous voyez que je n’en manque point ; recevez le regret que j’ai de ne vous avoir pas servi, comme une preuve indubitable que je l’aurais fait si j’eusse vécu plus longtemps. Mais rendez aussi à mes cendres et à mon nom, les honneurs et les soins que vous auriez rendus à Clorinde, si sa vie eût été plus longue. Ne craignez pas que son fantôme vous épouvante lorsque vous visiterez son cercueil, ni qu’avec une voix plaintive et lamentable, elle vous reproche sa mort. Non, Tancrède, vous ne verrez plus ni Clorinde ni son ombre ; et vous n’entendrez plus ni sa voix, ni ses soupirs. Mais, hélas, je connais bien que j’augmente votre douleur en pensant la consoler ; que les témoignages d’amitié que je vous rends, vous causent plus d’affliction qu’ils ne vous donnent de joie ; que je suis assez malheureuse pour vous nuire, lorsque je voudrais vous servir ; que je vous perce le cœur lorsque le mien est près d’expirer ; et que je vous suis plus redoutable mourante et désarmée que je ne vous l’étais dans le milieu des combats. Je ne vous dirai donc plus rien qui puisse augmenter vos larmes. Je vous cacherai une partie de mes sentiments, de peur d’attendrir les vôtres et de peur même que votre faiblesse ne passât jusques à moi. Ha, non, non, je me repens de cette pensée, et puisque je n’ai plus que quelques moments à vivre, il faut les donner tous entiers à celui qui autrefois m’a sauvé la vie, à celui qui pleure maintenant ma mort quoiqu’elle ait empêché la sienne, et à celui dont les soins me doivent immortaliser. Aussi bien je ne pense pas que mon silence arrêtât vos plaintes et je crois même que vous ne serez jamais plus affligé que lorsque ce silence sera éternel. Préparez-vous toutefois, car je sens que mon heure fatale s’approche, que mes forces diminuent, que ma voix s’affaiblit et qu’à peine aurai-je le loisir de vous dire que Clorinde meurt sans autre douleur que celle que la vôtre lui cause. Qu’elle tient la fin de ses jours pour la plus glorieuse de ses aventures, qu’étant née sur le trône, elle ne se soucie pas de mourir sur la poussière, puisque c’est avec honneur. Qu’ayant vécu avec innocence et avec une réputation sans tache, elle ne regrette rien au monde que de ne s’acquitter pas de ce qu’elle vous doit et qu’enfin elle s’estime heureuse d’avoir trouvé en une même personne un ennemi assez courtois pour lui sauver la vie, un chevalier assez vaillant pour rendre sa mort illustre, un vainqueur assez débonnaire pour pleurer de ses propres victoires et un amant assez passionné et assez héroïque pour lui faire espérer qu’il conservera cette affection toute pure jusques à son dernier soupir. Adieu donc, prince trop infortuné pour être si généreux. La voix me manque, je perds la force et la lumière, mais s’il est possible ne perdez jamais le souvenir que l’amour ne doit point mourir avec l’amante.


Effet de cette harangue

Les sentiments qu’un pareil discours eût pu inspirer ne manquèrent pas de trouver place dans l’esprit affligé de Tancrède ; il pleura, et pleura longtemps, pour une infortune si extraordinaire et pour une aventure si effroyable. Et nous pouvons même croire qu’il pleura toujours, puisqu’Herminie (toute aimable et toute amante) qu’elle était, ne le put jamais consoler de la perte de Clorinde. Cependant ne soyez pas aussi persuadé qu’il le fut que l’amour ne doit point mourir avec l’amante, et suspendez au moins votre jugement, puisque cette autre princesse a quelque chose à vous dire là-dessus. Écoutez-la mieux que Tancrède ne l’écouta, car sans mentir elle est trop digne de compassion pour la faire mourir pour une morte, ou du moins pour ne la vouloir pas entendre.


Herminie à Arsète

Septième harangue

Argument

Après que Tancrède eut tué Clorinde, comme vous venez de le voir, ce prince en parut inconsolable et à peine ce fameux ermite qui suivait le camp de Godefroy, le put séparer de ce beau corps dont il avait séparé l’âme. De sorte qu’Herminie, fille du roi d’Antioche, qui aimait depuis longtemps ce généreux affligé, désespéra de voir jamais son amitié récompensée. Ce fut dans un état si malheureux que, rencontrant un des domestiques de Clorinde, qui soutenait que Tancrède avait raison d’en user ainsi, elle tâcha de lui faire avouer, pour soulager sa douleur, que l’amour ne doit aller que jusqu’au tombeau.



Herminie

Ô princesse jeune et belle,

Si par un discours charmant,

Vous subornez cet amant,

Voudrez-vous d’un infidèle ?


Herminie à Arsète

Ceux qui disent, comme vous le dites, que le pouvoir de la mort ne doit point détruire l’amour, qu’il faut aimer dans les ombres du tombeau celles que l’on a aimées lorsqu’elles jouissaient de la lumière, que c’est être infidèle de ne leur conserver pas son affection toute pure, que c’est être inconstant que d’être capable d’une seconde flamme lorsqu’elles n’ont plus part à le vie, et qu’enfin quiconque a été assez malheureux pour voir entrer une maîtresse dans le monument ne doit jamais plus songer à faire nulle autre conquête, ces gens-là, dis-je, ignorent également jusques où va la puissance de la mort et la puissance de l’amour. Ils ne savent pas ce que c’est qu’on appelle aimer ; ils ne connaissent ni la fidélité ni la constance, et jugent des choses ou selon leur caprice ou selon leur intérêt. Pour vous, sage et fidèle Arsète, je n’ai garde de trouver mauvais que vous donniez des larmes à la mémoire de la vaillante Clorinde. Je consens même que le généreux Tancrède mêle les siennes avec les vôtres, et je veux bien encore vous témoigner par mes soupirs que le destin de cette illustre personne m’a donné de la douleur et que je fus sa rivale sans être son ennemie. Mais je veux aussi vous persuader que sans être ni infidèle ni inconstant, ce prince, qui l’a aimée durant qu’elle a vécu, pourrait reconnaître mon affection par la sienne après qu’elle a cessé de vivre. La mort (cet effroyable monstre qui détruit tout ce qui respire en l’univers) ne veut point que l’amour entreprenne aucune chose sur sa puissance ; ceux qu’elle emporte une fois ne sont plus obligés à rien ; elle rompt les traités de paix ; elle sépare les amitiés les plus étroitement unies ; elle désunit les alliances les plus fortes. En faisant tomber les rois du trône dans le cercueil, elle dispense leurs sujets de leur obéir ; leur pouvoir cesse avec leur vie et il ne demeure de ces monarques que la mémoire de leurs vices ou de leurs vertus. S’ils ont été méchants, on les blâme avec hardiesse et, s’ils ont été bons, on les loue sans être soupçonné de flatterie ; on prend soin de leurs tombeaux, on immortalise leurs noms par l’histoire que l’on fait de leur règne et de leurs actions héroïques, mais on ne leur rend aucun des services qu’ils avaient accoutumé d’exiger de leurs sujets, tant il est vrai que la mort apporte de changement à toute chose. Ce que je dis des rois se peut dire de celles que l’amour avait rendues reines de leurs amants et que la mort a assujetties à son empire. Comme elles ne sont plus en état de commander, l’on est dispensé de leur obéir : les sentiments de la raison et de la nature veulent que l’on pleure leur perte, que l’on chérisse leur mémoire, qu’on n’en perde jamais le souvenir, qu’on leur dresse des sépulcres magnifiques et que l’on n’oublie rien de ce qui peut servir à leur gloire. Mais la raison et la nature veulent aussi que le temps console les plus aigres douleurs, qu’il n’y ait point de larmes qui ne tarissent, ni point d’afflictions qui ne diminuent. En effet, il n’y a point de milieu à prendre en ces occasions : il faut entrer dans le cercueil avec la personne aimée ou il faut demeurer dans les bornes que la sagesse prescrit aux douleurs les plus violentes. Tous les ornements des plus superbes mausolées ne sont que des flambeaux éteints et des marques funestes que ceux qui y reposent n’ont plus de part à la lumière, et par conséquent que les vivants n’en doivent plus avoir à leurs cendres. Ce sommeil éternel, qui règne dans les sépultures et que les larmes et les soupirs des amants les plus passionnés ne peuvent jamais dissiper, témoigne assez que ce n’est point aux morts que l’on doit de l’amour et de la constance. Le changement qui arrive en eux justifie celui qui arrive aux autres, et puis, à parler véritablement, les plus désespérés s’abusent lorsqu’ils croient aimer encore les ombres de leurs maîtresses comme si elles étaient vivantes. Ce qui ne peut plus causer ni désir, ni espérance, ni inquiétude, ni jalousie ne peut s’appeler amour. Ils cessent donc d’aimer sans qu’ils y pensent et prennent un effet de leur douleur et quelquefois de leur tempérament pour une marque de passion. Cependant il est absolument impossible que l’amour et la mort puissent jamais régner ensemble : ils croient aimer leurs maîtresses et ils n’aiment que leur mémoire ; ils se disent fidèles et constants, et néanmoins tous leurs sentiments sont changés, car de toutes les tendresses que la véritable affection inspire, il ne leur demeure que la douleur en partage ; encore pour l’ordinaire, devient-elle avec le temps une mélancolie d’habitude plutôt qu’un effet de leur perte et du ressentiment qu’ils en ont. Ils s’accoutument au chagrin comme à la joie, leurs soupirs les soulagent, leurs pleurs coulent sans amertume et le récit de leurs disgrâces, au lieu d’accroître leurs tourments et de renouveler leurs déplaisirs, leur tient lieu d’un divertissement agréable. Croyez-moi, Arsète, ce ne sont point là les marques d’une forte passion ; cependant il est certain que la sagesse de la nature fait en nous, malgré que nous en ayons, ce changement avantageux. La mort est un mal trop inévitable et trop commun parmi les hommes pour faire qu’ils ne se consolent jamais des pertes qu’elle leur cause ; aussi voit-on bien que les choses ne sont pas ainsi et que la raison a donné de plus justes limites à la plus forte douleur. Depuis le commencement des siècles, la mort a fait verser des larmes que le temps a essuyées ; tous les enfants se sont consolés de la mort de leurs pères, tous les pères ne se sont point désespérés pour celles de leurs enfants ; les maris les plus fidèles ont conduit leurs femmes dans le cercueil sans y entrer, et les femmes les plus constantes ont enseveli leurs maris sans les suivre au tombeau. Enfin, Arsète, comme il n’y a pas de joie permanente en cette vie, il ne doit point y avoir d’affliction qui soit éternelle. Vous me direz que les liens du sang et ceux de l’amour sont des choses bien différentes, et que pour l’ordinaire l’intérêt de la personne aimée a plus de pouvoir en notre cœur que toute autre considération. Vous ajouterez à cela que nous abandonnerions et notre patrie et tous nos parents pour la servir et qu’ainsi, lorsqu’il arrive que nous la perdons, elle nous cause autant d’affliction elle seule que si nous perdions tout à la fois, et ceux qui nous ont donné la naissance et ceux qui causent notre fortune, et bref tout ce qui nous reste à perdre au monde. Quand je tomberais d’accord de cela, il faudrait toujours en revenir à mon point, qui est : ou qu’il faut se consoler de la mort de la personne que l’on aime, ou qu’il faut mourir avec elle. Car de penser que l’amour soit une chose comparable avec les ombres du tombeau, c’est ce qui n’a point d’apparence, c’est ce qui n’a point de raison, c’est ce qui n’a point d’exemple et c’est ce qui ne peut jamais arriver, à moins que de perdre le bon sens en perdant sa maîtresse. Comme l’on n’aime point ce que l’on n’a pas vu, l’on ne doit point aimer ce que l’on ne verra plus ; on peut en conserver le souvenir mais on ne peut en aimer les beautés, puisqu’elles ne sont plus en l’être des choses. On peut révérer encore les chaînes et les fers que l’on a portés mais, comme ces chaînes et ces fers sont brisés pour toujours, on peut sans inconstance et sans infidélité en reprendre d’autres, pourvu qu’ils ne soient pas indignes des premiers. Il ne faut point abattre une statue d’or pour en mettre une d’argile en sa place, mais parmi les chrétiens (à ce que l’on m’a dit) on peut orner un lieu de plus d’une image. Je ne demande donc pas que Tancrède efface entièrement celle de Clorinde de son cœur : j’ai plus de respect pour elle et plus de complaisance pour lui. Je veux seulement que, comme il n’a pas renoncé à la société humaine, puisqu’on lui voit encore donner des ordres et en recevoir, aller à la guerre, défendre sa vie et employer la même main dont il a rompu les liens qui le retenaient au service de Clorinde contre ceux que Clorinde a toujours servis, je veux, dis-je, que n’ayant pas cessé d’être fidèle à son parti, que n’ayant pas cessé d’être vaillant dans les combats et que n’ayant pas cessé d’être généreux, il ne cesse pas aussi d’être reconnaissant. En l’état que sont les choses, il ne doit que de la compassion à Clorinde, mais il doit de l’amour à Herminie. Clorinde ne saurait plus ni le haïr ni l’aimer ; et Herminie non seulement l’a aimé auparavant qu’il connût Clorinde, mais elle l’aime encore lorsqu’il préfère les cendres de Clorinde aux pudiques flammes d’Herminie. Le ciel me soit témoin si je conserve aucun sentiment de haine pour cette illustre personne : tant qu’elle a été vivante j’ai eu autant d’estime pour sa vertu que d’affection pour le prince qui l’aimait ; non, Arsète, sa mort ne m’a point donné de joie, au contraire elle m’a causé de la douleur. Je l’honorais assez pour soupirer sa perte ; et j’aimais assez Tancrède pour désirer quasi qu’il n’éprouvât pas une si fâcheuse aventure, quoique selon les apparences elle me dût être avantageuse. Que si de leurs intérêts il m’est permis de songer aux miens, je vous avouerai encore que je pense que je serais moins malheureuse si Clorinde n’était pas morte, que je ne la suis maintenant qu’elle est également incapable de donner de l’amour et de la jalousie. Si elle vivait, je ne trouverais point mauvais que Tancrède ne me donnât que son estime et son amitié, et qu’il lui conservât sa passion toute entière ; je dirais, pour sa défense, il aime ce que l’on ne peut trop aimer : Clorinde est jeune, belle, vertueuse et vaillante, et son inclination le porte à l’adorer. Plaignons donc notre infortune sans accuser celui qui la cause, puisqu’on ne peut rien trouver à dire à son choix. Mais aujourd’hui que Clorinde n’est plus rien qu’un peu de poudre, que sa jeunesse ne subsiste plus, que sa beauté est détruite, que sa vertu ne peut plus paraître que dans les discours de ceux qui l’ont connue, que sa valeur ne peut plus être utile ni dangereuse à ses amis ni à ses ennemis, et qu’enfin elle est aussi éloignée de nous que si elle n’avait jamais été, il n’est pas juste que Tancrède ait plus de fidélité pour les cendres de son ennemie que de reconnaissance pour celle qui a commencé de l’aimer dès le premier instant qu’elle l’a vu, quoique ce premier instant la fît choir du trône dans la servitude et que la main qui lui donnait des fers arrachât de dessus la tête de son père une couronne qui devait tomber sur la sienne. Mais peut-être, généreux Arsète, ne savez-vous pas tous les droits que j’ai en l’affection de Tancrède par la naissance de celle que j’ai pour lui. Il ne sera donc point hors de propos que je vous la raconte en peu de paroles, afin que s’il arrive qu’il écoute un jour mes raisons avec plus de douceur que vous ne le croyez, vous ne l’accusiez pas d’infidélité et d’injustice de préférer Herminie à l’ombre de Clorinde. Il est même nécessaire, pour ma propre gloire, que vous sachiez que sans cesser d’être vertueuse et raisonnable, j’ai pu commencer d’aimer Tancrède, quoiqu’il fût le vainqueur de mon père ; que j’ai pu continuer de lui vouloir du bien, quoiqu’il n’ait pas répondu à mon amitié ; et que je suis en droit présentement de souhaiter de lui qu’il se contente d’honorer la mémoire de Clorinde et qu’il commence d’aimer Herminie. Vous saurez donc (sage et fidèle Arsète) que lorsque les chrétiens eurent renversé le trône d’Antioche et qu’ils eurent arraché et le sceptre et la vie à celui qui m’a fait voir la lumière, vous saurez (dis-je) que par l’ordre de la guerre je fus remise entre les mains du vainqueur qui, comme vous ne pouvez l’ignorer, était ce même Tancrède dont il s’agit aujourd’hui. Mais, hélas ! Pourquoi faut-il que ce vainqueur ne m’ait point été rigoureux en ce temps-là, s’il ne devait point être raisonnable en celui-ci ? pourquoi faut-il qu’il ne m’ait point traitée en esclave, s’il est vrai qu’il ne me veuille point traiter en maîtresse ? pourquoi faut-il qu’il m’ait rendu tous les trésors du roi mon père, s’il ne veut pas me rendre mon cœur ou me donner le sien en échange ? et pourquoi faut-il qu’il m’ait redonné la liberté de si bonne grâce pour me refuser si cruellement de rendre les chaînes qu’il me fait porter moins rudes et moins pesantes ? Oui, fidèle Arsète, je l’avoue avec quelque confusion, je commençai d’aimer Tancrède lorsque selon les apparences je devais commencer de le haïr. Sa vertu, sa modération et sa clémence touchèrent sensiblement mon cœur ; j’étais sa captive et il me traita en reine ; par le droit que les vainqueurs ont sur les vaincus, tous nos trésors étaient à lui, et il me les rendit ou plutôt il me les donna. J’étais sa prisonnière, et il me remit en liberté. Il est vrai qu’en détachant les fers que je portais, il m’en donna d’autres bien plus puissants pour me retenir que ceux que j’avais quittés. Je regardai la liberté comme un mal, je regrettai la servitude comme un bien, et quoique je ne susse pas moi-même en ce temps-là pourquoi j’avais des sentiments qui paraissaient si peu raisonnables, je connais bien en celui-ci que l’extraordinaire générosité de Tancrède avait déjà introduit l’amour dans mon cœur, quoique je fusse en un âge où l’on ne sait pas encore ce que c’est qu’amour. Depuis cela, que n’ai-je pas fait, tantôt pour ne l’aimer plus, tantôt pour l’aimer toujours davantage ? Je l’ai regardé quelquefois comme un usurpateur, je l’ai considéré comme un ennemi qui m’avait ôté la couronne d’Antioche, et ce qui est le plus fâcheux, qui avait troublé le repos de toute ma vie par une passion que sa générosité avait fait naître en mon âme et que je ne pouvais vaincre. Mais le dirai-je, fidèle Arsète ? après l’avoir regardé et comme usurpateur et comme ennemi, je l’ai toujours aimé et comme vertueux et comme mon libérateur et comme mon amant. Je l’ai vu de dessus les murailles de Jérusalem répandre le sang des nôtres sans que j’en aie répandu de larmes ; je souhaitais la victoire et je n’eusse pas voulu toutefois que Tancrède eût été vaincu. Je l’avais éprouvé vainqueur trop débonnaire pour ne désirer pas qu’il fût toujours en état de faire paraître sa vertu en faisant du bien plutôt qu’en souffrant du mal. Aussi ne pus-je pas apprendre le péril où il était par les blessures qu’il avait reçues sans former le dessein de sauver la vie à celui qui m’avait sauvé l’honneur et qui m’avait rendu la liberté. Vous savez aussi bien que moi que je me servis des armes de la vaillante Clorinde pour sortir de Jérusalem et pour exécuter mon entreprise ; mais en prenant ses armes je ne pris pas son courage et je fus bientôt contrainte de quitter l’épée et de prendre la houlette pour me mettre en sûreté. J’ai donc été et chevalier et bergère pour l’insensible Tancrède ; je fus même la prisonnière d’Armide, à sa considération, et ce que je trouve de plus heureux pour moi, c’est que par cet art merveilleux que tous les rois mes prédécesseurs m’ont laissé en partage, j’ai eu la satisfaction de redonner la vie à mon libérateur, de panser ses blessures et de le guarir en un temps où il ne pouvait être secouru que par Herminie. Vous voyez donc bien, Arsète, que la naissance de mon affection n’est pas criminelle puisque la seule vertu de Tancrède l’a causée. Vous pouvez juger encore que sa continuation est excusable puisque la compassion et le dessein de la sauver y ont beaucoup contribué et vous devez connaître aussi que Clorinde ne vivant plus, il est obligé de récompenser mon amitié par la sienne. Clorinde, qui fait toute sa douleur présentement et qui occupe toutes ses pensées, n’avait employé ses armes que pour l’attaquer et pour le poursuivre ; et je ne dérobai les armes de Clorinde que pour lui aller sauver la vie. Clorinde, à laquelle il n’avait ôté ni sceptre ni couronne, l’a toujours regardé comme un ennemi ; et moi, à qui il avait ravi toutes choses, jusques à la liberté, je l’ai toujours regardé comme un prince qui pouvait et qui devait être mon amant. Je vous ai déjà dit, Arsète, que si votre illustre maîtresse vivait, je ne songerais pas à lui disputer sa conquête, mais son malheur l’ayant mise dans le tombeau, jugez après les choses que j’ai dites s’il est raisonnable de préférer le cercueil de Clorinde à Herminie ? Car enfin, ce n’est point être infidèle que d’abandonner ceux qui nous abandonnent pour toujours. Quoi, Arsète, vous pouvez comprendre que l’on puisse avoir de l’amour pour ce qui n’en peut plus recevoir ? cet agréable échange d’esprits et de volontés qui se fait entre les amants se peut-il faire entre le tombeau de Clorinde et le prince Tancrède ? l’insensibilité du marbre dont il est orné peut-elle répondre à la tendresse que cette passion inspire ? et ce peu de poussière qu’enferme ce monument est-il le prix de la constance et de la fidélité de Tancrède ? Non, Arsète, cela ne peut être ainsi : toutes les choses du monde doivent avoir des bornes ; il faut tant que la personne aimée est vivante, la suivre par toute la terre ; il faut partager sa fortune, quelque malheureuse qu’elle soit ; il faut même mourir pour elle, si l’occasion s’en présente. Mais s’il arrive qu’elle meure, il faut (comme je l’ai déjà dit) ou cesser de vivre ou cesser de l’aimer. C’est une nécessité si absolue que rien ne peut s’y opposer. Tous les siècles ont fait voir des exemples de ce que j’ai dit ; tous les désespérés se sont tués de leur propre main et tous les sages se sont consolés par leur propre raison. En effet, il y aurait quelque chose de bien injuste dans l’ordre de la nature, s’il fallait que toutes les fois que la mort fait descendre une personne au sépulcre, il y en eût une autre qui renonçât entièrement à la société de la vie et qui passât le reste de ses jours à verser des larmes inutiles, à errer vainement alentour d’un tombeau. Car à parler avec sincérité, il n’y a quasi point de gens qui meurent qui ne dussent attendre ces derniers devoirs ou de leurs amis ou de ceux pour qui ils auraient de l’amour, s’il était vrai que la raison autorisât une procédure si étrange, et par ce moyen il se ferait un enchaînement de douleurs parmi tout le monde, qui rendrait la vie de tous les hommes très malheureuse et qui détruirait l’univers. Il faudrait, pour ne s’exposer pas à une si fâcheuse aventure, refuser l’amitié de tous les honnêtes gens, n’avoir jamais d’amour pour personne, ne se laisser obliger par aucun, apporter autant de soin à se faire haïr que l’on en apporte à se faire aimer, et consulter plutôt la santé de ceux pour qui on voudrait avoir quelque bienveillance que leur propre mérite, de peur que leur tempérament étant faible, la fin de leurs jours arrivant peut-être avant la vieillesse, n’obligeât ceux qui les aimeraient à passer le reste de leur vie alentour d’un cercueil. Sérieusement, Arsète, il n’est pas aisé d’imaginer qu’il y ait des esprits raisonnables qui croient que la mort ne détruise point l’amour ; le temps et l’absence, qui n’ont pas tant de pouvoir qu’elle, ne font tous les jours que trop d’inconstants pour oser croire qu’après qu’elle a ravi l’objet qui faisait naître cette passion on puisse et on doive encore la conserver. On ne peut continuer d’aimer cet objet, puisqu’il est détruit ; et on ne le doit pas, puisque c’est également résister à la raison et à la nature, qui ne le veulent point. Ceux que l’on dit avoir été amoureux d’une belle statue ou d’un portrait, sont plus excusables que ceux qui le sont d’un tombeau ou des cendres qu’il enferme ; les yeux, qui sont accoutumés de séduire l’imagination et la volonté à l’avantage de tous les beaux objets, les trahissent et leur donnent quelque plaisir, en les trompant agréablement ; mais de conserver de l’amour pour un objet effroyable, pour ce qui ne peut jamais plaire, pour ce que l’on ne pourrait voir sans larmes et sans horreur et pour ce que l’on ne verra plus jamais, c’est ce qui ne peut ni ne doit être et c’est ce qui me fait soutenir avec hardiesse que l’amour ne doit aller que jusques au tombeau. Tous les hommes qui n’ont pas perdu le jugement ne font ou ne doivent jamais rien faire sans dessein ; c’est un ordre si universel, qu’il n’y en a presque point qui y manquent : tous les avares savent pourquoi ils gardent leurs trésors ; tous les ambitieux savent où ils veulent parvenir ; tous les vindicatifs savent pourquoi ils cherchent à nuire à leurs ennemis ; et tous les amants n’ignorent pas quelles sont leurs intentions lorsqu’ils pleurent et lorsqu’ils soupirent aux pieds de leurs maîtresses. Ils savent (dis-je) que l’amour est le prix de l’amour et qu’enfin l’on n’aime que pour être aimé. Mais qui demanderait au prince Tancrède ce qu’il prétend en continuant d’aimer autant l’ombre de Clorinde qu’il a aimé sa personne, je pense qu’il se trouverait un peu embarrassé à répondre. De dire que ses larmes et ses soupirs ont pour leur principal dessein de toucher son cœur, on ne le croirait pas, puisqu’il n’est plus en l’état de l’être. De penser aussi qu’il conserve sa première flamme pour ranimer les cendres de sa maîtresse, il est trop sage pour avoir cette pensée, et de s’imaginer encore qu’il n’ait autre but en tout ce qu’il fait que de se rendre malheureux inutilement, c’est ce qui n’a point d’apparence. Cependant il est certain que cette amour que vous louez tant en ce prince ne peut jamais produire rien de plus avantageux pour lui ni pour moi que ma mort ou la sienne. Ha, que s’il était possible que l’illustre Clorinde pût entendre ses plaintes et mes raisons, et que du milieu de son tombeau elle pût lui faire ouïr ses commandements, qu’elle blâmerait sa procédure ! et qu’elle plaindrait mon malheur ! Elle était autrefois trop généreuse pour trouver bon maintenant que Tancrède, n’étant plus obligé de lui être fidèle, devienne ingrat envers moi. Vous me direz peut-être que ses derniers sentiments n’ont pas été de mon avis, mais, Arsète, elle vivait encore lorsqu’elle les témoignait à Tancrède. Cette faiblesse qui est commune à tous ceux qui meurent ne se trouve sans doute plus parmi les morts ; toutes passions deviennent tranquilles dans la sépulture, les défunts ne veulent ni l’amour ni la constance de personne, ils ne prennent plus de part à nos aventures, ils ne se soucient point que les autres en prennent à leur destin ; et comme ils se séparent de toutes choses, ils ne se mettent pas aussi en peine si l’on se sépare d’eux ou si on les suit toujours. Croyez-moi, Arsète, c’est bien assez que d’être constant durant la vie sans le vouloir être après la mort ; c’est (dis-je) bien assez que de faire ce que l’on doit sans vouloir faire encore ce que l’on ne doit pas. Et puis, à dire les choses comme elles sont, tant que l’on est vivant, l’on est obligé de servir à la société publique ; il n’est point permis d’être ingrat, il n’est point permis d’être injuste, et cela étant ainsi, il n’est point permis à Tancrède de n’aimer jamais Herminie et d’aimer toujours Clorinde, quoique Clorinde ne soit plus et qu’Herminie soit en état de l’aimer jusques au tombeau. Au reste, si l’on veut même bien expliquer les dernières volontés de votre illustre maîtresse, on trouvera qu’elles ont été mal entendues par ce prince car, quelques commandements qu’elle lui ait faits de révérer sa mémoire, elle ne lui en a point fait de plus pressant que ceux par lesquels elle lui a ordonné de se consoler. Or, le moyen que ce prince se console jamais s’il conserve l’amour qu’il avait pour elle ? Quoi, Arsète, un véritable amant pourra vivre heureux et savoir qu’il ne peut jamais ni être vu ni être aimé de sa maîtresse ? Ha, non, non, ne nous abusons point en l’explication des dernières paroles de Clorinde car sans doute elle est d’accord avec moi. Elle veut bien demeurer dans la mémoire de Tancrède, mais elle ne sera pas fâchée que je règne en son cœur. Elle veut bien qu’il révère son nom, mais elle ne sera pas marrie qu’il aime ma personne. Elle a bien voulu qu’il répandît des larmes sur son tombeau, mais elle ne murmurera pas si Herminie, le temps et la raison les font tarir. Elle a consenti que sa mort le rendît malheureux pour quelques jours, mais elle consentira aussi qu’il me rende heureuse pour toute ma vie. Ne résistez donc pas, Arsète, aux volontés de Clorinde, persuadez au prince son amant, ce que je veux vous persuader : dites-lui que c’est désobéir à sa maîtresse et à la vôtre que de ne se consoler pas, et que s’il est permis à quelqu’un de prétendre quelque part à son affection ce ne peut être qu’à moi. Comme amie de Clorinde j’ai quelque droit à l’amitié qu’il avait pour elle ; comme son esclave que j’ai été, il doit me laisser dans ses fers ; comme reine que je devais être, il me doit donner l’empire de son cœur au lieu de la couronne qu’il m’a fait perdre ; et comme son amante, il doit quitter le tombeau de Clorinde pour me suivre jusques à la mort. C’est là le terme que je prescris à l’amour que je veux qu’il ait pour Herminie, je ne demande pas qu’il abandonne le cercueil de Clorinde pour venir errer alentour du mien, s’il arrive que je meure avant lui ; non, mes prétentions ne sont pas si injustes : s’il ne meurt point de la douleur de ma mort, je veux qu’il vive et qu’il se console. Car enfin, soit que j’écoute la raison ou la nature, je trouve que l’amour ne doit point aller au-delà du tombeau.


Effet de cette harangue

Comme le Tasse ne nous a point dit si Tancrède se consola et s’il eut pitié d’Herminie, je ne saurais vous le dire. Et comme Arsète était un ancien domestique de Clorinde, je n’oserais non plus vous assurer s’il tomba d’accord de ce discours. Vous avez entendu les raisons de l’une et de l’autre, considérez-les à loisir et jugez souverainement si vous êtes assez hardi pour juger des reines et assez désintéressé pour le devoir entreprendre.


Hélène à Pâris

Huitième harangue

Argument

Au commencement du siège de Troie, Hélène apprit que la cour et le peuple murmuraient contre elle et que chacun la regardait comme la cause d’une si fâcheuse guerre. L’avis qu’on lui en donna secrètement fit que cette fine et belle Grecque se résolut de découvrir les sentiments de Pâris sur une matière si délicate. Et pour arriver adroitement à sa fin elle entreprit de lui prouver que la beauté n’est pas un bien.



Hélène

Pour elle aux Grecs fut en proie

Un empire glorieux,

Et de l’éclat de ses yeux,

Vint le feu qui brûla Troie.


Hélène à Pâris

Je sais bien, ô trop aimable et si j’ose dire trop aimé Pâris, que vous ne tomberez pas aisément d’accord du discours que je m’en vais faire, que vous aurez peine à souffrir que je condamne ce que vous approuvez, que je blâme ce que vous avez tant loué et que je méprise ce que vous adorez. Vous croirez sans doute que je ne puis offenser ma beauté sans offenser votre jugement. Et puisque je lui dois toute ma gloire en lui devant votre conquête, je n’ai pas raison de vouloir m’attaquer à la sienne. Et véritablement qui ne regarderait les choses de ce côté-là n’entrerait jamais dans mon sens ; néanmoins comme elles ont toutes deux faces si vous-même voulez considérer l’une et l’autre, sans intérêt et sans préoccupation, je m’assure que votre sentiment ne sera pas éloigné du mien, que vous abattrez l’autel où vous avez idolâtré, que vous avouerez que vous avez pris une idole pour un dieu, que vous souscrirez à mon opinion et qu’enfin vous direz aussi bien que moi que la beauté n’est pas un bien. Mais pour vous empêcher de me faire des objections je me les veux faire moi-même ; oui, mon cher et bien aimé Pâris, je veux mettre moi-même toutes vos troupes en bataille afin de les défaire après, et pour vous ôter tout sujet de plainte je ne parlerai qu’après que je vous aurai fait parler. Je n’ignore donc pas que les partisans de la beauté disent qu’elle est le dernier effort de la nature ; que les astres et le soleil même ont quelque chose de moins éclatant ; que de ce mélange admirable de couleurs et de cette juste proportion de traits qui composent la beauté il résulte quelque chose de divin ; qu’il n’y a que les aveugles qui puissent nier cette vérité et que les statues qui ne sentent point son pouvoir ; que ce merveilleux et superbe objet triomphe continuellement ; que les rois font gloire de suivre son char, qu’ils préfèrent ses chaînes à leurs couronnes et que les plus braves font vanité de soupirer à ses pieds et d’y apporter leurs trophées. Ils disent même que l’empire de cette beauté est beaucoup plus noble et plus glorieux que celui des plus grands monarques, puisqu’ils ne règnent que sur les corps et qu’elle règne sur les esprits. Ils disent que ce sont ses yeux seulement que l’on peut appeler roi des rois, puisqu’eux seuls les assujettissent et qu’eux seuls font mourir esclaves ceux qui n’étaient nés que pour commander. Enfin ils établissent cette beauté reine de toute la terre, ils la font régner souverainement sur tout le monde raisonnable, et soutiennent avec autant d’ardeur qu’ils en ressentent, qu’elle est seule le souverain bien. Cependant, ô mon cher Pâris, que les apparences sont trompeuses et qu’il est vrai du moins que si la beauté est un bien pour ceux qui la voient, elle est un mal pour celles qui la font voir. C’est vouloir faire passer des fleurs pour des fruits que de la vouloir faire passer pour un avantage solide. Les flatteurs la forment de lis et de roses et ne songent pas que les lis et les roses n’ont point de durée et que les fleurs les plus belles n’ont de prix que chez les curieux, c’est-à-dire chez ceux qui ne sont pas sages. Et puis, qui ne sait qu’on s’accoutume à voir la beauté comme toutes les autres choses ? Qu’après cela elle ne touche pas plus les yeux que les plus vulgaires ? et qu’aussitôt qu’elle a perdu la grâce d’être nouvelle elle a presque tout perdu ? Peut-on voir une clarté plus lumineuse que celle du soleil même ? Est-il quelque objet en la nature aussi merveilleux que lui et dont la pompe et la magnificence puisse approcher de la sienne ? Cependant parce que son éclat est ordinaire et qu’on le voit tous les jours, peu de gens s’amusent à le considérer, quelque digne qu’il soit de l’être. Au lieu que si pendant une nuit sombre une comète fait briller ses funestes rayons en l’air, tout le monde court pour la voir ; tout le monde la regarde avec admiration, tant il est vrai que les choses communes touchent peu et que les extraordinaires attachent puissamment l’esprit. Il en est ainsi (Pâris) de ces admirables fleurs dont nous avons déjà parlé, de ce bel ornement du printemps que la nature peint avec tant d’art et qu’elle émaille d’une si rare diversité ; elles nous semblent toujours belles parce que nous ne les voyons pas toujours, étant certain que si nous les voyions sans cesse elles ne nous les sembleraient plus. Une saison nous les donne, une autre nous les ravit et une autre nous les ramène ; et de là vient que nos yeux n’en sont jamais rebutés. Joignez encore à ces raisons que les fleurs qui parent la terre et celles qui composent le teint ne sont qu’une ombre du beau, qu’une vapeur agréable et qu’une illusion qui plaît. Il est de la beauté comme de l’arc-en-ciel, elle est quelque chose et elle n’est rien ; elle paraît ce qu’elle n’est pas et trompe également celui qui l’admire et celle qui la laisse admirer. Les règnes légitimes peuvent être longs, mais les tyrannies sont ordinairement courtes. Les esclaves les plus fidèles se souviennent quelquefois de leur liberté, et quand les chaînes ne sont pas fortes, ils ne manquent guère à les rompre. Jugez alors si cette reine abandonnée est fort glorieuse et si l’on peut tomber d’un trône si élevé sans tomber dangereusement ? Supposons même que ces esclaves le veuillent être, que leurs chaînes soient de diamants, et c’est-à-dire aussi durables qu’ils les estiment précieuses ; ignorez-vous que c’est un ordre général établi en la nature que l’effet ne peut subsister lorsque la cause a cessé ? La beauté passe ; l’amour qu’elle a fait naître passe avec elle et l’on se trouve après et sans amant et sans beauté. La gloire qui nous en demeure est une gloire d’épitaphe ; on dit : elle emporta mille victoires, elle gagna mille trophées, elle parut en mille triomphes ; mais après tout elle n’est plus : ici gît la beauté d’Hélène, quoiqu’Hélène ne soit pas morte ; elle se voit ensevelie toute vivante, elle entend parler d’elle comme d’une autre personne, et par un malheur tout particulier, elle semble être obligée d’entrer deux fois dans le tombeau. Ha non, Pâris, disons les choses comme elles sont : la privation de cette gloire est plus sensible, que cette gloire même ne le fut jamais. Il est plus aisé de se passer toujours d’un bien que de le perdre après l’avoir eu ; et sans doute il vaut mieux être né malheureux que le devenir. Il vaut mieux (dis-je) avoir toujours été dans la fange que d’y retomber du haut du trône ; et ceux qui sont nés esclaves ne sont pas la moitié si infortunés que les rois qui le deviennent. Or si tomber du trône est un grand malheur, jugez ce que doit être celui de se voir tomber d’un autel ? Perdre l’encens est plus que perdre la couronne ; et se voir mépriser de ceux qui nous adoraient est sans doute un déplaisir qui doit être insupportable. Vous me direz possible que ce malheur inévitable est si loin qu’on ne saurait l’apercevoir, que toute la nature changera cinquante fois de face avant que cette beauté se change, et que le soleil verra mille et mille fois sa gloire avant que de voir sa disgrâce. Ô Pâris, que vous mesurez mal le temps si vous le mesurez ainsi ! et que vous connaissez mal la beauté si vous la croyez si durable ! Mille accidents nous la peuvent ravir tous les jours ; elle est exposée à mille dangers et il n’y a pas plus d’yeux qui la voient qu’il y a de maux qui peuvent faire qu’on ne la verra plus jamais. Et quand même elle irait aussi loin qu’elle peut aller, qu’elle verrait les dernières bornes que la nature lui a prescrites et que ce soleil serait encore lumineux en son couchant ; il y a si peu d’espace du berceau à la sépulture, et du commencement de la vie jusques à sa fin, qu’on ne peut qu’avec une injustice étrange donner un prix considérable à une chose si fragile. En un mot c’est prendre du verre pour des diamants et faire passer pour précieux ce qui ne l’est point du tout encore qu’il le paraisse. Je sais que vous me direz que le véritable amant ne prend pas la cause de la passion de la seule beauté du corps, que celle de l’esprit y a sa part et qu’ainsi cette dernière subsistant toujours son amour peut subsister malgré la ruine de l’autre. Mais, Pâris, que ces amants philosophiques sont rares ! et qu’il se trouve peu d’hommes qui regardent une maîtresse par les seules beautés de l’âme ! Il s’en trouvent véritablement quelques-uns qui jurent que rien n’est capable d’ébranler leur fermeté, qui protestent que leur constance est plus forte que la fortune et plus forte même que le temps, qui soutiennent que cette beauté changera sans qu’on les puisse voir changer et qu’enfin ils trouveront encore des ruines belles et révèreront encore un temple détruit. Mais, Pâris, quand ils disent toutes ces choses, leurs maîtresses ne sont pas encore laides et leur imagination ne peut même concevoir qu’elles le puissent devenir. Ils promettent sans savoir ce qu’ils promettent et sans dessein de l’observer ; et toutes ces paroles inutiles viennent plutôt de la légèreté de leur esprit que des sentiments de leur cœur. Supposons même qu’ils pensent lors tout ce qu’ils disent et que la bouche n’exprime que la pure intention de l’âme ; celle qu’ils trompent en se trompant n’en est guère plus assurée, puisque par les révolutions du temps et des choses, il y a souvent plus de différence de nous à nous-mêmes qu’il y en a de nous à un autre ; et qu’ainsi nous ne saurions rien promettre de notre foi, puisque nous ne savons pas même ce que nous serons. Ô combien il est plus aisé d’imaginer de beaux projets que de les mettre en pratique ! Le moindre architecte, tant qu’il ne trace ses modèles que sur le sable, trouve tous ses alignements avec une facilité merveilleuse ; cependant quand il s’agit d’élever des masses de pierre et de tailler la solidité des marbres, le plus habile s’y trouve bien empêché. Il est aisé à ceux qui ont l’art de parler de bonne grâce, de faire de belles peintures de la constance comme des autres vertus ; cependant tous les peintres ne sont pas vertueux pour être peintres, et quand ils font ces belles images, ils ne font pas toujours leur portrait. Or, mon cher et bien aimé Pâris, ne vous imaginez pas que ce ne soit que dans la crainte de l’avenir qu’il faille chercher le désavantage de la beauté ; ce soleil a ses éclipses dans sa plus haute élévation ; cette reine a ses inquiétudes sous la pourpre et sur le trône ; son sceptre comme il est d’or est plus pesant que le fer et sa couronne a moins de fleurs que d’épines. Je sais bien qu’à juger d’elle par la pompe et par l’éclat qui l’environne il est impossible d’en avoir que de très hauts sentiments ; ses rayons éblouissent le jugement et la vue, sa majesté donne de la crainte, sa douceur donne de l’amour ; elle plaît à ceux qu’elle tue, elle voit tout soumis à ses volontés, ses regards impérieux font trembler cent illustres esclaves ; elle donne des lois et n’en reçoit point, et bref elle ne voit rien au dessus d’elle que le ciel. N’en jugez pas toutefois, je vous en conjure, par ces fausses marques de grandeur ; croyez que cette reine élective n’est pas sans peine et qu’au contraire le moindre de ses vassaux est plus heureux qu’elle ne l’est. Oui, Pâris, il est de sa domination comme de ces grands empires qui ne sont composés que de conquêtes et de provinces usurpées, et qui par cette raison demandent tant de soin à les conserver que leur conquérant devient esclave aussitôt qu’il s’en est fait roi. Dans tous les autres États il se trouve peu de rebelles, et en celui de la beauté tous aspirent à la tyrannie, tous veulent de sujets devenir maîtres, et pas un ne se résout à servir qu’avec l’injuste dessein de commander. Je sais bien, aimable Pâris, que vous êtes l’exception de cette règle, que je serais injuste moi-même si je me plaignais de votre respect, et qu’en vous un berger digne de commander à des monarques a toujours fait gloire de m’obéir. Mais comme vous êtes incomparable, ne tirez point de conséquence de vous aux autres, et sans vous opposer à la raison ni à mon discours, souffrez que je le continue. Comme les astres luisent aussi bien sur la fange que sur les pierreries, et que les stupides voient le soleil comme les honnêtes gens, la beauté fait des conquêtes honteuses aussi bien que d’honorables, et sa puissance va souvent plus loin qu’elle ne désirerait. Mille importuns la persécutent, mille fâcheux l’assassinent et tous s’opposent à son bien. L’un vient la louer de mauvaise grâce, l’autre se vient louer soi-même ; l’un est toujours rêveur auprès d’elle, l’autre est si gai qu’il en a perdu la raison ; l’un est jaloux, l’autre est téméraire ; l’un rit de ce que l’autre soupire ; l’un vient chanter ses louanges, l’autre lui dit des injures ; l’un la nomme toute divine, l’autre l’appelle tigresse ; l’un lui offre de l’encens, l’autre s’il osait lui jetterait de la boue ; l’un lui élève un autel et lui dresse une statue, l’autre après tâche d’abattre et la statue et l’autel ; enfin, à bien considérer les choses, l’enfer n’a point de plus grand ni de plus bizarre supplice que celui de la beauté que tant d’ennemis assiègent. Néanmoins (le pourrez-vous croire ?), ces ennemis étrangers ne sont pas les plus redoutables. S’ils attaquent le repos, il en est d’autres qui s’attaquent à la gloire ; et par une cruauté sans exemple, la beauté tâche elle-même de détruire la beauté. Ô Pâris, vous expliquerez aisément cet énigme et devinerez facilement ma pensée, si vous voulez remarquer ce que l’envie fait faire à mon sexe pour l’intérêt de cette malheureuse beauté. D’abord qu’une femme le considère, elle ne considère plus tous les autres ; l’amitié la plus sainte ne lui est plus inviolable ; les liens du sang ne sont plus assez forts pour la retenir ; et de tous les devoirs qui nous attachent les uns aux autres et qui forment la société, il n’en est aucun qu’elle ne méprise. La médisance (ce poison aussi secret que dangereux) s’épand insensiblement sur la réputation d’une personne qui n’a point d’autre défaut que celui de n’en avoir pas, que celui d’être trop belle. Elle reçoit mille blessures sans les sentir, on la ruine sans qu’elle s’en aperçoive, on la frappe sans qu’elle voie le bras ni le coup, et tous ces malheurs lui arrivent pour cette beauté seulement. De là des événements encore plus tragiques tirent leur détestable source ; de là viennent les querelles des rivaux, la division des familles, la haine irréconciliable, les combats sanglants et funestes et la désolation entière des maisons. Mais, mon cher et, comme je l’ai dit, trop aimé Pâris, vous ne savez que trop bien, et moi aussi, quels sont les effets de cette fatale beauté ! D’ici même vous ne pouvez jeter les yeux au port de Sigée ni sur les ruines du Xanthe sans voir les déplorables marques des maux qu’elle peut causer. C’est elle seule (à parler raisonnablement) qui couvre cette mer de galères ennemies ; c’est elle seule qui dresse tant de tentes et de pavillons à l’entour de cette fameuse ville ; c’est elle seule qui creuse les profondes tranchées qui la ceignent et qui lui dérobent la liberté ; et c’est elle seule qui élève à l’égal de nos murailles les superbes et hauts remparts qui couvrent et défendent le camp des Grecs. Oui, Pâris, c’est elle seule qui a fait répandre le premier sang dont on voit rougir ces campagnes, qui a traversé le repos et la vieillesse de Priam, qui a causé l’affliction d’Hécube, qui a engagé le vaillant Hector dans le péril des combats ; et pour dire quelque chose encore de plus sensible à mon cœur, qui a mis Pâris en danger. C’est à elle seule que les mères de Mycènes et que les femmes de Troie demanderont également leurs enfants et leurs maris ; et par un malheur aussi étrange que particulier, c’est elle seule que tous les deux partis regarderont comme une ennemie. Que la témérité d’un Grec ou que l’inconsidération d’un Troyen le fasse périr au milieu des armes : la beauté d’Hélène (s’il est vrai qu’Hélène ait de la beauté) en sera toujours la seule cause. Elle répondra de tous les événements de la guerre, et comme si elle faisait les destinées de l’un et de l’autre peuple, l’un et l’autre peuple lui demandera toujours raison des maux qu’il aura soufferts. Oui, le peuple de Troie murmure contre elle. Celui d’Argos la maudit ; Ménélas offensé la menace ; Cassandre l’appelle le flambeau fatal d’Ilion ; et pour nuire à cette beauté infortunée des gens qui sont contraires en toutes choses s’accordent en celle-ci. Je crains même (et cette crainte est la plus grande des miennes, je vous le jure par les dieux), je crains (dis-je, ô mon cher Pâris) que sa disgrâce ne devienne contagieuse ; qu’on ne vous accuse de ses crimes et qu’enfin on ne vous haïsse à cause que vous l’aimez. La nature se plaindra d’elle et de l’amour ; l’intérêt de la patrie voudra l’emporter sur celui de votre passion ; Priam vous demandera de l’obéissance, Hécube vous demandera de la tendresse, Cassandre vous demandera de la dureté, le peuple vous demandera de la complaisance, et les Grecs mêmes vous demanderont Hélène pour se venger et pour la punir. Et bien, contentez tout le monde en sa perte et la contentez elle-même, pourvu que sa perte puisse servir à vous contenter. Éteignez ce flambeau funeste qui peut embraser votre ville, réduire vos palais en cendre et renverser avec vos murailles un empire si florissant ; au moins si vous en voulez croire les prédictions de Cassandre et le songe que votre mère fit autrefois, rendez à Ménélas qui la demande une si dangereuse hôtesse ; ne suivez plus ce que vous devez fuir, regardez le périlleux éclat de cette beauté comme celui des ardents qui mènent dans des précipices et ne vous laissez pas éblouir à des rayons si dangereux. Songez que ses clartés les plus éclatantes seront peut-être pour vous les clartés d’une comète, qui menacent les princes et leurs États de désordres et d’infortunes. Songez que tout ce qui plaît ne doit pas plaire et que la victoire de ses propres passions n’est pas la moins glorieuse qu’on puisse obtenir, comme elle n’est pas la plus facile. Confessez, aussi bien que moi, que la beauté n’est pas un bien et la rejetez comme un mal. N’écoutez ni la pitié ni l’inclination qui ne conseillent jamais fidèlement et qui ne flattent que pour tromper. Suivez, suivez cette beauté sévère, je veux dire la raison, et la préférez à celle de mon visage. Écoutez Priam, écoutez Hécube, écoutez Cassandre, écoutez tous les Troyens, écoutez même tous les Grecs et n’écoutez plus l’amour qui vous parle en faveur de cette beauté. Hélène qui la connaît et la doit connaître, vous proteste encore une fois qu’elle n’est rien moins que ce qu’on la croit, qu’elle n’a de précieux que l’apparence et qu’elle est trop peu de chose pour la préférer à des couronnes et pour lui sacrifier son repos. Perdez-la donc pour vous conserver, cette fatale beauté, et si Troie veut faire un présent funeste aux Grecs qu’elle ne lui fasse que celui qu’ils lui demandent. De tant de feux que du haut de vos remparts vous jetterez dans leur camp, j’ose dire que celui de mes yeux leur sera le plus dommageable ; et s’ils connaissaient ce qu’ils désirent, ils donneraient autant de combats pour ne l’avoir point, comme ils en donnent pour l’obtenir. Croyez-moi donc et ne vous croyez pas, ô mon cher et bien aimé Pâris, et n’exposez ni vos États, ni vos parents, ni votre repos pour une chose qui ne peut passer pour un bien, non pas même dans l’esprit de celle qui la possède. Mais quand vous aurez suivi mes conseils et la raison, souvenez-vous au moins qu’Hélène a parlé contre elle afin de parler pour vous ; et que ce n’est pas un faible effort pour une femme que d’avouer ingénument que la beauté n’est pas un bien. Souvenez-vous (dis-je) qu’Hélène a préféré plus d’une fois votre satisfaction à sa gloire et que la même cause qui l’obligea de vous suivre, l’oblige encore à vous quitter. N’oubliez jamais ce dernier témoignage de mon affection, je vous en conjure, puisque c’est le plus difficile que je puisse vous en donner. Et quelque bas que soit le prix où je mets cette beauté que je veux perdre avec la vie afin de vous conserver, souvenez-vous que vous l’avez estimée souvent au-delà des trônes et des sceptres, et que de cette façon, si je vous donne peu selon mes sentiments, je vous donne beaucoup selon les vôtres.


Effet de cette harangue

Pâris fut assez persuadé de l’amour qu’Hélène avait pour lui, mais il ne le fut pas du mépris de sa beauté. Il écouta ce raisonnement comme un paradoxe, et jugea bien sans doute que cette belle Grecque ne parlait de s’en aller qu’afin de l’obliger à la retenir. Pour moi qui ne l’aie pas moins fait parler contre mes sentiments que contre la beauté, j’avoue qu’après être venu à bout d’un ouvrage si difficile et où j’avais tant de répugnance, je crois que je pourrai soutenir quand il me plaira que la neige est noire et que les Maures sont blancs, tant il est vrai que ce que j’ai dit est peu véritable et peu selon mon opinion.


Hécube aux femmes troyennes

Neuvième harangue

Argument

Après que la cruauté des Grecs eut sacrifié Polyxène à l’ombre d’Achille, la malheureuse Hécube sa mère fut au bord de la mer accompagnée des femmes troyennes pour y laver le corps de cette infortunée princesse. Mais à peine avait-elle commencé de lui rendre ce pitoyable office que les flots présentèrent à ses yeux et poussèrent au rivage celui du jeune Polydore, le dernier de ses enfants, que le perfide Polymnestor avait égorgé pour dérober les trésors qu’on lui avait baillé en garde avec ce jeune prince, au commencement du siège de Troie. Un objet si surprenant et si terrible fit dire d’abord à cette reine désespérée tout ce que la fureur peut suggérer aux âmes qu’elle possède ; mais après que les premiers mouvements lui eurent permis de donner quelques règles à sa douleur et quelque ordre à ses discours, elle parla ainsi aux tristes compagnes de ses disgrâces, pour leur faire voir que le malheur n’a point de bornes que la mort.



Hécube

La perte de son empire

Fut le moindre de ses coups ;

Elle perdit son époux,

Et ses enfants, c’est tout dire.


Hécube aux femmes troyennes

Quiconque s’assure aux grandeurs de la terre et aux pompes de la royauté n’a qu’à voir les déplorables ruines de Troie et les épouvantables malheurs d’Hécube pour connaître certainement combien sont faibles ces grandeurs et combien est changeant et trompeur ce superbe éclat qui l’éblouit. Après avoir considéré un objet si digne de l’être, si digne de compassion et si capable de donner de la terreur, il faudra sans doute que son âme soit bien déréglée et que son ambition l’aveugle d’une étrange sorte, si l’élévation du trône ne lui fait peur du précipice, s’il ne préfère un roseau au sceptre, si la couleur de la pourpre ne lui fait craindre pour son sang et s’il ne foule aux pieds une couronne qui a bien plus d’épines que de fleurs. Depuis que le soleil éclaire sur des ruines et qu’il jette ses rayons sur des empires détruits, il n’a jamais vu de désolation égale à la nôtre ; et quoique son cours doive être éternel et qu’il voie tous les misérables, il est certain qu’il n’en verra jamais qui le soient autant que nous. Le malheur (fidèles et tristes compagnes de mes infortunes) n’a point de bornes que la mort ; et tant que nous sommes en vie, quelque malheureux que nous soyons, nous pouvons encore l’être davantage. Il y a un enchaînement continuel dans toutes les funestes aventures qui de l’une nous conduit nécessairement à l’autre, malgré toute la prudence humaine ; des persécutions de la terre on passe aux périls de la mer, des vents aux foudres, des tempêtes aux naufrages, des flots aux sables, des sables aux écueils, et des écueils à la mort qui seule (comme je l’ai dit) est le terme des malheureux. Mais pour vous faire voir cette vérité, souffrez que je retrace en votre mémoire l’image de nos félicités passées et celle de nos disgrâces présentes (si toutefois il est possible que rien les en ait pu effacer), et que je vous fasse avouer par votre propre expérience, comme je l’ai connu par la mienne, qu’il n’est point de véritable repos que celui qu’on trouve au tombeau, ni de mal si grand qui n’en doive faire craindre un pire. On dit (et je sens bien que l’on a raison de le dire) que les contraires opposés se font paraître davantage, et que ce n’est que par la noirceur de l’ombre que l’on connaît parfaitement le vif éclat de la lumière. Aussi ne peut-on concevoir quelle a été la chute de Priam, si l’on ne considère combien son trône était élevé ; ni juger de la misère où je me vois, si l’on ne remarque la splendeur où je me suis vue. Toute l’Asie avait du respect pour cet illustre monarque ; elle était absolument ou sa tributaire ou son alliée ; la magnificence des temples, la rare architecture des palais, la prodigieuse quantité de richesses et la hauteur superbe de ses remparts rendaient la déplorable Troie une des merveilles du monde. L’abondance était dans nos champs, l’allégresse était dans nos villes, et le plaisir était partout. Notre empire était rempli de soldats, la famille royale était nombreuse, et pour dire quelque chose de plus, Hector, mon cher Hector, vivait encore. Qui n’eût dit lors que notre bonheur était sans limites ? Et qui eût dit lors que notre malheur serait sans bornes ? Qui eût (dis-je) pu croire au mauvais songe que je fis et aux prédictions de Cassandre ? Et qui n’eût dit au contraire, vu l’heureux état où nous étions, que ces songes et ces présages, quoique faux et sans nul effet, étaient néanmoins les plus grands maux qui nous pussent jamais arriver, tant notre puissance et notre félicité paraissaient solidement établies ? Cependant je sais, vous savez et tout l’univers saura, que ce qui semblait la fin de nos déplaisirs à peine en fut le commencement. Nous vîmes bientôt après blanchir toute la mer de voiles, nous vîmes notre rivage couvert de troupes ennemies, nous vîmes le fer et le feu désoler toutes nos campagnes, nous les vîmes couvertes de morts et de morts qui n’étaient pas tous des Grecs. Nous vîmes le vaillant Hector résister longtemps, et toutefois résister inutilement. Nous vîmes former ce superbe camp, nous lui vîmes environner nos murailles ; nous lui vîmes ouvrir ses tranchées et les élever à l’égal de nos remparts ; et enfin nous vîmes Troie assiégée et nous nous vîmes sans liberté. Ô fortune qui te joues des sceptres et des couronnes et qui te plais à renverser tout ce que tu as élevé ! c’est assez éprouver la patience de ceux qui ne sont pas accoutumés à cette vertu sévère ; c’est assez, c’est même trop que de réduire un grand prince à la fâcheuse nécessité de s’enfermer dans l’enceinte d’une ville, lui dont l’empire est si vaste ; c’est (dis-je) trop, ô fortune, et sans doute ta cruauté ne saurait aller plus loin. Vous savez toutefois, mes filles, qu’elle n’en demeura pas là, qu’elle fut plus ingénieuse et plus cruelle tout ensemble, et que sa fureur fut un torrent qui ne s’arrêta qu’après avoir tout ravagé, tant il est vrai que le malheur n’a point de bornes. Mais comme ce malheur est contagieux, nous n’avons pas été seuls à le souffrir ; toute l’Asie s’arma pour nous et toute l’Asie a péri pour nous dans notre perte et s’est ensevelie sous nos ruines. Le vaillant Memnon, la généreuse Penthésilée, l’illustre Sarpédon et tant d’autres princes que le sang, le devoir ou l’amitié attachèrent à nos intérêts, tous, tous (dis-je) se sont perdus pour nous sauver, et ne nous ont pas sauvés en se perdant, parce que le malheur n’a point de bornes. C’est ici, Troyennes, c’est ici que vous l’allez voir plus clairement, car ni la funeste arrivée des Grecs, ni la désolation de nos champs, ni la sanglante mort de nos soldats, ni la retraite de nos troupes repoussées, ni nos murs étroitement assiégés, ni notre liberté perdue, tout cela (dis-je) n’approche point du tragique accident qui l’a suivi. Car enfin le pourrai-je dire ? mais enfin le pourrai-je celer ? Hector, le grand Hector lui-même, le défenseur d’Ilion, le rempart de Troie et le plus illustre de mes enfants est tombé mort sur la poussière, sous les armes du cruel Achille, et tombé mort devant mes yeux. Hélas, qui m’eût dit à ce funeste spectacle que ma douleur n’eût pas été infinie et que mon malheur n’eût pas été à son dernier point, je ne l’aurais jamais cru ; allez (aurais-je reparti) dénaturés que vous êtes, vous ne savez ce que c’est que de voir donner la mort à un fils auquel on a donné la vie ; vous ignorez la tendresse des sentiments de la nature ; vous ne savez pas qu’en lui perçant le sein on me traverse le cœur, qu’en répandant son sang on répand le mien et qu’en le faisant mourir on me fait mourir moi-même. Cependant il est certain que, comme le malheur n’a point de bornes, le coup de sa mort ne fut pas le plus rigoureux pour moi. Je sentis des blessures qu’il ne sentait plus ; je souffris ce que le barbare Achille lui croyait faire souffrir ; mon âme endura ce que ce corps ne pouvait plus endurer ; et lorsque ce tigre déguisé en homme lui perça les pieds pour l’attacher à son char et qu’il le traîna trois fois à l’entour de nos murailles, je fus contrainte d’avouer que sa mort n’avait pas été mon plus grand mal. Ô dieux ! toutes les fois que je me souviens de cet horrible spectacle, je perds la raison pour n’avoir pas perdu la vie, et je ne puis concevoir qui me la pût conserver. Je voyais bondir sa tête toute sanglante qui s’écrasait contre les rochers ; je voyais les funestes traces que ce corps tout percé de coups et tout brisé par la rapidité du char laissait empreintes sur la terre, ou pour mieux dire, je ne voyais rien, car l’excès de la douleur me fit tomber évanouie et m’ôta l’usage des sens. Après cela (chères compagnes de mes infortunes), imaginerez-vous qu’il soit que le malheur n’ait point de bornes ? Et me croirez-vous quand je vous dirai que l’astre inhumain qui me persécute n’est pas encore au milieu de sa carrière et que tout ce que j’ai dit n’est pas la moitié de ce que j’ai à vous dire ? Quoi, Hécube (me répondrez-vous peut-être), la mort d’un héros, la mort d’un fils, et d’un fils le plus aimé de vos enfants, et une mort si funeste et qui a de si cruelles circonstances, n’est pas le plus grand et le dernier de tous vos maux ! songez-vous bien à ce que vous dites, et l’excès de votre douleur ne pouvant vous ôter la vie, ne vous ôte-t-il point le jugement ? serait-il possible qu’il y eût encore des foudres à tomber sur votre tête et que l’ire du ciel ne fût pas encore assouvie ? peut-on croire que vous n’ayez pas déjà souffert tout ce que l’on saurait souffrir et que vous ne jouissiez pas au moins de ce triste repos qui provient de la lassitude après les douleurs violentes ? En considérant votre force nous avouons notre faiblesse ; notre imagination ne peut concevoir ce que vous voulez nous persuader. Sans doute votre douleur n’est pas de celles que l’on appelle muettes : c’est une douleur éloquente qui agrandit les choses, qui les exagère et qui les veut faire passer pour ce qu’elles ne sont pas. Nullement, mes filles, nullement ; mes paroles sont bien au-dessous de mes disgrâces : je dis ce que je puis dire et non pas ce que je sens. Il n’y a que mon cœur qui sache ce que j’essaie inutilement de faire savoir aux autres, et pour connaître le malheur d’Hécube il faut avoir été mère d’Hector. Car l’esprit le plus ingénieux à inventer des supplices n’en saurait imaginer un si cruel que fut le mien lorsque je vis un misérable père réduit à la dure nécessité d’aller lui-même racheter le corps de son fils. Ô dieux, quel tragique emploi ! et quelle pitoyable rançon ! le barbare Achille (s’il vous en souvient) maltraita ce pauvre prince affligé, le reçut avec des menaces, lui laissa passer la nuit devant sa tente, et ce monstre d’avarice et de cruauté mit enfin à prix une chose qui n’en avait point. Hélas, changer Hector pour du cuivre et vendre ce que toute la terre ne pouvait payer ! quel aveuglement ! quelle injustice ! et quelle inhumanité ! Voyez donc si les bornes de mon malheur étaient où vous les avez crues, puisque même elles ne sont pas où vous les croyez maintenant ? Non, Troyennes, elles n’y sont pas, puisque je vis revenir le corps de mon fils tout percé de coups, et qu’un même char rapporta devant mes yeux le père et l’enfant presque aussi morts l’un que l’autre. L’un versait du sang et l’autre des larmes, l’un était mort, l’autre mourait ; je devais mes soins à l’un, je devais mes soupirs à l’autre, et ne pouvant me partager, je n’allais vers l’un ni vers l’autre et je mourais pour tous les deux. Mais aussi (me direz-vous), c’est à cette fois, mère infortunée, que le destin vous a tiré ses derniers traits ; mais, vous répondrais-je, vous avez donc vous-même oublié le bizarre amour d’Achille, puisque vous parlez ainsi. Vous ne vous souvenez plus que ce tigre devint amoureux de Polyxène aux funérailles d’Hector (s’il est vrai toutefois que l’amour ait jamais pu trouver place dans une âme si barbare). Vous avez sans doute oublié que la crainte de l’avenir et que l’intérêt de l’État me contraignirent d’approuver un hyménée que le ciel et la terre condamnaient, et que je condamnais moi-même ? Vous avez sans doute oublié que je vis allumer cette flamme criminelle sur les propres cendres de mon fils et que peu s’en fallut que l’on n’érigeât sur son tombeau un nouveau trophée à son meurtrier. Je vous le jure, mes filles, et je vous le jure véritablement, que cette indigne aventure, par la bassesse qui l’accompagne, me donna plus de dépit et de colère que toutes les autres ne m’avaient donné d’affliction. Il me semblait à tous les moments que le fantôme d’Hector devait sortir de son sépulcre, pâle, sanglant et défiguré, pour me reprocher mon ingratitude et l’intelligence que j’avais avec son mortel ennemi. Il me semblait entendre sa voix, il me semblait voir son visage et l’apparition effective ne m’aurait pas plus épouvantée que ce penser m’épouvantait. Et certes il parut bien visiblement que nos desseins étaient injustes, puisque par une rigueur équitable, ce malheur qui n’a point de bornes (comme je vous l’ai dit tant de fois) fit que la cause de notre crime en devint elle-même le châtiment. Oui, l’impitoyable et brutal Achille me punit par sa cruauté d’une faute que lui seul m’avait fait commettre ; et ce furieux tua Troïlus, l’un de mes fils, de la même main dont il voulait épouser sa sœur. Mais c’est ici que je doute avec beaucoup de raison si je dois mettre la mort de Pâris entre mes autres infortunes ; il était mon fils (il est vrai), mais il était mari d’Hélène. Je lui avais donné la vie (il est certain), mais il était cause de la mort d’Hector. Je lui avais fait voir la lumière (je l’avoue), mais il nous a fait voir notre ville en flamme ; et si je le puis compter au nombre de mes enfants, je le puis compter encore au nombre de mes ennemis. Suivons toutefois en cette occasion les sentiments de la nature : oublions sa faute, de peur d’en commettre une après lui, et haïssons Philoctète, qui fut son meurtrier, comme s’il était le nôtre. Enfin soutenons encore à sa perte que le malheur n’a point de bornes, car après tout, quand je ne considérerais pas ce qu’il m’était, il ne me serait pas aisé de haïr un homme qui a fait mourir Achille. Suivons donc, suivons donc, Troyennes, le funeste cours de mes destinées, et comme elles ne s’arrêtent pas, ne nous arrêtons point aussi. Mais où prendrais-je des couleurs assez noires pour vous représenter cette effroyable nuit qui fut la dernière de Troie et qui ne fut pas, toutefois, la dernière de mes infortunes ? pourrais-je vous dépeindre cette épaisse et grosse fumée de laquelle on voyait sortir les flammes de toutes parts ? pourrais-je vous remettre en la mémoire ce bruit éclatant qu’elles faisaient en dévorant des palais entiers et le bruit que ces mêmes palais faisaient par la chute de leurs ruines ? pourrais-je vous faire souvenir des cris aigus et perçants que tant de femmes poussaient en l’air, toutes échevelées et les mains tendues vers les cieux qui ne les écoutaient pas ? aurais-je la force, ou plutôt la cruauté, d’exposer encore une fois vos filles à l’insolence des soldats et vos biens à l’avarice des vainqueurs ? pourrais-je sans doute vous faire mourir, et sans mourir moi-même, vous parler de tant de morts ? pourrais-je vous faire voir un fleuve de sang sans vous en faire répandre un de larmes ? et enfin, comment après un siège de dix années pourrais-je vous faire voir Troie, puisqu’elle n’est plus ? Tout est passé, tout est éteint, elle fut ici, et peut-être même que son nom passera comme elle en la mémoire des hommes. Avouez donc (me direz-vous encore) que votre malheur a trouvé sa fin dans la sienne et qu’il n’a pas été sans bornes. Vous vous trompez, mes filles, vous vous trompez ; ce malheur (s’il est permis à une affligée de parler ainsi) est un abominable Phœnix qui renaît au milieu de ce funeste bûcher et qui sort de ces déplorables cendres. Car, sans vous parler de Déiphobe, le dernier de tous mes fils qui combattaient sur nos murs, et qui fut horriblement massacré pendant cette fatale nuit ; sans vous parler même de Priam, de qui je devrais toujours parler, lui qui fut poignardé au pied des autels et entre mes bras, et qui tomba après avoir vu tomber son empire ; sans vous parler (dis-je) de tout cela, puisque tout cela dépend de la prise de notre ville ; j’ai encore assez d’autres choses lugubres en la mémoire pour vous faire confesser que le malheur n’a point de bornes. En effet, si la rigueur du sort et la cruauté de celui que les Grecs appellent Pyrrhus et le fils d’Achille, et que j’appelle l’infâme bourreau de Priam, eussent laissé la vie à ce pauvre prince et la liberté à sa malheureuse femme, j’ose dire que nous avions assez de vertu l’un et l’autre pour nous consoler de tant de pertes et pour les souffrir sagement. Nous eussions passé du palais à la cabane, et du sceptre à la houlette, presque sans murmurer. Et comme nous avions su commander à nos sujets, nous aurions su obéir à la nécessité ou pour mieux dire à la raison. Notre vie eût été obscure et tranquille, elle eût été sans éclat et sans traverses ; et tout ainsi que nous n’eussions rien eu à perdre, nous n’eussions plus rien eu à craindre, et nous serions enfin morts plus heureux que nous ne l’avions vu. Mais la fortune n’avait garde de me traiter de cette sorte ; il eût semblé que mon malheur eût eu quelques bornes, et l’inexorable qu’elle est ne lui en veut point donner d’autres que la mort. Il a donc fallu que Polyxène fût esclave, que Cassandre passât du temple du dieu dont elle était la prêtresse à la servitude des Grecs ; qu’Andromaque, la femme d’Hector, fût mise à la chaîne, et qu’Hécube portât des fers. Ha, mes filles ! si vous saviez quelle chute est celle du trône, combien le précipice en est affreux, combien il y a loin de commander à obéir, d’être reine à être esclave, et quelle différence il y a d’un sceptre à des fers ; vous vous étonneriez aussi bien que moi de me voir vivante après avoir éprouvé une si étrange aventure ; et ce serait véritablement à cette fois que vous auriez peine à concevoir que mon malheur ne fût pas à son dernier point. En ce premier état, la couronne brillait sur notre tête et la pourpre servait à nous parer ; en l’autre, à peine nous a-t-on laissé quelques lambeaux pour nous couvrir. En l’une nous n’entendions que des louanges ; en l’autre nous n’entendons que des injures. Nous étions dans un palais magnifique, nous sommes au fond d’une galère entre les bancs et les forçats. Chacun avait soin de nous plaire, aucun n’a soin de nous secourir. Nous avions tout avec abondance, et nous n’avons rien présentement. Nous vivions parmi les plaisirs, nous languissons parmi les larmes. Tout le monde était à nos pieds, mille tyrans sont sur nos têtes. Et bref (pour le dire encore une fois et pour dire tout en peu de paroles), nous portions un sceptre, et nous portons maintenant des fers. Voilà de grands maux (Troyennes), voilà de grands maux ; mais ce ne sont pas les derniers que je dois souffrir. J’ai perdu des trésors, des palais, des villes, des royaumes, une couronne, un trône, un roi, un mari et la liberté, mais je n’ai pas encore perdu tous mes enfants. Il s’en est sauvé quelques-uns d’une désolation si générale ; la guerre ne les a pas tous exterminés et la flamme qui a dévoré notre ville leur a permis de se sauver. Oui, la jeune Polyxène en a été garantie aussi bien que moi. Elle m’aide à porter mes chaînes, elle m’aide à pleurer mes pertes et me donne toute la consolation que l’on peut tirer d’une personne affligée. Elle le fait, je le souffre, et la fortune le voit, qui ne pouvant endurer que mes misères finissent et me voulant témoigner que le malheur n’a point de bornes que la mort, fait encore tomber une nouvelle foudre sur ma tête et m’accable par un accident plus tragique que tous ceux qui m’étaient avenus. Ce serait peu que les hommes me fussent contraires si les démons ne me l’étaient aussi ; l’enfer s’ouvre, les tombeaux s’ouvrent comme lui, et l’ombre de l’impitoyable Achille nous apparaît, mais aussi cruelle après sa mort qu’il le fut toujours pendant sa vie. Elle demande un sacrifice, et l’orgueilleuse qu’elle est se met elle-même au rang des dieux. Et bien, qu’on lui offre de l’encens, puisque sa vanité en demande ; qu’on lui fasse un autel de son sépulcre et qu’on fasse un dieu d’un homme qu’on a vu mourir. Qu’on lui immole une victime, et si ce n’est pas assez qu’on lui présente une hécatombe. Non, non, ce n’est pas là ce que désire cette ombre enragée ; elle veut du sang, mais du sang de Polyxène ; elle veut une victime, mais une victime couronnée ; et son amour ne veut enfin que ce que la haine pourrait vouloir. Ô barbare ! est-ce ainsi qu’on hait ou qu’on aime ? est-ce être amant ou ennemi ? est-ce une vengeance ou une tendresse ? prends-tu Polyxène pour Pâris, parce qu’elle lui ressemble ; et crois-tu qu’il soit déguisé en fille comme tu le fus autrefois ? On veut mourir pour une amante, et tu veux qu’elle meure pour toi ! l’on répandrait tout son sang pour elle, et tu veux qu’elle répande le sien ! l’on entrerait au tombeau pour la sauver, et tu en sors pour la perdre. Et bien, tigre furieux, d’autres tigres comme toi vont te contenter : on l’arrache d’entre mes bras, on l’emmène, on la sacrifie, elle tombe, elle répand tout son sang, elle meurt sur ta sépulture. Cruel Achille, cruelle fortune, vous voilà tous deux satisfaits ! Et pour le moins, après tant de maux, je puis croire que j’en suis au bout. Ha, mes filles ! vous n’avez qu’à jeter les yeux sur ce nouvel objet de pitié pour connaître que je me trompe. J’ouvre le sépulcre pour un de mes enfants, et je trouve qu’il y en faut mettre deux. Je viens laver le corps de l’un au bord de la mer, et la mer m’en présente un autre qu’elle a déjà lavé. Je rends les derniers devoirs à Polyxène, et il les faut rendre à Polydoros. Je me plains des Grecs, et il me faut plaindre des Thraces. Je déteste la cruauté de mes ennemis, et la perfidie de nos alliés est pire. J’accuse l’inhumanité d’Achille, et il faut que je crie éternellement contre l’avarice de Polymnestor. J’ai horreur d’un coup de poignard qu’a reçu ma fille, et j’en vois le corps de mon fils tout percé. Ha, la douleur m’ôte la parole ! mais voyez ce que je ne vous puis dire, et ce que je n’ose voir. Dieux éternels, quel crime peut avoir commis l’illustre maison d’Assaracos pour attirer sur elle de si sévères châtiments ? nous perdez-vous pour nous punir, ou si ce n’est seulement que pour donner un grand exemple de l’instabilité des choses et pour faire voir mieux que moi que le malheur n’a point de bornes que la mort ? Je ne connais que trop, dieux sévères, et je crois qu’après tant de disgrâces il en est encore qui m’attendent. Je crois que je verrai servir la femme d’Hector, que je verrai jeter au vent les cendres de son mari, que je verrai profaner la sainteté de Cassandre, et qu’après tant d’accidents je ne pourrai pas mourir, tant il est vrai que le malheur n’a point de bornes. Mais quoi qu’il en soit, Troyennes, ne laissons pas ce perfide roi de Thrace impuni ; si nous ne trouvons point d’autres armes, employons plutôt nos chaînes à lui écraser la tête ; trouvons notre liberté au milieu des fers pour une si généreuse action ; puisque nos trésors ont fait son crime, crevons-lui les yeux afin qu’il ne les voie jamais ; témoignons-lui que la vertu désespérée est capable de tout entreprendre ; faisons voir aux Grecs qu’ils ont des esclaves qui devraient être leurs maîtres ; et faisons sentir au barbare Polymnestor un supplice qui n’ait non plus de bornes que notre malheur et qui ne finisse que par la fin de sa vie, comme le nôtre ne finira que par celle de nos jours.


Effet de cette harangue

Les malheurs de Troie étaient si grands qu’il était facile à Hécube de prouver qu’ils étaient sans bornes. Et la perfidie de Polymnestor était si horrible qu’avec une éloquence moindre que la sienne, elle aurait non seulement persuadé, mais armé quelque chose de plus faible que son sexe pour en prendre la vengeance. Elles attirèrent donc ce malheureux roi dans une embuscade qu’elles lui dressèrent sur le prétexte d’avoir encore des trésors à lui confier. Et se jetant sur lui toutes à la fois, elles lui crevèrent les yeux avec leurs aiguilles, pour apprendre aux hommes en général, et aux méchants en particulier, qu’il n’est point de petits ennemis, ni point de crimes si cachés que la justice du ciel ne voie et ne châtie à la fin.


Angélique à Médor

Dixième harangue

ARGUMENT

Angélique, cette belle reine indienne, qui faisait courir après elle tant de généreux amants et qui dédaignait leur affection, ne put enfin empêcher que la beauté d’un simple soldat ne triomphât de la sienne et de son orgueil, et ne vengeât l’injuste mépris que cette superbe avait fait de l’amour de tant de rois et des vœux de tant de héros, dont elle s’était moquée et qu’elle n’avait jamais bien aimés. Or, nous supposons qu’après que l’heureux Médor eut assujetti son cœur, elle eut quelque honte de sa défaite, et jugeant bien qu’une passion si extraordinaire serait condamnée de toute la terre, vu l’inégalité de leurs conditions, un jour qu’ils étaient sous ces beaux ombrages où ils passaient ensemble de si agréables moments, elle entreprit de lui soutenir, par un sentiment de gloire et avec son adresse accoutumée, que l’amour vient de la seule inclination.



Angélique

Elle met sceptre et couronne

Aux pieds d’un jeune vainqueur ;

Mais ayant donné son cœur,

Est-il rien que l’on ne donne ?


Angélique à Médor

Toutes les fois (aimable Médor) que vous entreprendrez de m’entretenir de la grandeur de votre affection, ne me parlez jamais ni de ma naissance, ni de mon mérite, ni des obligations que vous m’avez, ni de la gloire que vous rencontrerez à me servir, ni des avantages que la nature m’a donnés, ni de ceux que je tiens de la fortune, mais pour me satisfaire en cette occasion, dites-moi seulement que vous m’aimez parce que votre inclination vous y porte et parce que vous ne pouvez vous en empêcher. Croyez-moi, Médor, ce n’est ni à ma naissance, ni à mon mérite, ni aux obligations que vous m’avez, ni à la gloire que vous trouvez à me servir, ni aux avantages que j’ai reçus de la nature, ni à ceux que je tiens de la fortune que je veux devoir toute la tendresse que j’attends de vous, et pour tout dire, ce n’est ni de votre raison, ni de votre reconnaissance, ni même de votre volonté que je veux tenir l’amour que vous avez pour Angélique. Si les chaînes que je vous ai données n’étaient pas plus fortes que celle-là, je vous croirais capable de les rompre facilement et je me tiendrais peu assurée de ma conquête. Mais pour ma satisfaction, je suis persuadée du contraire et je crois certainement que quand je ne remonterais pas sur le trône où je suis née, que quand j’aurais moins de bonnes qualités que je n’en ai, que quand vous ne me seriez point redevable, que quand il n’y aurait point de gloire à être mon esclave et que quand la nature ni la fortune ne m’auraient donné ni beauté ni richesse, vous ne laisseriez pas de m’aimer aussi parfaitement que vous faites, pourvu que votre inclination vous y portât, comme je sais qu’elle vous y force. C’est une erreur de penser que l’amour puisse être un effet du raisonnement et de la volonté ; non, Médor, cette passion cesserait d’être passion si elle naissait en notre âme par connaissance et par jugement. On peut et on doit choisir ses amis, mais on ne peut ni on ne doit point choisir une amante. Il faut l’aimer quasi sans la connaître, il faut que le premier instant de la vue soit le premier de la servitude où l’on s’engage ; il faut se trouver tout chargé de fers auparavant que l’on ait eu le loisir d’examiner s’il est glorieux ou non de les recevoir ; il faut que le jugement soit aveugle ; il faut que la raison soit bannie, il faut que la volonté soit enchaînée, et il faut enfin que l’inclination que l’on a pour la personne que l’on aime, triomphe impérieusement de toutes les puissances d’une âme qui est touchée comme elle doit l’être d’une véritable passion. C’est d’elle seulement que l’amour doit prendre naissance, et non pas de ce grand nombre de choses où l’intérêt particulier nous porte bien plutôt qu’elle. Aussi vous puis-je assurer que dans les sentiments où je suis, j’aimerais mieux recevoir une couronne de votre main que vous la donner, comme j’en ai l’intention ; j’aimerais mieux vous voir mépriser toutes les princesses du monde pour l’amour de moi, que de mépriser moi-même comme je fais tous les plus grands princes de la terre pour l’amour de vous, puisqu’enfin, si les choses étaient ainsi, je ne pourrais jamais douter que votre amitié ne fût plutôt un effet de votre inclination que de votre choix. Néanmoins, puisque cela ne peut être, je ne suis pas marrie de vous faire voir que la mienne ne peut être intéressée et qu’elle n’est point volontaire. En effet, si le raisonnement pouvait agir avec liberté en cette rencontre, Médor n’aurait point trouvé le cœur d’Angélique en état de recevoir son image : tant d’illustres captifs, que sa beauté ou son bonheur lui ont donnés, auraient sans doute engagé son âme. Oui, de tant de princes, de tant de rois et de tant de héros qui l’ont aimée et qui l’ont suivie, il s’en serait trouvé quelqu’un que sa raison n’aurait pas jugé indigne d’elle. Si l’ambition pouvait être un chemin pour l’amour, je régnerais sur l’empire des Tartares ; si la valeur pouvait assujettir l’esprit, Roland serait le vainqueur d’Angélique ; si la sagesse, la vertu, la naissance et le courage pouvaient suffire à faire naître cette ardeur ou à la conserver, j’aimerais encore Renaud plus que moi-même ; si les témoignages d’une affection violente en pouvaient produire une semblable, je n’aurais point résisté à mon frère lorsqu’il me voulut faire accepter celle de Ferragus, fils du roi d’Espagne ; enfin, si cette passion venait en notre cœur sans contrainte et par jugement, le roi de Circassie n’aurait pas laissé le mien en état de vous être donné, et il eût été impossible que de tant de couronnes que l’on a mises à mes pieds il ne s’en fût rencontrée quelqu’une que j’eusse trouvée assez belle pour souffrir que l’on me l’eût mise sur la tête. Cependant, parce que tous ces princes, tous ces rois et tous ces héros n’ont satisfait que mon jugement et n’ont point touché mon inclination, je les ai tous méprisés ; et le seul Médor, sans couronne, sans royaume, tout couvert de blessures et étendu presque mort sur la poussière, a eu plus de pouvoir sur mon âme que tous ceux qui, par leurs richesses, par leur naissance ou par leur courage, ont tâché de me conquérir. Il est vrai que l’on me pourrait peut-être dire que j’ai plus trouvé de mérite en vous qu’en tous les autres, et que celui qui venait de verser son sang, d’exposer sa vie pour donner sépulture au corps de son roi, méritait d’être roi lui-même et de mettre dans le cœur d’Angélique des sentiments que les autres n’y avaient point mis. Toutefois, à dire les choses comme elles sont, cette vertu héroïque que vous témoignâtes en cette occasion, ne vous donna point l’empire de mon âme, et si cette puissante inclination dont je parle et qui est la mère de tous les amours, ne m’eût point contrainte à vous aimer, je n’aurais eu que de la compassion et de l’estime pour vous. Mais cette puissance supérieure qui nous incline, ou pour mieux dire qui nous force à faire ce qu’il lui plaît, fit que, sans vous connaître et quasi sans vous avoir vu, j’eus plus de soin de votre vie que de la mienne et que je crus trouver en votre personne ce que je n’aurais point trouvé en celle des autres. Tout ce que vous appelâtes d’abord compassion et générosité en moi était déjà un effet d’amour : je faisais non ce que je voulais, mais ce que je ne pouvais m’empêcher de faire. Je cherchais les herbes qui devaient guarir vos blessures avec trop d’empressement et trop d’inquiétude pour croire que je ne prisse aucun intérêt en votre vie que celui de cette compassion et de cette générosité. Non, Médor, cela ne fut point ainsi ; je ne vous vis pas plutôt que, sans l’aide de mon jugement, je vous ai aimé autant qu’on peut aimer, quoique je ne susse pas moi-même si ce que je sentais pour vous était amour. En effet, la raison est plus accoutumée à combattre l’amour qu’à le faire naître ou qu’à le conserver quand il est né. Cette reine sévère et impérieuse, bien loin d’approuver les fers, les chaînes et les folies des amants, ne parle que de liberté, de franchise et de sagesse. Elle veut que tous les sens lui soient assujettis, que la volonté suive ses intentions, que la mémoire ne reçoive que ce qu’elle juge digne d’y être conservé et que l’imagination ne lui présente que des choses toutes sérieuses et toutes solides. Un amant aux pieds de sa maîtresse lui est un objet digne de risée ou de pitié ; elle se moque de sa faiblesse ; elle condamne tout ce qu’il fait et elle voudrait enfin, s’il était en sa puissance, détruire tous les sentiments de la nature, ôter toutes les passions du cœur des hommes et régner elle seule par tout l’univers. Jugez après cela, Médor, si la raison peut introduire l’amour dans une âme et si je n’ai pas droit de dire qu’il y a quelque chose en nous de plus puissant qu’elle qui nous y pousse, puisque malgré ses conseils et son pouvoir nous faisons bien souvent tout le contraire de ce qu’elle veut que nous fassions ? Il y a cette différence entre la raison et l’inclination, que l’une veut pour l’ordinaire nous obliger à faire des choses qui nous déplaisent, et que cette dernière ne nous porte jamais qu’à ce qui nous est agréable. C’est sans doute ce qui rend son pouvoir si grand que l’autre ne lui peut résister ; il faut qu’elle cède, toute clairvoyante qu’elle est, à cette aimable aveugle qui nous guide et qui nous conduit comme elle veut, qui nous fait aimer et haïr selon sa fantaisie et qui, seule, introduit l’amour dans le cœur de tous les hommes. Lorsque la raison nous veut porter à quelque chose (quoique impérieuse, comme je l’ai déjà dit), elle ne laisse pas d’employer du temps et de l’artifice à nous persuader de lui obéir ; elle fait voir à ceux qu’elle veut exposer dans les grands périls la gloire qui s’y rencontre ; elle représente à ceux qui trouvent une occasion d’être libéraux, que c’est mettre ses trésors en lieu sûr que de les donner à ses amis ; enfin elle fait voir la laideur du vice et la beauté de la vertu, afin que l’on puisse éviter l’un et que l’on suive l’autre avec plus d’ardeur. Elle n’agit donc pas avec une puissance si absolue que l’inclination qui, sans nous faire voir ni le bien ni le mal qui nous peut arriver des choses où elle nous porte, nous y pousse, ou pour mieux dire nous y contraint avec tant de violence que nous n’y pouvons résister. Ces aversions naturelles que l’on voit entre des personnes raisonnables, témoignent assez que notre jugement n’est pas le maître absolu de nos actions ; ceux qui haïssent les roses tombent d’accord que la couleur en est belle, que la forme en est agréable et que l’odeur même en est douce ; cependant, malgré cette connaissance qu’ils ont de leur beauté, ils en détournent la vue avec soin et les fuient comme les autres pourraient fuir un objet épouvantable. Cette faiblesse de leur tempérament est même chose que celle qui se trouve en notre âme lorsque l’inclination la contraint à faire ce qu’elle veut et non pas ce qui lui plaît. Quand j’ai cessé d’aimer Renaud, je n’ai pas cessé de savoir qu’il était digne de mon estime, et lorsqu’à son tour il a cessé de m’aimer, il n’a pas laissé sans doute aussi d’avouer qu’Angélique avait de la beauté. Cependant, parce que ce n’est pas le jugement qui fait naître l’amour, nous nous sommes connus aimables sans nous aimer et peut-être nous étions-nous aimés sans savoir si nous étions aimables, tant il est vrai que la raison agit avec peu d’empire et tant il est vrai que l’inclination est puissante. Cette première ne se fait obéir que par les moyens que les rois légitimes emploient contre leurs sujets, mais l’autre se fait craindre et se fait suivre comme les tyrans victorieux. Elle n’emploie que la force contre nous, mais comme cette force est presque inévitable et qu’elle n’a pas moins de douceur que de pouvoir, il s’en faut peu qu’elle ne surmonte tout ce qui lui résiste. L’honneur, la gloire, l’intérêt particulier et la vertu même sont quelquefois de trop faibles obstacles pour empêcher ses desseins ; elle fait que des rois aiment des bergères, que des bergers lèvent leurs regards jusques à leurs souveraines, et sans distinction de qualité ni de mérite, elle fait un mélange de sceptres et de houlettes, de couronnes et de fers, de personnes libres et d’esclaves, et témoigne assez par ces effets extraordinaires que nous ne sommes pas les maîtres de notre volonté ni de nos affections et que la raison n’est pas toujours assez forte pour la vaincre. En effet, si nous n’agissions que par ses conseils, que l’amour vînt ensuite de la connaissance et que ce fût de son consentement que nous portassions des chaînes, il est certain que nous n’en userions qu’une en notre vie. Ce que nous aurions trouvé beau une fois, nous le serait toujours, nous aimerions jusques à la mort ce que nous aurions trouvé aimable, et l’inconstance enfin ne se trouverait jamais parmi les amants. Depuis le commencement du monde, le soleil a donné de l’admiration à tous les hommes, l’or, les perles et les diamants n’ont trouvé personne qui ait mis leur beauté en doute ; bref, toutes les choses universellement connues demeurent constantes. Pourquoi donc, si l’amour naissait par une connaissance parfaite et par les opérations du jugement, ne demeurerait-il pas toujours dans les cœurs qu’il possède ? Ha, non, non, Médor, cela ne peut être ainsi, et c’est pourquoi tous ceux qui sont infidèles ne sont pas aussi blâmables qu’on les croit, et c’est pourquoi ceux qui sont constants ne méritent pas tant de louanges qu’on leur en donne. Les uns et les autres font ce qu’ils sont forcés de faire : les uns brisent leurs fers et les autres les conservent parce qu’ils y sont contraints. Vous en voyez qui, après avoir rompu leurs chaînes, les renouent eux-mêmes avec soin et se rattachent plus étroitement qu’ils ne l’étaient auparavant. Il y en a qui sont accablés par leur pesanteur, qui soupirent sous le joug qui les presse, et qui pouvant s’en dégager, ne le font pourtant pas et préfèrent la servitude à la liberté. Croyez-vous, Médor, que ces bizarres effets puissent venir d’une raison clairvoyante et d’une volonté libre ? et ne croyez-vous pas, au contraire, que la seule inclination est ce qui nous enchaîne ou nous délie, ce qui nous fait inconstants ou fidèles, et ce qui nous fait aimer ou haïr ? Qu’on ne s’étonne donc plus si l’on voit des reines descendre du trône pour y mettre leurs amants, quoiqu’ils ne soient pas de naissance royale ; qu’on ne s’étonne plus de voir des princes ne recevoir que des mépris, des couronnes rejetées et des héros malheureux en amour puisque ce n’est ni de la raison, ni de l’intérêt, ni de l’ambition, ni de la gloire que cette noble ardeur prend naissance. Mais (me direz-vous) quelle obligation peut avoir un amant à sa maîtresse, s’il est vrai qu’elle ne l’aime que parce qu’elle ne peut s’empêcher de l’aimer ? Nulle, mon cher Médor, nulle et c’est pour cela que l’amour passe dans mon esprit pour la plus noble de toutes les passions puisqu’elle n’est point mercenaire. Il est permis dans l’amitié commune de compter les services que l’on rend et qu’on reçoit et de nommer obligation une chose que l’on fait volontairement, mais dans l’amour il n’en doit pas aller ainsi. Les personnes qui s’aiment se devant toutes choses, ne se doivent point de remerciements pour les bons offices qu’elles se rendent ; de sorte que quand je vous aurai donné ma couronne, comme je vous ai déjà donné mon cœur, je ne prétends point que vous m’en soyez plus obligé, puisque parmi ceux qui savent aimer, quiconque donne son affection donne en même temps et sceptre et royaume, et bref tout ce qu’il possède. Que si, par malheur, il fût arrivé que votre inclination eût été contraire à la mienne, que vous m’eussiez autant haïe que je vous ai aimé et que je vous aime, pensez-vous, mon cher Médor, que je vous en eusse blâmé ? Non, je me serais plainte sans vous accuser, et comme par ma propre expérience je sais qu’on ne peut aimer par raison, je n’aurais point murmuré contre vous quand vous auriez refusé l’amour d’Angélique avec autant de rigueur qu’elle a refusé les services de tout ce qu’il y a de rois en l’univers, pour accepter ceux de l’aimable et généreux Médor. Quelqu’un me pourrait peut-être dire que je suis peu ingénieuse et fort mal avisée de vous entretenir de semblables choses, que c’est vous ôter une partie de vos chaînes que de vous persuader que vous les pouvez quitter sans crime, et que c’est vous instruire à l’ingratitude que d’avouer moi-même que vous ne m’avez point d’obligation, quoique j’aie fait pour l’amour de vous tout ce que j’étais capable de faire en vous donnant mon royaume et de plus mon amitié que je préfère au sceptre que je veux remettre en vos mains. Mais, pour répondre à cette objection, j’ai à vous dire que vu l’état où je vous trouvai, vu la différence de votre naissance à la mienne, si j’avais pu m’empêcher de vous aimer, je serais coupable de ne l’avoir pas fait ; et étant aussi raisonnable que je vous connais, vous auriez vous-même condamné en secret mon affection quoiqu’elle vous fût avantageuse. Vous auriez plus estimé en moi la qualité de reine que celle d’amante, et plus eu de joie de conquérir mon royaume que ma personne. De sorte que pour vous persuader tout à la fois et la grandeur de cette affection et que je ne suis pas indigne de votre estime non plus que de votre amour, je ne me lasse jamais de vous dire que c’est une puissance supérieure qui nous porte à aimer, que toute la sagesse et toute la prudence humaine n’y sauraient mettre d’obstacle et qu’enfin ce n’est que la seule inclination qui se peut dire la véritable mère de tous les amours. Il y a je ne sais quel charme secret qui passe des yeux de l’amant au cœur de celle que le destin lui choisit pour être son amante, dont la force est inévitable. Et comme la lune gouverne la mer, le nord attire l’aimant et le soleil forme les métaux dans les entrailles de la terre par des moyens qui nous sont inconnus, ainsi l’inclination conduit notre jugement, attire notre volonté et forme l’amour en notre âme, par des voies que nous ignorons absolument. Elle fait que nous aimons bien souvent ce que nous ne connaissons pas, et bien souvent encore ce qui n’est point aimable et ce que nous voudrions bien n’aimer point. D’où pensez-vous que soient arrivés au monde tant de bizarres événements dont les histoires sont remplies si ce n’est de cette puissance tyrannique qui surmonte toutes les autres ? Si la galère d’Antoine (dont je vous ai raconté les aventures et dont j’ai appris les amours depuis que j’ai quitté l’Asie et depuis que je suis en Europe) eût pu (dis-je) être gouvernée par la raison et qu’elle n’eût pas été emportée avec violence par l’inclination que ce Romain avait pour cette belle Égyptienne dont il adorait les charmes, croyez-vous qu’il ne fût pas demeuré dans son armée à la bataille qu’il perdit, et que du moins il n’eût pas disputé la victoire à son ennemi ? Oui, Médor, il était trop sage et trop vaillant pour ne vouloir pas vaincre et pour fuir lâchement devant ceux dont il pouvait être le vainqueur. Cependant, quoiqu’il fût ambitieux, quoiqu’il fût presque assuré d’avoir tout l’avantage de cette journée et quoiqu’il s’agît de l’empire de tout le monde, son inclination fut plus puissante en lui que le désir de la gloire ni que celui de régner. L’on peut même dire encore, après cet illustre exemple, que c’est par le pouvoir de cette inclination que tant de frères ont été ennemis lorsqu’ils ont été rivaux, que tant de sujets se sont révoltés contre leurs princes, que tant de citoyens ont trahi leur patrie et que tant de héros ont fait des fautes de jugement ou commis des actions indignes d’eux. Tous ces gens-là, Médor, n’avaient pas perdu la raison dans les choses qui ne regardaient point leur amour ; ils parlaient de la même sorte qu’ils avaient accoutumé auparavant que d’être atteints d’un si grand mal, ils agissaient de la même façon, ils songeaient à leurs affaires et à celles de leurs amis avec la même prudence. Pourquoi donc cette même raison ne se fût-elle point trouvée en leurs amours, s’il n’y eût pas eu en eux quelque chose de plus puissant qu’elle ? Ha, non, non, Médor, cette vérité n’est pas douteuse, et quoiqu’il semble que je me nuise en vous la persuadant, j’y trouve néanmoins tant de satisfaction que je ne m’en saurais empêcher. Car comme je pense être certaine que vous m’aimez de la manière dont je la veux être, je me tiens plus assurée de votre amour que je ne la serais si je la croyais tenir de votre reconnaissance plutôt que de votre inclination. J’aime mieux que vous aimiez ma personne que le trône où je vous veux conduire, et j’aime mieux encore que vous estimiez plus la tendresse de mon amitié que la conquête de mon royaume, que je n’appelle plus ainsi qu’afin de vous faire voir que je puis vous le donner. Mais (me dira-t-on peut-être) cette même inclination qui fait que vous aimez aujourd’hui peut faire aussi que vous n’aimerez plus demain, puisqu’enfin on vous a vu aimer et haïr Renaud successivement, et que l’on a vu aussi Renaud aimer et haïr Angélique. J’avoue ingénument que cette objection est plus forte que l’autre, et j’avoue même que cette pensée m’a donné de la douleur pendant les premiers jours de notre amitié. Quoi (disais-je en moi-même quelquefois lorsque je considérais la force de cette inclination qui me portait à vous aimer), serait-il possible que je pusse un jour n’aimer plus Médor ? serait-il possible que Médor pût un jour n’aimer plus Angélique et que cette même inclination qui unit nos cœurs et nos volontés, les désunît pour toujours ? Après un raisonnement si fâcheux succédait une pensée plus agréable, car venant à considérer que tous ceux qui aiment ne changent pas toujours d’inclination, je me laissais persuader que nous serions enfin de ces amants choisis pour servir d’exemple à la postérité. Oui, Médor, j’ai cru que notre affection ne diminuera point ; et je crois présentement qu’en vous faisant roi, je ne fais qu’augmenter le nombre de mes sujets, qu’en vous donnant ma couronne, j’acquiers un esclave très fidèle, et qu’en vous donnant mon cœur, je reçois le vôtre pour ne m’en défaire jamais. C’est de cette sorte (aimable Médor) qu’il faut du moins se flatter dans les choses dont on ne peut répondre absolument, car si elles arrivent comme on les souhaite, l’on aurait tort de s’affliger sans cause. Et s’il advient que l’inclination change d’objet, l’on n’a pas besoin d’être consolé de la perte d’un bien que l’on n’estime plus assez pour l’aimer. Jouissons donc en repos de la félicité présente sans nous mettre en peine de l’avenir ; laissons au destin la connaissance des choses futures, puisqu’aussi bien nous ne pourrions nous les éviter par nos craintes et par nos prévoyances ; employons tous les moments de notre vie à parler avantageusement de la force de cette inclination qui a fait toute notre félicité puisqu’elle a fait naître notre amour ; laissons-en des marques par tous les lieux où nous passerons ; faisons que tous les arbres qui nous prêtent leur ombrage nous prêtent aussi leur écorce pour y graver les noms de Médor et d’Angélique afin que tous ceux qui les verront admirent et envient notre bonheur ; et bref ne parlons jamais que du plaisir qu’il y a dans cette union des cœurs, que la seule inclination fait naître, en comparaison de celui où la raison ou l’intérêt se mêlent de contribuer quelque chose. Ceux qui n’aiment que par ces deux sentiments ne connaissent point du tout les délices de l’amour ; la raison est trop sage pour faire qu’un de ses sujets mette toute sa joie en la possession d’une maîtresse, quelque parfaite qu’elle puisse être, et l’intérêt est trop mercenaire pour souffrir que l’on fasse ses plus chers trésors des moindres faveurs qui puissent venir d’une amante. Si j’étais aimée par un de ces sages amants qui consultent toujours leur jugement et qui combattent leur inclination autant qu’ils peuvent, il aimerait sans doute mieux ma couronne qu’un bracelet de mes cheveux et préférerait l’éclat de mon trône à celui de mes regards. Ô Médor, que ces gens-là connaissent peu la nature de l’amour ! aussi, à parler raisonnablement, ne doit-on pas les mettre au nombre des véritables amants. Tous les hommes ne sont pas toujours également touchés de toutes les passions ; ceux qui naissent avares et qui pensent quelquefois être amoureux s’abusent, car si l’on examine bien la chose, l’on trouvera qu’ils aiment l’argent de leur maîtresse et non pas les charmes de sa personne. Ils suivent leur inclination, je l’avoue, mais ce que regarde cette inclination n’est pas l’amour, c’est l’avarice. Un ambitieux agira de la même sorte ; un vaillant souhaitera se voir des rivaux afin d’avoir la gloire de les combattre et de les vaincre ; et bref tous ceux que l’on croit amants ne le sont pour l’ordinaire qu’en apparence ; et c’est sans doute ce qui fait tant d’inconstants et tant d’infidèles. Car comme leur plus forte inclination n’est pas celle qui les fait aimer, il peut arriver cent rencontres qui, satisfaisant leur avarice, leur ambition et leur vanité par d’autres voies, font qu’ils abandonnent leurs maîtresses comme inutiles à leur félicité. Mais ceux qui de toutes les passions ne sont fortement inclinés qu’à l’amour, sont plus assurés de la durée de leur affection et plus heureux de leur servitude. Ils ne partagent ni leurs soins ni leurs cœurs ; les sceptres et les couronnes ne sont point le terme de leurs désirs ; et la certitude d’être parfaitement aimés est la seule chose où ils prétendent. Songez un peu (aimable Médor) à l’agréable vie que nous avons menée dans ces bocages depuis que par la force de notre inclination nous avons commencé de nous aimer. Cette cabane m’a tenu lieu d’un palais, la fraîcheur de l’herbe m’a semblé plus commode pour m’asseoir que la magnificence du trône, et le chant des oiseaux plus charmant que toute la musique que j’ai entendue en Europe. J’ai préféré le sable des ruisseaux qui nous environnent aux minières d’or de mon pays, et la rosée que nous voyons sur ces fleurs aux plus belles perles que l’Orient ait jamais produites. Et tout cela, Médor, parce que je vous aime, parce que nous voyons toutes ces choses ensemble et parce que mon inclination et celle que vous avez pour moi font que je ne puis rien voir avec vous qui ne me donne de la joie. C’est là (mon cher Médor) la véritable marque d’une forte passion : quiconque peut trouver une partie de son plaisir ailleurs qu’en la personne qu’il adore, n’est point du tout capable de cette noble faiblesse ; et quiconque est aimé sans être absent de ce qu’il aime et ne s’estime point heureux doit être effacé du nombre des amants. Car à parler des choses comme elles sont, ceux qui sont amoureux de la manière que je l’entends, je veux dire malgré leur raison et leur volonté, ne peuvent jamais en user ainsi : partout où se trouve leur maîtresse, ils n’ont rien à désirer ; et partout où elle n’est pas, tout leur manque et rien ne les satisfait. Ils s’ennuieraient dans les cours les plus grandes et les plus pompeuses, quand même ils y seraient sur le trône ; et s’estimeraient heureux dans un désert effroyable, pourvu qu’il fût éclairé des yeux qu’ils adorent. Or, comme l’objet de leur contentement est plus borné que celui des autres, il est aussi plus facile de les contenter ; mais pour le reste des hommes qui ne savent pas aimer et dont l’esprit est en proie à toutes les passions, il faut quasi que toutes les parties de l’univers contribuent quelque chose pour les satisfaire pleinement. Les avares voudraient avoir en leur puissance tout l’or que le soleil a produit depuis le commencement des siècles ; les courageux voudraient avoir vaincu tous les héros que la nature a fait naître chez toutes les nations ; et les conquérants ambitieux ne veulent pas moins que l’empire de tout le monde. Pour satisfaire ces gens-là, il faudrait bien des choses, ou pour mieux dire il faudrait des enchantements ou des miracles pour les rendre heureux. Mais pour ceux qui savent aimer et qui renferment toute leur félicité dans le cœur d’un amant ou d’une amante, ils n’ont jamais rien à craindre qu’eux-mêmes. Car pourvu que leur inclination ne détruise point leur félicité en changeant d’objet, ils ne redoutent ni la malice des hommes, ni les caprices de la fortune, ni aucun de tous ces malheurs qui peuvent advenir pendant tout le cours de la vie ; tant il est vrai que leur esprit est détaché de tout autre pensée que de celle qui regarde directement leur amour. Voilà (mon cher Médor) de quelle nature est celle que j’ai pour vous et celle que je crois que vous avez pour moi. Vous me tenez lieu de parents, de patrie et de couronne ; et si je n’avais dessein de la mettre sur votre tête, je pense que sans songer à remonter sur le trône, je vous obligerais à passer le reste de nos jours dans cette agréable solitude. Mais comme je sais bien que vous estimez plus la main qui vous couronnera que la couronne même, quelque brillante qu’elle soit, il faut songer à quitter cet aimable désert, il faut retourner au royaume de Catay ; il faut faire voir à toute la terre ce que peut la force de l’inclination, il faut lui montrer ce que c’est que l’on doit appeler amour, et lui faire voir en vous un amant sans ambition que cet amour a fait roi, en ma personne une reine sans imprudence que ce même amour a rendue sujette.


Effet de cette harangue

Angélique était trop adroite pour ne persuader pas, et Médor était trop amoureux pour n’être pas persuadé. De sorte que quoique l’Arioste ne nous ait pas dit ce qui leur arriva aux Indes et qu’à peine il nous ait appris qu’ils s’embarquèrent pour y aller, nous pouvons croire que la force de l’inclination rendit leur amour éternelle, et que comme elle seule l’avait fait naître, elle seule la fit après toujours durer.


Andromaque à Ulysse

Onzième harangue

Argument

Les Grecs étaient enfin prêts de faire voile pour leur retour, lorsque Calchas leur dit que le fils d’Hector demeurait en vie, Troie n’était pas si bien ruinée qu’elle ne pût un jour relever ses remparts détruits et des mêmes tisons de son embrasement porter la flamme dans toutes les villes de la Grèce. De sorte que, pour éviter ce malheur, ils résolurent de ne partir point qu’Astyanax ne fût mort et ils donnèrent la commission à Ulysse de trouver cet enfant qu’ils redoutaient, pour les délivrer par sa perte des maux que sa conservation leur pourrait causer. Ce sanglant dessein ne put être si secret qu’Andromaque n’en découvrît quelque chose, ou du moins qu’elle n’en eût quelque soupçon. Si bien que pour tâcher de sauver son fils elle le cacha dans le tombeau de son père. À peine y était-il entré qu’Ulysse arriva, qui par cette éloquence artificieuse qui lui était si naturelle, tâcha de savoir de cette mère affligée ce que son enfant était devenu. Mais voyant que son travail était inutile, ce Grec, aussi rusé que cruel, ayant peut-être observé quelques regards que la malheureuse Andromaque jetait vers le tombeau d’Hector, malgré le soin qu’elle apportait à ne le regarder pas, cet impitoyable (dis-je) commanda aux soldats qui l’accompagnaient d’abattre cette sépulture. Ce fut à ce funeste moment que cette infortunée princesse voulut faire ses derniers efforts pour essayer de sauver son fils sans témoigner qu’elle y songeât, et qu’elle tâcha de persuader à Ulysse que les tombeaux doivent être inviolables.



Andromaque

Que la douleur est amère !

Que son deuil est étouffant !

Lorsqu’elle cache un enfant

Dans le tombeau de son père.


Andromaque à Ulysse

Arrêtez-vous, sacrilège, arrêtez-vous ; et n’approchez du tombeau du grand Hector que comme vous approcheriez d’un autel, c’est-à-dire avec un profond respect. Avez-vous oublié que l’urne funèbre qui contient ses cendres contient celles d’un héros et d’un demi-dieu et que ces tristes lieux sont consacrés et dignes de vénération ? Pouvez-vous même regarder une sépulture toute couverte de vos dépouilles et des trophées remportés sur les plus vaillants des Grecs et ne vous en éloigner pas, sinon par respect, au moins par honte et par dépit ? Ignorez-vous qu’il n’y a que les corbeaux et les vautours qui fassent la guerre aux morts, que les sépulcres doivent être inviolables et qu’après les travaux de la vie, le repos des trépassés doit être éternel ? Ha, inhumain ! (et si je l’ose dire, barbare Ulysse) quelle procédure est la vôtre et quelle cruauté pourrait jamais égaler celle que vous témoignez aujourd’hui ? Les peuples les plus farouches et les plus éloignés des bonnes mœurs n’en seraient jamais capables ; ceux mêmes qui n’ont de lois que celles de la nature et qui n’ont jamais appris que ce qu’elle leur a enseigné, par un instinct aussi général qu’il est pieux, honorent les cimetières et n’en peuvent presque approcher sans être saisis d’une sainte horreur. Les animaux mêmes, oui les animaux sans raison, ne font durer leur haine qu’autant que durent leurs ennemis ; et si la faim ne les sollicite, ils ne sont pas plutôt tombés que leur colère tombe avec eux, que leur furie se laisse apaiser et que leur ressentiment s’évanouit. En effet, est-il une lâcheté égale à celle d’attaquer un adversaire qui ne se peut plus défendre, et qui s’est si bien défendu ? Tant qu’il a les armes à la main, tant qu’il attaque ou qu’il résiste, et qu’il peut faire courir le même danger qu’il court, on peut employer ses plus grands efforts pour le vaincre et n’oublier rien pour y parvenir. Mais lorsque la fortune a trahi son courage, mais lorsqu’il a subi la nécessité générale de finir, mais lorsqu’il est mort, il faut que la haine meure comme lui et qu’on l’ensevelisse dans son cercueil. Si votre Achille (ô dieux, de quoi me vais-je souvenir), si votre Achille (dis-je) n’eût fait aller sa vengeance que jusques à la mort d’Hector, qu’il se fût contenté de lui ôter ses armes, et même de lui ôter la vie, il n’aurait point terni sa mémoire et ne se serait pas déshonoré comme il fit. Il était Grec, mon Hector était Troyen, ils étaient tous deux ennemis, ils étaient tous deux armés et, par la loi des combats, il pouvait et devait le vaincre si ses forces le lui permettaient. Oui, bien loin d’en remporter de la honte il pouvait par cette illustre mort se rendre lui-même immortel, au lieu que par cette barbare action qu’il fit de l’attacher à son char et de le traîner tout mort qu’il était, il combattit et vainquit sans gloire, il ternit tout l’éclat de sa réputation et fit que la postérité le mettra plutôt au nombre des bourreaux qu’en celui des fameux vainqueurs. Cependant (ô cruel Ulysse) il est certain que ce fier et cet impitoyable Achille fut moins barbare que vous : Hector respirait encore ; Achille sentait encore les grands et les redoutables coups dont un bras si fort l’avait frappé, il voyait à ce déplorable héros les funestes dépouilles de Patrocle, le plus cher de ses amis ; il lui voyait ses propres armes et teintes d’un sang qui lui avait été fort considérable. Tout cela (dis-je) pouvait exciter la fureur dans une âme beaucoup plus sage que la sienne et pouvait servir d’excuse à son crime (si toutefois l’on peut excuser une si grande lâcheté). Mais pour vous, Ulysse, nul prétexte bon ni mauvais n’autorise les impiétés que votre main veut commettre. Vous ne voyez point Hector ; ce héros ne vous frappe pas et ne vous saurait frapper ; vous ne lui voyez les armes ni de Laërte votre père, ni de Télémaque votre fils, ni même de Diomède votre ami ; pourquoi donc voulez-vous encore le poursuivre après qu’il n’est plus ? Pourquoi voulez-vous jeter au vent des cendres si précieuses ? pourquoi voulez-vous violer la sainteté des tombeaux ? et pourquoi voulez-vous attaquer mort un guerrier que vous n’avez osé attaquer vivant ? Il le fallait voir sur son char et non pas dans son cercueil ; il le fallait voir libre au milieu de votre camp et non pas enfermé dans sa sépulture ; et bref, il le fallait voir sous son bouclier et non pas le voir sous la tombe. Or pour continuer de me servir du même exemple, puisque sans doute il vous est le plus agréable, ne vous souvient-il plus que pendant la trêve, Achille qui fut son meurtrier, assista à ses funérailles ? qu’il y versa même des pleurs tout impitoyable qu’il était ? que ses yeux tâchèrent d’effacer le crime que sa main avait commis, et que, du consentement de tous les Grecs, et même du vôtre, Hector, mon cher Hector, reçut les honneurs de la sépulture et les devoirs du tombeau ? Pourquoi donc (ô peu généreux Ulysse !) vous efforcez-vous de lui ravir ce que vous lui avez accordé ? pourquoi voulez-vous faire errer son ombre dolente dans ces campagnes désertes, sur ces rivages abandonnés et parmi les tristes ruines de Troie ? pourquoi ramenez-vous cette ombre affligée du silence, de l’obscurité et du repos du sépulcre au bruit, à la lumière et à l’inquiétude des vivants ? pourquoi voulez-vous faire voir aux Cieux ce que l’on cache sous terre ? pourquoi votre main sacrilège veut-elle abattre ce que la piété seule fait élever ? et pourquoi nous voulez-vous ravir ce que nous avons acheté ? Vous le savez, Ulysse, vous le savez ; Achille ne rendit pas gratuitement le corps de l’invincible Hector, il le vendit à Priam son père, il en fit le marché, le barbare qu’il était ; et son avarice épuisa toutes les richesses d’un empire pour nous redonner des os qu’il n’estimait point et que nous estimions plus qu’elles. Laissez-nous donc un trésor que nous possédons à si juste titre, ou pour mieux dire laissez ce trésor enseveli dans la terre qui les garde tous et qu’il vous suffise de nous emmener captives. Oui, il me semble qu’il vous doit suffire que Priam ait perdu son état, qu’Hécube ait perdu ses enfants, qu’Andromaque ait perdu son mari et qu’Hector ait perdu sa vie, sans vouloir qu’il perde encore son tombeau. Vous avez abattu ses palais, il n’en a que faire ; mais n’abattez pas son sépulcre dont il a besoin. Vous avez mis sa ville en cendres et sa ville subsisterait inutilement pour lui ; mais ne brisez pas l’urne sacrée où ses cendres sont en dépôt. Vous lui avez arraché le sceptre, il n’importe, puisqu’il ne le saurait plus porter ; mais laissez au moins en repos la main qui le devait tenir. Vous l’avez fait tomber du trône, il s’en console, car le trône n’est pas un grand bien ; mais ne le faites pas sortir de la sépulture où vous l’avez fait tomber. Certainement, Ulysse, il y a quelque chose de si dénaturé en votre action qu’elle passe au-delà de la cruauté, non seulement d’un barbare, non seulement d’un Grec, mais de la cruauté d’Ulysse même. Car que vous ayez formé le dessein de vous venger d’une injure, ce sentiment est assez naturel et le crime de Pâris l’autorise en quelque sorte ; que vous nous ayez assiégés, vous n’étiez partis de Grèce qu’avec cette seule intention ; que vous nous ayez combattus, vous n’étiez venus que pour nous combattre ; que vous ayez fait mourir plusieurs Troyens, ils étaient tous vos ennemis ainsi que vous êtes les nôtres ; qu’Hector même ait perdu la vie, Hector était né pour mourir et sujet à la loi commune ; que Troie après dix ans ait été prise, la victoire est toujours la fin de la guerre, ou du moins l’objet de ceux qui la font ; qu’elle ait même été saccagée et qu’elle ait souffert le fer et le feu, peu de victorieux ont assez de générosité pour être cléments et peu de villes sont surprises ou forcées sans souffrir les mêmes malheurs ; enfin, il n’y a rien d’extraordinaire en toutes ces choses. Mais qu’après avoir combattu les vivants, l’on veuille combattre les morts ; que l’on attaque les tombeaux, après avoir attaqué les villes ; que l’on renverse les sépulcres, après avoir renversé les remparts ; et que l’on tâche d’abolir la mémoire des grandes actions, après avoir perdu ceux qui les ont faites ; c’est ce que l’on n’avait jamais vu, c’est ce que l’on ne voyait point et c’est ce que l’on ne verrait jamais si l’on ne voyait pas Ulysse. Tant que les hommes sont vivants, ils sont en état d’acquérir de l’honneur et de la gloire ; ils peuvent chaque jour ajouter de nouveaux lauriers à leur couronne et entasser de nouveaux trophées sur ceux qu’ils avaient déjà gagnés ; ils peuvent (s’il faut ainsi dire) se vaincre eux-mêmes, après avoir vaincu les autres, et se surpasser autant qu’ils avaient surpassé leurs ennemis. Le champ de la gloire n’a point de bornes pour ceux qui veulent y courir : plus ils vont loin, plus ils aperçoivent que cette carrière n’est point limitée ; plus ils cueillent de palmes, plus ils voient qu’il en reste à cueillir, et lorsqu’on les croit à la fin de leurs nobles travaux, ils trouvent qu’à peine en sont-ils au commencement. De là vient qu’on peut avec moins de crime tâcher de leur ravir un avantage, qu’ils peuvent recouvrer après : c’est ne leur ôter que ce qu’ils peuvent ôter à d’autres ; c’est s’enrichir sans les ruiner ; et c’est plutôt les exciter aux grands desseins que leur dérober leur réputation. Mais, Ulysse, il n’en va pas ainsi des pauvres morts ! eux seuls ont vu le bout de cette carrière où les autres courent encore ; eux seuls ne sont plus en état de gagner de nouveaux trophées ; et ce qui est le plus pitoyable, ils ne sont pas seulement en celui de pouvoir défendre ceux qu’ils ont gagnés autrefois. Le moindre ennemi leur est redoutable ; le plus faible peut triompher d’eux ; et comme il n’y a jamais que des lâches qui les attaquent, par une injustice effroyable, les lâches offensent les vaillants et les offensent impunément. Cependant ils ne songent pas que ces piques, ces dards, ces boucliers et ces drapeaux appendus sur les sépultures sont les seules richesses des défunts ; cependant ils ne songent pas que les inscriptions et les épitaphes que l’on grave sur les tombeaux donnent une seconde vie aux morts, et que si leur brutalité les efface, c’est les faire mourir de nouveau et les faire mourir pour toujours. Oui, la mémoire des bonnes actions s’éteint insensiblement, si l’on en détruit ces tristes et belles marques ; et le premier siècle est à peine révolu que l’on voit finir un renom qui devait être éternel. Et puis, à dire les choses comme elles sont, pourquoi faut-il que les vivants attaquent les morts qui ne songent plus aux vivants ? pourquoi faut-il que vous conserviez de la haine pour eux, puisqu’ils n’en ont plus pour vous ? pourquoi persécuter dans l’ombre du tombeau ceux qui n’ont plus de part à la lumière ? et pourquoi avoir de la fureur, quand vous devez avoir de la pitié ? Les morts ne sont plus ni Grecs ni Troyens ; ils n’ont plus de différends ni de guerres ; ils sont sans intérêts et sans passions ; ils sont sans colère et sans haine ; et si la magie ou l’impiété ne trouble le repos de leurs ombres ou de leurs cendres, ils n’ont plus nul commerce avec les hommes, ils n’ont plus rien à démêler avec eux et ce repos n’a point de fin. Hélas, sacrilège que vous êtes, si nulle considération qui nous regarde n’est capable de vous arrêter, arrêtez-vous au moins par celle de tant d’amis que vous avez perdus à ce long et funeste siège ; songez que la fortune n’a pas toujours été dans votre camp, qu’elle a changé de parti plus d’une fois et que si beaucoup de Troyens ont été blessés, tous les Grecs n’ont pas été invulnérables. De ce lieu même où nous sommes qui a quelque élévation, jetez les yeux sur cette vaste campagne et la parcourez d’une vue depuis le pied du mont Ida jusques à celui de nos murailles, et depuis les eaux de Simoïs jusques à celles de Scamandre. Voyez-y (dis-je) ce nombre innombrable de tombeaux qui la couvrent de toutes parts et qui composent, s’il faut la nommer ainsi, une funèbre ville de morts qui n’est guère moins grande que Troie le fut autrefois. Remarquez-en la structure aussi bien que la quantité, et voyez si l’architecture grecque n’y paraît pas aussi bien que la phrygienne ? Oui, Ulysse, elles y paraissent également, et cette grande plaine a peu de lieux où l’on puisse voir l’une sans l’autre. D’ici, vous voyez le vain tombeau de Sarpédon, mais vous voyez encore le véritable tombeau de Tlépolème. D’ici, vous voyez celui de Penthésilée qui combattait pour nous, mais vous voyez aussi celui de Protésilas qui mourut le premier de tous les Grecs. D’ici, vous voyez celui de l’illustre Memnon qu’Achille tua ; mais vous voyez aussi celui du vaillant Patrocle, auquel Hector fit perdre la vie. D’ici, vous voyez celui de Troïlos, l’un de mes beaux frères, mais vous voyez aussi celui d’Antiloque, le fils de Nestor. D’ici, vous voyez celui de Pâris, qui fut la cause de cette guerre ; mais vous voyez aussi celui d’Ajax, qui la fit durer si longtemps. D’ici, vous verriez celui de Priam, si les dieux eussent permis qu’il en eût eu un ; mais vous verriez aussi, en même temps, celui de Palamède, qui fut un de vos généraux. Enfin d’ici, vous voyez le tombeau d’Hector ; mais vous voyez aussi celui d’Achille, tant il est vrai que nos pertes sont égales et tant il est vrai que le vent victorieux doit pleurer aussi bien que les vaincus. Car ce que je dis des principaux chefs, je le puis dire encore d’une multitude effroyable de simples soldats, de l’un et de l’autre parti, qu’une même terre couvre et dont elle garde les os. Ici l’on voit un Troyen, comme là on voit un Grec, et presque en aucun lieu l’on ne peut voir l’un sans l’autre. Craignez donc, Ulysse, craignez que l’impiété de quelqu’un n’imite celle que vous voulez avoir aujourd’hui, que les dieux qui vous regardent ne tirent la cause de votre châtiment de celle de votre crime et qu’ils ne se servent d’un méchant pour punir votre méchanceté, et de la main d’un impie pour venger un sacrilège. Craignez (dis-je) que les cendres de votre Achille ne reçoivent le même traitement que les cendres de mon Hector, que son tombeau ne soit violé comme vous voulez violer le sien, que sa gloire ne soit effacée comme vous voulez effacer la sienne, et que ses os ne soient dispersés et peut-être jetés dans la mer, comme vous voulez jeter au vent les cendres de mon mari. Ha, Ulysse ! je ne vous prie point de cesser entièrement d’être barbare, car je sais que vous ne le pourriez pas ; mais je vous prie seulement de l’être un peu moins. Continuez de persécuter les vivants, mais laissez les morts en repos. Percez le cœur d’Andromaque, mais ne rompez pas l’urne d’Hector. Accablez-moi sous les chaînes, mais n’abattez pas son tombeau ; et puisqu’il ne me reste ni palais, ni maison, ni cabane, laissez-moi cette sombre sépulture pour y vivre et pour y mourir. Ainsi les vents favorables puissent enfler les voiles de vos galères et les reconduire au port ; ainsi pour votre voyage la mer ne puisse avoir ni bancs ni rochers ; ainsi puissiez-vous revoir votre Ithaque, votre père et votre fils, et vous revoir entre les bras de votre chère Pénélope ; et pour faire un souhait plus difficile, ainsi puissent reposer en paix les os du cruel fils de Pélée, lui qui tua le roi de Thèbes, mon père, qui fit perdre le jour à sept frères que j’avais et qui massacra mon époux. Que la terre lui soit légère, que tous les éléments respectent sa sépulture, que le temps ne la détruise jamais et qu’il ne se trouve jamais d’Ulysse qui veuille faire ce que le temps n’aura pas fait. Mais, ô dieux ! insensible que vous êtes, rien ne vous peut émouvoir : je vous vois rire de mes larmes et rire malicieusement. Ha, impitoyable et barbare ! j’en conçois bien la raison : vous voulez avoir mon fils et voulez m’épouvanter pour l’avoir. Vous feignez d’en vouloir au père, et vous en voulez à l’enfant ; et vous ne me menacez de m’empêcher de voir ce sépulcre qu’afin que je vous montre son berceau. Et bien, il faut vous contenter, Ulysse, en dussé-je mourir de regret ; il faut faire voir mon malheur aussi grand qu’il est et élever moi-même un nouveau trophée à la vanité de votre nation. Partez, partez quand il vous plaira, peuple que la fortune favorise ; faites lever les ancres, faites lever les voiles, rien ne peut plus vous retenir sur ces funestes rivages : Troie n’est plus, Priam est tombé, Hector est mort et Astyanax est dans le tombeau. J’avais caché cette dernière infortune afin de n’avoir pas encore la douleur de vous en voir réjouir ; je l’avais tenue secrète afin qu’on me la laissât pleurer avec plus de liberté et j’en soupirais en particulier pour ne vous en voir pas rire en public. Mais puisqu’il faut que je le die encore une fois, partez, Ulysse, partez, éloignez-vous d’une terre que l’ire du ciel foudroie à tous les moments et dans laquelle on ne voit que de sanglantes marques de sa fureur. Allez respirer sous un ciel plus doux ; allez revoir votre patrie, après avoir détruit la nôtre, et ne mêlez pas la crainte et l’affliction des vaincus à l’assurance et à la joie des victorieux. Hélas, Ulysse, que craignez-vous ? Sont-ce les cendres de Troie ou les cendres des Troyens ? redoutez-vous l’ombre d’Hector ou prenez-vous son tombeau pour le rempart d’Ilion ? est-ce le devin Calchas qui vous donne ces terreurs, ou si elles sont des terreurs paniques ? et quoi, tant de capitaines et de soldats peuvent-ils craindre un enfant et un enfant qui n’est plus ? Non, non, ne le craignez point : le malheur invincible qui nous persécute a coupé la trame de ses jours et l’a fait mourir en un âge où à peine les autres commencent à vivre. Il est descendu dans les enfers, il est allé revoir son illustre père, et l’infortuné qu’il est n’a pas même encore de sépulcre, si comme à tous nos citoyens, Troie ne lui sert d’un sépulcre général. N’appréhendez donc point qu’il épouvante jamais vos enfants, qu’il répare jamais les ruines de notre ville, qu’il peuple jamais un nouveau royaume en ces lieux déserts, qu’il rassemble jamais en un corps les misérables Troyens que le sort aura garantis de vos fers ou de vos armes, qu’il paraisse jamais sur vos rivages à la tête d’une armée, ni qu’il assiège jamais Argos ou Mycènes. Non, non, vous ne devez rien craindre de tout cela, puisqu’Astyanax n’est plus en vie ; car soit que la flamme l’ait dévoré, soit que le toit des palais ruinés l’ait accablé de sa chute ou que l’impitoyable soldat l’ait privé du jour, il est certain (et je vous le jure par les dieux) qu’il n’est plus parmi les vivants et qu’il est entre les morts. Oui, ce malheureux enfant est certainement où est l’invincible Hector, où est Priam, où est Troïlos, où sont tous les Phrygiens, bref où Troie est elle-même. Et ne me menacez point de me faire changer de discours par la violence des tourments, car il n’en est aucun qui le puisse. Ne me menacez non plus de la mort, menacez-moi plutôt de la vie, puisque je la crains plus que l’autre et qu’elle m’est aujourd’hui un supplice insupportable. Quoi, vous ne me croyez pas ! quoi, vous ne m’écoutez point ! et vous persistez encore au dessein impie que vous avez de violer la sainteté des tombeaux ! Écoutez-moi toutefois, Ulysse, écoutez-moi et ne doutez nullement de l’imprécation que je vais faire. Puissé-je éprouver de nouvelles infortunes, puissé-je sentir tous les maux qu’un ennemi en colère me peut souhaiter, si Astyanax n’est entre les morts et si ce malheureux enfant n’est sous la tombe. Ha, le barbare ne me croit pas ! ou peut-être il me croit trop et je l’ai mieux persuadé que je ne voulais qu’il le fût. Il me quitte, il va toujours, il touche déjà ce tombeau qui contient tout ce que j’ai aimé, et de plus tout ce que j’aime. C’en est fait, je suis perdue, c’en est fait, Astyanax est perdu et rien ne nous peut secourir. Ô toi, ombre du grand Hector, qui vois l’intention sanguinaire de ce bourreau, sors, sors (dis-je) de ta sépulture pour défendre ton fils et le mien. Montre-toi au cruel Ulysse, mais montre-toi aussi redoutable que tu le parus à tous les Grecs, lorsque tu rompis les portes de leur camp et que tu fus porter la flamme jusque dedans leurs vaisseaux. Apparais terrible à ses yeux, oppose-toi devant ses pas, repousse sa main sacrilège, et s’il est possible, défends encore mieux ton tombeau que tu ne défendis nos murailles. Sors enfin, sors, il en est temps, si tu veux sauver ce que je t’ai baillé en garde. Ha, juste ciel ! tout m’abandonne en ce malheur, et même jusqu’à mon Hector. Sors donc toi-même, Astyanax, sors de cette sépulture où l’on te va faire rentrer, puisque c’est en vain que j’ai tâché de te faire trouver la vie où les autres trouvent la mort. Sors (dis-je), enfant infortuné, et viens toi-même essayer d’obtenir ta grâce que je demanderais inutilement. Le voilà, Ulysse, le voilà cet ennemi redoutable qui fait tant de peur aux Grecs : voyez si ses mains sont fort propres à réparer les ruines de Troie et si elles sont assez fortes pour relever les superbes murs d’Ilion. Et toi, mon fils, prosterne-toi devant Ulysse, embrasse-lui les genoux, oublie ce que tu as été et ne te souviens que de ce que tu es ; demande-lui qu’il sauve tes jours, puisque lui seul en est le maître ; n’aies aucune répugnance à cette bassesse, puisqu’elle n’est pas moins forcée qu’elle est nécessaire ; ne te souviens en cette occasion ni de tes aïeuls, ni des sceptres qu’ils ont portés, ni d’Hector même, et te souviens seulement que tu n’es pas moins esclave qu’ils furent rois. Prie, mon enfant, prie Ulysse qu’il ait quelque pitié de ta jeunesse ; accorde quelques larmes aux miennes et à mes prières pour en mouiller la main de ce prince grec et pour lui amollir le cœur. Il m’obéit, Ulysse, il m’obéit malgré cette noble fierté qu’il tient de son père et vous le voyez à vos pieds ainsi que moi. Tiendrez-vous contre une innocence si aimable et contre une affliction si digne d’être consolée ? oui, barbare, oui, je le vois bien dans vos yeux, et votre silence me le dit assez. En vain ce généreux infortuné a fait ce qu’il ne désirait et ce qu’il ne devait pas faire ; et en vain j’ai fait tout ce que j’ai dû. Et bien, mon cher et malheureux enfant, meurs, puisque tu ne saurais plus vivre et que ce tigre ne le veut pas. Tu n’as qu’à rentrer dans ce tombeau duquel tu viens de sortir ; mais rentres-y pour toujours, déplorable créature, de peur que le barbare Ulysse ne le profane ou ne l’abatte, et rends au moins en mourant ce pieux office à ton père. Oui, va mon cher et trop aimable fils, va quelques moments devant moi rejoindre l’ombre du grand Hector et lui porter mes dernières plaintes. Il te présente déjà la main et déjà toute notre ville t’attend comme lui, car Troie est entièrement ensevelie comme il l’est et comme nous l’allons être. Meurs donc, mon Astyanax, puisqu’il faut mourir, mais meurs en fils d’Hector, c’est-à-dire généreusement. Ô ciel ! il m’obéit encore une fois ! il part plus fier que celui qui le mène ! il marche, il va, je ne le vois plus et je ne le verrai jamais. Ha, je tombe ! je pâme ! et si les dieux ont quelque pitié, je meurs.


Effet de cette harangue

Elle n’obtint rien, cette misérable mère, car les Grecs précipitèrent son fils du haut d’une tour, et elle ne mourut pas. Véritablement il était difficile d’être assez éloquente pour persuader dans une affliction si grande ; il semble toutefois qu’elle le fit en quelque façon, puisque, ayant entrepris de prouver que les tombeaux doivent être inviolables, celui d’Hector ne fut pas enfin violé.


Briséis à Achille

Douzième harangue

Argument

Achille étant devenu amoureux de Polyxène aux funérailles d’Hector, voulut pour faciliter l’heureux succès de ses amours, faire la paix entre les Troyens et les Grecs ; et pour revoir sa nouvelle maîtresse sur un si beau prétexte, il fut même dans Troie pendant que la trêve durait. Une chose si extraordinaire fit murmurer tout le monde dans le camp, et le rendit suspect à toute l’armée ; mais entre les autres, Briséis, princesse captive qu’Achille avait beaucoup aimée avant cette infidélité, en reçut une affliction sans égal. De sorte que par son intérêt, et par celui qu’elle était obligée de prendre à la gloire de ce prince, elle eut enfin la hardiesse de lui représenter le tort qu’il lui voulait faire, et celui qu’il se faisait à soi-même. Or comme il avait l’humeur violente et l’esprit aisé à émouvoir, cette sage remontrance ne fit qu’irriter sa colère, de façon qu’il traita Briséis d’esclave et lui parla d’un ton de maître, c’est-à-dire fort impérieux. Cette injuste procédure mit cette fille au désespoir ; et comme le désespoir fait armes de tout, et que de l’extrême timidité l’on va quelquefois jusqu’à l’audace, elle entreprit de lui soutenir qu’on peut être esclave et maîtresse.



Briséis

Ô volage autant que brave,

Vois les maux qu’elle a soufferts !

Brise ta chaîne, ou ses fers ;

Sois libre, ou sois son esclave.


Briséis à Achille

Oui, oui, cruel Achille, je vois mes fers, et je sens bien que je suis esclave ; quand je n’aurais jamais vu les uns et que j’aurais toujours ignoré l’autre, le traitement que je reçois aujourd’hui ne m’apprendrait que trop quelle est ma condition, et quel est aussi le malheur qui l’accompagne et la honte qui la suit. Vous êtes sans doute mon maître, vos actions et vos paroles me le témoignent assez ; et passant même de bien loin, au delà des justes bornes de la puissance légitime, de mon maître vous devenez mon tyran, et vous me faites souffrir un supplice indigne de vous et de moi. Mais quelque orgueil que vous ayez, et quelque humilité que vous désiriez que j’aie, je ne saurais oublier en portant vos fers que je devais porter une couronne, que je ne suis pas née ce que vous voulez que je meure, que ma main était destinée au sceptre et non pas aux chaînes, et qu’en m’ôtant le trône vous ne m’avez pas ôté le cœur. Comme on tient les royaumes et les empires de la fortune, et qu’elle est avare et capricieuse, elle peut ôter ce qu’elle a donné ; mais comme on ne tient la générosité que de la nature, et qu’elle est trop sage pour changer d’avis, et trop libérale pour reprendre jamais ses dons, on la conserve jusques au tombeau ; on la fait voir libre au milieu de la servitude ; et on la fait enfin triompher des tyrans, comme de la tyrannie. N’attendez donc pas que je continue à me plaindre lâchement de votre infidélité, que je verse des larmes honteuses, et que je les verse inutilement, que je donne la satisfaction à ma rivale de voir ma honte au jour de sa gloire et ma douleur parmi ses plaisirs, et bref, que j’ajoute moi-même à mes disgrâces celle de ne les savoir pas souffrir. Non, Achille, non, je ne me plaindrai plus de votre inconstance, je ne vous appellerai plus ingrat, je ne vous nommerai plus volage, et ne vous ferai plus des reproches que vous n’écouteriez pas, ou que vous écouteriez en fureur. Continuez de me trahir si bon vous semble, passez du camp des Grecs parmi les Troyens, de nos tranchées dessus leurs remparts, et si ce n’est encore assez, adorez vos ennemis. Baisez (dis-je) la main de Polyxène, si elle est assez lâche pour endurer que celle du meurtrier d’Hector son frère ose approcher de la sienne, et n’oubliez rien de tout ce qui la peut satisfaire, de tout ce qui me peut causer de l’affliction, et de tout ce qui vous peut déshonorer. J’y consens, Achille, j’y consens ; si c’est par force ou volontairement, il n’importe, pourvu que vous soyez content, pourvu que vous paraissiez mon maître, pourvu que je paraisse votre esclave, et que je souffre votre légèreté sans en murmurer. Mais n’attendez pas que j’endure que de l’inconstance vous alliez jusqu’à l’orgueil, et de l’orgueil au mépris ! que vous me reprochiez des fers, que votre seule cruauté me fait porter ; et que vous me traitiez indignement, parce que je ne suis pas libre, parce que vous n’êtes pas généreux, et parce que je suis infortunée. Non, je vous le dis encore une fois, et je vous le dirai plus de mille, je ne saurais avoir cette bassesse, et quand votre inhumanité devrait me condamner au supplice, j’aimerais encore mieux le souffrir que le mériter. Quoi, Achille ! ne vous souvient-il plus déjà que je vous ai vu baiser mes fers par respect, et n’oser baiser la main qui les portait ? que je vous ai vu faire gloire d’obéir à celle que vous pouviez commander ? que je vous ai vu traiter de reine celle que vous traitez d’esclave ? et pour dire tout en peu de paroles, que je vous ai vu captif de votre propre captive ? d’où vient donc un changement si étrange ? étais-je plus libre que je ne suis, ou suis-je plus esclave que je n’étais ? étiez-vous moins souverain que vous n’êtes maintenant, ou êtes-vous plus absolu que vous ne l’étiez alors ? avons-nous changé de condition l’un et l’autre, ou si j’ai changé de visage ? étiez-vous aveugle, barbare Achille, ou si vous l’êtes devenu ? manquiez-vous de jugement au temps où vous m’avez adorée, ou si vous en manquez aujourd’hui que vous ne m’adorez plus ? en un mot, étiez-vous idolâtre en ce temps-là, ou si vous êtes impie en celui-ci ? Ha, non, non, nulle de toutes ces choses n’est advenue : je suis toujours ce que j’étais, vous êtes toujours ce que vous étiez, au moins quant à la fortune ; et s’il n’était non plus arrivé de changement en votre cœur qu’en mon visage et qu’en votre condition, je verrais encore à mes pieds celui qui ne souffrirait qu’à peine que je me jetasse aux siens ; j’entendrais encore prier celui qui me dit des injures ; je recevrais encore des soumissions de celui dont je reçois des outrages ; je verrais encore son humilité et ne verrais point son orgueil ; et bref, j’aurais encore en vous un amant respectueux, et non pas un tyran superbe. Vous croyez donc (à ce que je puis comprendre par l’impitoyable et fière réponse que vous m’avez faite), vous croyez (dis-je) que le commandement et la servitude sont des choses incompatibles en amour, comme elles le sont à la guerre, qu’on ne saurait donner des lois et en recevoir, et qu’on ne saurait servir et régner. Mais que vous êtes abusé, si vous avez cette croyance ! et que vous connaissez peu la puissance de l’amour, si vous la faites relever de celle de la fortune ! Quand ceux de qui je tiens la vie n’auraient jamais porté que des houlettes, ni vu de sceptres qu’en la main d’autrui ; quand je serais née dans une cabane, et non pas dans un palais ; disons plus, quand je serais née avec ces chaînes dans lesquelles vous me voulez faire mourir ; quand je serais non seulement esclave, mais fille d’un père qui l’aurait été ; et au contraire, quand votre empire serait aussi grand que toute la terre ; quand la province de Phthie serait maîtresse de tout l’univers ; et que Pélée, ou Achille même, commanderait à tous les hommes, comme il commande aux Mirmidons ; cela n’empêcherait pas que Briséis ne fût souveraine, si Briséis était aimée, et qu’Achille ne lui obéît, si Achille savait aimer. C’est une des marques les plus illustres de la puissance de l’amour, que celle d’abaisser des trônes, ou d’y élever des bergères ; de faire voir la couronne sur un beau front, qui n’avait jamais porté que des guirlandes ; en un mot, de faire voir des esclaves reines, comme des rois enchaînés. Lorsque deux aimables personnes sont véritablement touchées de cette noble passion, comme elles n’ont rien ni l’un ni l’autre qui ne leur devienne commun, elles font un échange glorieux des marques du malheur de l’une et de la grandeur de l’autre, afin de n’avoir rien de séparé, ni rien qui les rende différentes. L’amant prend les fers de sa maîtresse, la maîtresse prend le sceptre de son amant ; celui qui commandait obéit, celle qui obéissait commande ; et comme l’obéissance est volontaire, le commandement n’est point rigoureux. Il tremble cependant, ce vainqueur qui faisait trembler des provinces ; il observe les moindres regards de cette reine élective ; il est complaisant, il est humble, il est même respectueux ; il craint de la fâcher, il cherche à lui plaire ; et comme il aime, il ne veut aussi qu’en être aimé. Il préfère sa moindre faveur à l’or de son sceptre et aux perles de sa couronne ; il se croit riche quand il donne tout ; et bref, il croit que c’est régner que servir ainsi. Voilà, orgueilleux et fier Achille, voilà, de quelle façon on voit vivre les véritables amants et les véritables généreux. Jamais aucun reproche ne leur échappe, jamais aucune aigreur ne se mêle à leur discours ; au contraire, la moindre injure leur semblerait un blasphème, et la moindre insolence un sacrilège indigne de pardon et digne d’un grand supplice. Que si quelque autre avait l’audace d’oser fâcher leur maîtresse, bien loin de la fâcher eux-mêmes, une passion en exciterait une autre ; l’amour les porterait à la haine, la haine à la fureur, et la fureur à la vengeance. Ils seraient prodigues de leur sang, comme ils l’auraient été de leurs richesses ; ils s’exposeraient pour sa gloire, et croiraient s’exposer pour la leur ; et quand ils perdraient le sceptre et la vie pour la défendre, ils croiraient encore gagner en perdant, et n’avoir fait que ce qu’ils devaient ; tant il est vrai que l’amour égale les personnes différentes et confond leurs intérêts. En effet, comme l’amour des sages ne doit jamais être un amour aveugle, et qu’ils doivent toujours aimer par connaissance, comme par inclination, que la beauté de la vertu leur doit autant plaire que celle d’un visage aimable, que les perfections de l’esprit les charment autant que les perfections du corps, et que leur cœur est plus touché par les qualités de l’âme que par les dons de la fortune ; pourquoi faut-il qu’après avoir aimé ce qu’ils ont jugé digne de l’être ils veuillent ne l’aimer plus ? pourquoi faut-il qu’on les voie changer, puisque la vertu ne change point ? et pourquoi faut-il qu’ils perdent jusques au respect, puisque même cette beauté qui les rendait respectueux n’a rien perdu de son éclat ? Croyez-moi, Achille, soit que la vertu règne ou obéisse, soit qu’elle soit sur le trône ou dans les fers, et soit même qu’elle soit née dans la pourpre ou sous les lambeaux, elle est toujours également aimable, et toujours également digne de respect et de vénération. Il n’y a que le peuple grossier et stupide qui juge des choses par l’éclat qui les environne et qui l’éblouit ; et qui fasse la différence des personnes par la différence des conditions. Tous ces ornements empruntés n’ont rien d’essentiel ni de solide ; et si l’on n’est estimable que par l’or et par les diamants des couronnes, il ne faut estimer que les orfèvres et les lapidaires qui les font briller, ou tout au plus, que la terre qui les produit. Ha, non, non, toutes ces choses que le vulgaire appelle précieuses, le sont trop peu pour être l’objet d’un esprit grand et raisonnable ; et tout ce qui vient de la fortune a trop peu de prix pour n’en estimer moins la vertu quand elle n’en est plus parée, et pour empêcher avec injustice qu’on ne puisse être esclave et maîtresse. Mais supposons (quoique faussement et sans raison) qu’il faille que la naissance soit illustre, pour pouvoir prétendre à la gloire de retenir un illustre prisonnier, qui se l’est rendu de sa prisonnière ; qu’il faille (dis-je) que les fers de cette heureuse esclave aient été forgés du même or dont était le sceptre que son père portait autrefois ; où trouvez-vous par là que Briséis soit indigne de l’amour d’Achille, et digne de s’en voir méprisée ? vous êtes fils d’un roi, je l’avoue ; mais le mien ne l’était-il pas ? il y a des couronnes dans votre maison, je le confesse ; mais n’y en a-t-il pas eu dans la mienne ? vous devez monter au trône, je ne le puis nier ; mais ne m’en avez-vous pas fait descendre ? vous nous avez vaincus, j’en suis d’accord ; mais ne pouvions-nous pas vous vaincre ? je suis votre esclave, il est certain ; mais ne pouviez-vous pas être le nôtre ? je porte vos fers, chacun le voit ; mais ne pouviez-vous pas porter nos chaînes ? vous me pouvez maltraiter, je n’en doute point ; mais ne serez-vous pas un barbare si vous le faites ? vous pouvez m’abandonner, il est vrai ; mais ne serez-vous pas un perfide si vous m’abandonnez ? vous pouvez aimer Polyxène, je le vois trop ; mais ne serez-vous pas sans raison, si vous aimez vos ennemis ? vous pouvez aller dans Troie, je le concède ; mais ne serez-vous pas insensé de vous fier aux Troyens ? vous pouvez même trahir les Grecs, qui ne le sait ; mais ne serez-vous pas un lâche de les trahir ? Ha, je vois bien, cruel Achille, que ce dernier reproche vous est plus insupportable que tous les autres, que vous avez beaucoup de peine à le souffrir, et que ce n’est pas sans difficulté que vous retenez en quelque façon la fureur qui vous est si naturelle. Il n’importe toutefois, il n’importe ; et quand vous la devriez faire éclater sur ma tête, la part que je prends encore malgré moi à tout ce qui vous regarde, m’oblige à ne point vous celer ce que les autres n’osent vous dire. Apprenez donc (si vous êtes assez aveugle pour ne l’apercevoir pas) que tout le camp murmure contre vous ; qu’Agamemnon que vous avez offensé se sert de cette conjoncture pour se venger et pour vous décrier parmi les Grecs ; qu’Ulysse ne fait plus agir son éloquence que sur ce sujet, et que la facilité qu’il a de parler, et de parler bien, vous est une dangereuse ennemie ; que le sage Nestor vous blâme tout haut, lui qui, en toute autre occasion, a toujours témoigné tant de retenue ; qu’Ajax même qui n’est pas peu de vos amis, est réduit à la fâcheuse nécessité ou de ne pouvoir rien dire pour vous défendre, ou de quereller à faute de meilleures raisons ceux qui condamnent votre procédure ; que Thersite par une raillerie piquante s’attaque à votre réputation et fait rire tout le monde à vos dépens ; et bref, qu’Idoménée, Diomède, et tous les autres princes grecs sont résolus de n’endurer pas une chose si peu raisonnable. Chacun vous observe soigneusement, chacun remarque toutes vos paroles, chacun considère toutes vos actions ; et vous passez aujourd’hui dans notre camp plutôt pour un espion des Troyens que pour un des chefs de notre armée. Je vois bien que vous me voulez répondre, par la colère qui s’allume dans vos yeux, que vous savez l’art de les faire taire, que votre main est plus redoutable que leur langue ; et que s’ils savent vous faire un outrage, vous saurez encore beaucoup mieux les punir et vous venger. Mais Achille, il faut donc tailler en pièces toutes nos troupes, combattre tous nos capitaines et faire mourir tous nos soldats, c’est-à-dire, il faut faire ce que les Troyens ne peuvent et n’osent entreprendre ; il faut aller tenir la place d’Hector, il faut aller vous déshonorer. Peut-être n’avez-vous pas une pensée si criminelle ; peut-être ne voulez-vous seulement que vous retirer dans vos tentes, comme vous fîtes autrefois, afin que par le désavantage que les Grecs auront lorsqu’ils combattront sans vous, ils connaissent et sentent en même temps le tort qu’ils ont de vous fâcher et de n’approuver pas aveuglément tout ce qui vous plaît et tout ce qui vous peut plaire. Ô Achille ! sont-ce là les sentiments d’un héros qui n’a que la gloire pour objet, et qui par mille grandes actions aspire à l’immortalité ? doit-on préférer son intérêt particulier à l’intérêt général, son injuste passion à l’équité, et le bien des ennemis au respect de la Patrie ? doit-on se croire plus sage que tous les autres, quand on ne l’est point du tout ? doit-on être juge en sa propre cause ? doit-on écouter ses propres désirs, et n’écouter pas la raison ? et s’il est vrai que l’on ait su bien aimer (ce que je ne saurais croire) doit-on orgueilleusement soutenir qu’on ne peut être esclave et maîtresse ? Certainement, Achille, il y a quelque chose de si étrange en votre procédure, qu’on ne la saurait comprendre ; plus on la considère, moins on l’entend, et je pense que vous ne l’entendez pas vous-même. Pour moi, je vous avoue qu’elle m’est inconcevable et que je ne puis imaginer par quels bizarres motifs vous pouvez-vous y porter ; car pourquoi quereller outrageusement Agamemnon lorsqu’il m’arracha d’entre vos mains, si vous ne me trouvez point aimable ? pourquoi vous retirer dans vos pavillons et y soupirer amèrement, puisque vous n’aimez point la cause de votre retraite ? pourquoi voir défaire nos bataillons et ne les secourir pas, si l’on ne vous ôte que ce que vous voulez perdre ? pourquoi souffrir qu’Hector rompe les portes de notre camp sans vous y opposer, si cette cause de vos différends vous peut être indifférente ? pourquoi endurer qu’il porte la flamme dans nos vaisseaux sans y courir pour l’éteindre, si celle de l’amour que vous aviez pour moi est éteinte dans votre cœur ? pourquoi exposer la vie de Patrocle, le plus cher de vos amis, et être cause de sa mort, si ma vie ne vous est point chère ? et pourquoi enfin me reprendre des mains d’Agamemnon si je ne vous suis plus agréable ? Répondez Achille, répondez à ce que je veux savoir ; je vous en supplie avec humilité, si je ne suis qu’esclave seulement ; et je vous le commande, si je suis encore esclave et maîtresse. Ne m’avez-vous reprise auprès de vous, superbe et fier ennemi, pour m’employer à des choses basses et serviles ? avez-vous beaucoup de captives qui portent des fers, dont les pères aient porté des couronnes ? croyez-vous qu’une main destinée au sceptre sache bien s’aider d’une aiguille, et que celle qui est accoutumée à commander puisse s’accoutumer à obéir ? croyez-vous quand vous me traiterez ainsi, que je le puisse voir et vivre ? croyez-vous que je sois sans courage, comme vous êtes sans raison et sans pitié ? croyez-vous que vos chaînes arrêtent l’âme comme le corps, et qu’un coup généreux ne me puisse pas rendre la liberté, et m’affranchir de vos tyrannies ? Ha, si vous le croyez de cette sorte, que vous connaissez peu vos cruautés, et que vous connaissez mal Briséis ! Que vous savez peu ce qu’est la mort, et que vous savez peu ce que je souffre ! Quand elle se présenterait à mes yeux, avec tout ce funeste et sanglant équipage que la barbarie des tyrans peut lui donner ; quand je la verrais accompagnée de bourreaux, de fouets et de flammes ; quand on inventerait de nouveaux supplices pour vous plaire et pour m’affliger ; je préférerais toutes ces choses au misérable état où je me vois, et me résoudrais plutôt à les souffrir toutes, qu’à souffrir vos outrages et vos mépris. Car enfin l’on peut être esclave et maîtresse, mais l’on ne peut être esclave sans être maîtresse après la gloire de l’avoir été. Je pouvais vivre sans cette gloire, mais je ne puis vivre et la perdre ; je pouvais me résoudre à demeurer dans vos fers, mais je ne puis me résoudre à y rentrer ; je pouvais endurer la colère de mon vainqueur, mais je ne saurais endurer le mépris de mon amant ; je pouvais lors me souvenir que j’étais votre esclave, mais je ne puis maintenant oublier que vous avez été le mien. En un mot, vous pouvez être inconstant et barbare, mais je ne puis être insensible et n’avoir point de ressentiment. Ô cruel et déraisonnable Achille ! ne l’êtes-vous point encore assez pour croire que je serai même trop honorée de servir l’aimable et nouvel objet de votre nouvelle flamme ? n’avez-vous point assez d’aveuglement pour espérer que je serai sa captive, comme vous dites que je suis la vôtre ? n’attendez-vous point de ma complaisance et de mon adresse le soin de lui choisir un habillement qui la pare, le soin de lui ajuster les cheveux, celui d’orner sa coiffure de pierreries et celui de tâcher encore d’ajouter de nouvelles grâces à celles qu’elle reçut en naissant, afin que l’art achève en elle ce que la nature a si glorieusement commencé ? ne voulez-vous point que je vous parle de ses attraits, que je vous fasse remarquer l’éclat de ses yeux, l’éclat de son teint et celui de tout son visage, afin d’augmenter votre amour et votre plaisir tout ensemble ? ne voulez-vous point qu’ensuite j’aille entretenir cette belle Phrygienne des rares qualités qui sont en vous ? que je lui vante votre cœur, que je lui parle de votre adresse, et surtout que je lui fasse valoir votre constance que je connais bien, afin d’allumer dans son âme ce beau feu qui brûle la vôtre ? mais ne voulez-vous point pour prouver ce que je lui dois dire de votre valeur, que je la fasse souvenir que vous avez assiégé Troie, que vous avez mille fois battu les Troyens, et que vous avez fait perdre la vie à son frère ? ne voulez-vous point que je lui fasse connaître hautement votre libéralité par l’argent que vous prîtes pour rendre le corps d’Hector, et votre courtoisie par les menaces que vous fîtes à Priam lorsqu’il vint vous le demander dans vos tentes ? Ô barbare que vous êtes ! sont-ce là vos intentions ? mais ô lâche que je suis moi-même ! N’ai-je point de honte de ce que je fais ? et ne dois-je pas rougir de ce que, malgré mon dessein et mes premiers discours, ma colère même est une marque de ma passion, ou pour mieux dire de mon erreur ? Non, non, ne m’écoutez plus, et n’écoutez plus l’amour, qui vous parle comme moi, ni la raison, qui vous parle comme lui : partez, puisque vous voulez partir, et passez du camp des Grecs dans les troupes de Phrygie, où la gloire vous attend aussi bien que Polyxène ; quittez vos anciens amis et allez embrasser ceux que vous avez combattus et que vous devriez combattre ; oubliez l’intérêt de votre nation, et perdez tout, jusques l’honneur, pour revoir votre maîtresse ; voyez en riant les larmes de Briséis et vous moquez de sa douleur, si toutefois sa douleur ne vous met point en colère ; joignez les chaînes aux armes d’Hector, et portez les unes et les autres aux pieds de cette Troyenne ; et enfin, allez sur le tombeau d’un généreux frère épouser une lâche sœur. Vous le voulez, le destin le veut, et quoique je ne le veuille pas, il y faut bien consentir ; car qui peut résister au destin et à l’opiniâtreté d’Achille ? Mais souvenez-vous, cruel et aveugle que vous êtes, qu’un dieu vous a dit par ma voix (oui je vous jure que je sens qu’un dieu m’inspire ce que je dis) que vous trouverez la haine où vous croyez trouver l’amour ; que vous n’aurez que du regret où vous pensez n’avoir que du plaisir ; que vous serez trahi par les Troyens, comme vous trahissez les Grecs ; qu’ils auront autant de finesse que vous avez de simplicité ; que si Polyxène vous attend, la Parque vous attend auprès d’elle ; que si vous approchez de Troie, votre heure fatale s’approche ; que le premier jour de ce tragique mariage sera le dernier de votre vie ; et que votre mort me va bientôt faire mourir. Voilà ce que le ciel m’inspire ; voilà ce que vous devriez croire ; voilà ce que vous ne croirez pas ; et voilà, insensible et insensé, la cause de votre perte, et la cause de la mienne. Justes dieux, il ne m’écoute plus, il s’en va ! la force de la destinée l’entraîne ; je ne le reverrai point, il ne me reverra pas ; il me quitte, il va mourir, et je vais mourir moi-même.


Effet de cette harangue

L’infortunée Briséis n’obtint rien de l’impitoyable Achille, mais sa prédiction ne fut pas fausse. Il fut revoir Polyxène, pour ne revoir plus le jour ; et chacun sait qu’une des flèches de Pâris l’envoya dans le tombeau, pour n’avoir pas voulu croire cette aimable esclave, qui sans doute méritait d’être ensemble esclave et maîtresse.


Didon à Barcé

Treizième harangue

ARGUMENT

J’avoue que je ne me suis pas peu trouvé en peine, lorsqu’il s’est agi de faire parler Didon ; car d’introduire des héroïnes, et que celle-là n’en fût point, il n’y avait nulle apparence, vu la haute réputation que Virgile lui a donnée. De la faire parler après lui, ce n’était pas une entreprise ni moins dangereuse ni plus facile. De traduire simplement ce fameux auteur, outre que je l’ai déjà fait une autre fois, c’était travailler beaucoup, et travailler presque sans gloire. D’entreprendre aussi de faire mieux, c’était avoir perdu la raison, et ne connaître ni l’Énéide ni soi-même. Enfin le tempérament que j’ai cherché entre des extrémités également périlleuses, ç’a été de prendre les choses de plus haut, et de faire parler cette princesse, après que Pygmalion, son frère, a tué Sychée son mari. J’introduis donc Barcé, nourrice de Sychée, qui lui conseille de se venger et qui lui donne les moyens de pouvoir faire mourir ce frère avare et cruel ; mais cette illustre personne, aussi généreuse qu’affligée, ne pouvant pas approuver un conseil qui n’est pas moins dénaturé que la première action a été barbare, le rejette absolument, et soutient même à Barcé qu’on ne doit point faillir par exemple.



Didon

Dans sa funeste aventure,

Sa vertu parut au jour ;

Puisqu’elle écouta l’amour,

Sans mépriser la nature.


Didon à Barcé

Ha Barcé, que vous êtes inhumaine de toucher à des blessures si sensibles, et que vous êtes injuste de penser que je ne les sente point ! Tout l’art que vous employez à me représenter quelle est ma perte, et quelle est la grandeur du crime que mon barbare frère a commis, ne dit (quoique vous le pensiez bien dire) ni quel est cet horrible crime, ni quel est aussi le ressentiment que j’en ai. Il faut être Didon, pour savoir ce qu’elle souffre ; il faut avoir perdu Sychée pour savoir ce qu’elle a perdu ; et il faut être sœur de Pygmalion et femme de celui qu’il a massacré pour connaître parfaitement mon malheur et son injustice. Non, non ma mère, ne prenez plus une peine absolument inutile, et ne tâchez plus de rappeler dans ma mémoire des choses qui n’en sortiront jamais, que je ne sorte de la vie et que je n’entre dans le tombeau. L’image de mon cher époux est trop bien empreinte en mon âme pour en pouvoir être effacée, et le souvenir de ses vertus est trop bien gravé dans mon cœur, pour n’y être pas éternellement. Je le vois et je le verrai toujours, cet aimable et cher mari, tel que je l’ai vu pendant que les dieux et mon bonheur me l’ont laissé et lui ont laissé la lumière ; toutes les grâces de son corps apparaissent à mon esprit, tous les charmes de son esprit se présentent à ma pensée ; et la nature ne lui avait rien donné d’avantageux que l’amour ne me fasse revoir à tous les moments pour m’affliger et pour me plaire. Il me semble entendre sa voix, il me semble voir son visage, il me semble remarquer encore l’amitié qu’il avait pour moi, la complaisance et le respect que lui donnait cette amitié, la tendresse de ses sentiments, le soin qu’il avait de me les faire paraître, l’innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions, l’égalité de son humeur et la bienveillance même qu’il avait pour son meurtrier, parce qu’il était mon frère. Oui, Barcé, toutes ces illustres marques d’une bonté sans exemple, et d’une vertu sans égale, s’offrent à la fois à mon imagination, et par ma félicité passée ne me font que trop bien juger de mon infortune présente. Les biens que l’on a possédés et que l’on ne possède plus, deviennent des maux pour l’âme qui s’en voit privée, et comme elle est ingénieuse à se tourmenter elle-même, c’est sur le nombre de ses plaisirs qu’elle règle celui de ses douleurs, et par la satisfaction qu’elle a eue qu’elle mesure la peine qu’elle a. Elle rappelle en sa mémoire tous les heureux moments qu’elle a passés, elle retrace en son souvenir toutes les images que le temps en avait à demi effacées, il ne lui échappe rien, de tout ce qui lui plaisait autrefois, ni de tout ce qui l’afflige maintenant ; la moindre action s’offre encore devant ses yeux, la moindre parole se fait encore entendre à son cœur, et par un prodige d’amour, autant inconcevable que cruel, les mêmes choses qui faisaient tout son bonheur font après tout son supplice. Voilà, Barcé, l’heureux état où je me suis vue, et voilà, Barcé, le malheureux état où je me vois. Mais, hélas, ces sentiments ordinaires ne sont pas les seuls que me donne un désastre si particulier ! mon effroyable aventure a des circonstances qui me la rendent bien plus insupportable et qui viennent bien mieux à bout de toute ma patience et de toute ma raison. Toutes les autres douleurs ont quelque chose qui les console ou qui les doit consoler ; la mienne seule est privée de cette assistance générale, et pour elle, il n’est point d’autres remèdes que les poignards, les poisons et les précipices. En effet, si la mort m’avait ôté mon Sychée après une longue vie, et qu’il eût approché des bornes que les dieux ont prescrites à celle de tous les hommes, je dirais pour m’affliger moins, c’est un ordre général, établi en la nature, c’est une nécessité absolue de laquelle personne ne s’est exempté, de laquelle personne ne s’exempte, et de laquelle personne ne s’exemptera jamais. Les bergers meurent, les rois meurent, et tout finit en l’univers : ainsi ne nous plaignons point d’une chose que tous les siècles ont vue et que tous les siècles verront, puisque qui dit naître dit mourir, et que l’un n’est pas moins naturel ni moins ordinaire que l’autre. Que si même une infirmité aussi courte que violente m’avait ravi mon époux dans un âge moins avancé, et dans un âge où l’on doit plus espérer que craindre et plus attendre de joie que redouter d’affliction, j’aurais au moins eu le triste plaisir de lui rendre les derniers devoirs d’une amitié véritable, de l’assister dans ses maux, de le consoler dans les souffrances, de partager ses douleurs pour les lui rendre moins rudes, de mêler mes larmes à ses soupirs, de lui dire les derniers adieux et de recevoir les siens. Que si cette noble maladie des grandes âmes, je veux dire l’ambition, l’avait engagé dans le périlleux dessein de conquêter des provinces et d’assujettir des Rois, et que dans cette haute entreprise, il eût donné des batailles et fût mort en les donnant à la tête de son armée, la gloire d’une si belle mort me consolerait de la perte de sa vie, et les trophées que l’on verrait sur son tombeau, le rendant aussi magnifique que son trône, rendraient en quelque façon ma douleur plus supportable et mon désespoir plus retenu. Je le verrais non seulement revivre par ces glorieuses marques de son courage et de son pouvoir, mais je le verrais immortel en la mémoire de tous les hommes aussi bien qu’il l’est dans mon cœur, et je verrais après sa fin, son illustre renommée en état de ne plus finir jamais. Que si la fureur de la mer avait brisé contre des rochers une galère qui l’aurait porté, qu’elle l’eût enseveli dans ses ondes et fait périr dans un naufrage, je dirais pour adoucir l’aigreur de mes sentiments et pour calmer la violence de mes plaintes : qui sont ceux qui ne connaissent point l’inconstance de ce barbare élément ? qui sont ceux qui peuvent ignorer les effroyables effets de ses tempêtes ? qui sont ceux qui n’ont point entendu parler de l’infidélité des vents et des flots ? qui sont ceux qui s’embarquent sans songer qu’en sortant du port ils peuvent entrer dans la sépulture ? et qui sont ceux enfin qui voient embarquer leurs amis et qui leur disent les derniers adieux sur le rivage, sans songer avec autant de crainte que d’espoir que ces adieux seront peut-être éternels ? Que si par la fureur égale d’un élément tout contraire, il avait péri dans le feu, au lieu de périr dans l’eau, qu’il eût été accablé sous les déplorables ruines de quelque ville embrasée, ou qu’un coup de foudre tombant du ciel, par un effet aussi étrange que subit, l’eût réduit en cendre, malgré les fameux lauriers dont il était couronné, l’exemple de Troie dont nous venons d’entendre parler, m’aurait fait plus aisément souffrir cette première infortune ; et la crainte des dieux qui auraient causé la seconde m’aurait empêché d’en mourir et m’aurait appris qu’il faut vouloir tout ce qu’ils veulent et se résoudre à ce qui leur plaît. Que si quelque lâche ennemi, dont la trahison serait aussi détestable et aussi noire que l’enfer qui l’aurait causée, avait attenté sur sa vie, l’avait fait tomber dans le piège que sa malice lui aurait tendu, et par une cruauté de tigre l’avait déchiré, l’avait mis en pièces et l’avait fait nager dans son sang, pourvu que ce monstre ne fût pas du mien, si j’étais sans bonheur, je ne serais pas sans consolation, et la funeste mort de mon Sychée ne serait pas sans vengeance. Quand ce traître aurait autant de soldats qu’il aurait de crimes, quand j’aurais autant de faiblesse qu’il aurait de force, quand il descendrait dans les enfers, ou qu’il pourrait s’aller cacher dans les cieux, quand il mettrait tout l’espace de l’univers entre son cœur et mon bras, j’irais (les dieux m’en sont témoins) le sacrifier à ma haine et l’immoler à l’ombre offensée de mon époux massacré. J’irais mêler son sang dans le mien, j’irais lui arracher ce lâche cœur qui aurait conçu une si lâche perfidie, j’irais lui faire sentir ce que peut la vertu désespérée, et j’irais enfin signaler ma juste colère et mon juste ressentiment. Rien ne m’en pourrait empêcher, rien ne pourrait retenir ma main et rien ne le pourrait garantir d’un supplice si légitime. Non pas tous les hommes ensemble, non pas tous les démons avec les hommes, et non pas même tous les dieux avec les démons : tant je le poursuivrais opiniâtrement, tant mon amour et ma douleur joindraient de force à mon courage, et tant j’aurais d’envie de me venger, de venger Sychée et de punir son assassin. Mais hélas, son assassin est mon frère ! et c’est ce qui rompt tous mes desseins, et c’est ce qui le sauve de ma fureur, et c’est ce qui m’empêche de le punir, et c’est ce qui m’empêche de vous croire, et c’est ce qui m’apprend qu’on ne doit point faillir par exemple. Oui, la nature l’avait fait naître mon frère avant que l’amour eût rendu Sychée mon époux ; oui, j’étais obligée de l’aimer avant que de savoir seulement si mon époux était aimable ; oui, je suis encore obligée, sinon de ne le haïr point, car cela n’est pas possible, au moins de ne contribuer rien à sa perte, et de n’imiter pas sa cruauté. Il a oublié que j’étais sa sœur et que Sychée était mon mari, mais comme cet oubli est un crime, je ne dois pas oublier qu’il est mon frère et que mon père était le sien, de peur d’être criminelle comme lui. Le sang de Sychée crie vengeance, mais qu’il la demande aux dieux, qui se la sont réservée, et non pas à moi qui ne saurais répandre le mien. Je serais indigne du jour si la perte de mon Sychée ne me donnait une affliction inconsolable, mais je serais indigne de l’amour de Sychée si je pouvais tremper mes mains dans le sang de Pygmalion. Toutes les choses du monde ont des bornes légitimes qu’on ne saurait passer sans injustice ; et la nature a des privilèges qu’on ne saurait violer sans impiété. Rien ne peut excuser un crime que l’on commet volontairement ; et rien ne peut jamais dispenser une personne raisonnable de ces saints devoirs, qui comme les liens indissolubles l’attachèrent en naissant. Plus la faute de Pygmalion me paraît horrible, plus je dois apporter de soin à m’empêcher d’en commettre une semblable ; et si je l’ose dire une plus grande, puisqu’enfin il est mon frère et que Sychée n’était pas le sien. Plus j’ai de colère en cette occasion, moins je la dois croire, de peur de tomber dans le même abîme où ce malheureux est tombé ; et plus j’ai de moyens de contenter cette passion, moins je la dois satisfaire, de crainte que la colère des dieux ne veuille punir la mienne, et que leur clémence n’approuve ma rigueur. Car à dire les choses comme elles sont, toutes les passions déréglées sont également criminelles, quand les effets qu’elles produisent sont également mauvais ; si je suivais le conseil violent que vous me donnez, le barbare Pygmalion n’aurait rien fait par avarice que Didon ne fît par fureur ; et qu’importe si c’est la loi de l’or ou du sang qui fait commettre ce crime, puisque ce crime est commis ? Ce sont deux chemins dangereux qui, quoique différents, vont au même lieu, et qui conduisent les pas de ceux qui s’égarent en les suivant dans les mêmes précipices. L’avarice est le crime d’une âme lâche, et le fratricide est le crime d’une âme enragée. L’avarice trouve son excuse en l’utilité qui la suit, et le fratricide n’en saurait jamais trouver. L’avarice a mille exemples qui l’autorisent ou qui semblent l’autoriser, et le fratricide à peine en peut trouver un dans la suite de tous les siècles, tant il est vrai que les monstres sont plus rares que les méchants. Je sais bien que, dans une aventure pareille à la mienne, tout est permis au ressentiment pourvu qu’il soit prompt, ou du moins que la surprise que les sens font à la raison en ces funestes rencontres, trouve de la pitié dans l’âme des juges les moins indulgents. Oui, l’on peut faire armes de tout en ces occasions, l’on peut repousser la force par la violence, et l’on n’est pas obligé de sauver celui qui tâche à nous perdre. Mais lorsqu’un espace considérable a séparé l’outrage de la vengeance, qu’un temps assez long a dû calmer le tumulte qu’excite le premier mouvement dans un esprit offensé, et que l’ennemi que nous poursuivons ne peut se tourner vers nous sans nous faire voir sur son visage que nous poursuivons un frère ; il faut que la raison nous retienne le bras, quoiqu’il soit déjà levé ; il faut que la nature nous fasse tomber le poignard de la main, quoique nous soyons en état de lui percer le cœur ; et il faut même qu’une tendresse légitime nous fasse verser des larmes, au lieu de verser du sang. Vous savez ma mère (hélas pourrai-je me souvenir de ce que je vais dire, et ne mourir pas !), vous savez (dis-je) que lorsque mon barbare frère attaqua mon aimable époux, je n’oubliai rien de tout ce qui pouvait sauver le dernier, et de tout ce qui pouvait perdre l’autre, je m’exposai hardiment à la fureur de ce sanguinaire ; je lui voulus arracher ses armes, je lui voulus arracher les yeux, je lui lançai tout le feu du sacrifice, et je me jetai moi-même au devant du coup mortel pour le recevoir et pour en garantir mon cher mari, qui le reçut malgré tous mes soins et malgré tous mes efforts inutiles. Ce fut là (vous ne l’ignorez pas) que je tâchai d’achever ce que je ne veux et ce que je ne dois pas faire maintenant ; ce fut là que je parus fidèle épouse de Sychée, comme ici je parais sœur de Pygmalion ; ce fut là que je fis ce que je devais, comme ici je m’empêche de faire ce que je ne dois pas ; ce fut là que je suivis les premiers mouvements de ma douleur, comme ici je suis les derniers conseils de la raison ; et bref, ce fut là que j’écoutai l’amour, et ici que j’écoute la nature. Le premier, parce qu’il aurait fallu être sans âme pour être sans ressentiment ; et le second, parce qu’il faudrait être sans vertu et sans la crainte des dieux, pour suivre ce ressentiment et pour ne se souvenir pas qu’on ne doit point faillir par exemple. Ce n’est pas, ma chère Barcé, que je condamne absolument en vous ce que je n’approuve point en moi : je sais que celui que nous regrettons vous tenait quasi lieu de fils, et que si vous l’aimiez comme tel, il vous honorait comme sa mère. Je sais que vous lui aviez donné le premier lait, je sais que vous aviez formé ses premières inclinations, et que vous l’aviez conduit (s’il faut ainsi dire) depuis son berceau jusques au pied des autels des dieux, dont il était sacrificateur. De sorte que je ne m’étonne pas que la perte d’une personne si chère, et qui vous la devait tant être, vous porte aujourd’hui à des résolutions violentes, contre celui qui fut son meurtrier. Mais hélas, Barcé, vous ne songez pas en m’y voulant porter comme vous, que vous aviez bien élevé Sychée, mais que Pygmalion n’est pas votre frère ! Vous faites peut-être ce que vous devez, en me conseillant ainsi, mais je ne ferais pas ce que je devrais si je suivais votre conseil. Une nourrice et une sœur n’ont pas les mêmes pensées, et l’austère vertu dont je fais profession ne me permet pas d’écouter tout ce qui me pourrait plaire (si toutefois quelque chose me pouvait plaire qui s’éloignât de cette vertu). Ha non, non, il n’est ni juste ni possible que Barcé et Didon aient les mêmes sentiments : leurs naissances sont inégales, leur éducation l’a été de même, et il faut quasi nécessairement que leurs inclinations le soient aussi. Cessez donc, ma bonne mère, de murmurer de ma patience, d’accuser d’insensibilité un cœur qui n’est que trop sensible pour son repos ; et comme je ne blâme point ce que l’amitié vous fait dire, ne condamnez pas s’il vous plaît, ce que l’amitié me fait faire, et ce que vous feriez aussi bien que moi si le ciel et votre malheur vous avaient mise à ma place et que je fusse à la vôtre. Ha non, Barcé, l’ombre même de mon Sychée n’approuverait jamais ce que vous me conseillez ; quoique Pygmalion soit digne de châtiment, elle aurait horreur de le voir punir par ma main ; et cette Ombre aussi raisonnable que généreuse, après une action si dénaturée, me regarderait plutôt comme une furie, que comme sa fidèle compagne. Oui, elle aimera mieux sans doute voir mes yeux baignés de larmes que ma main teinte de sang, et fera plus de cas d’une douleur innocente que d’une vengeance coupable ; elle aimera mieux que Pygmalion ne soit pas puni quoique criminel, que si Didon devenait criminelle en le punissant ; elle aimera mieux que toute la terre parle de mon affliction, que si toute la terre parlait de mon fratricide ; et elle aimera mieux indubitablement que mon ombre entre toute pure dans le tombeau, comme la sienne y est entrée, que de la voir toute noircie après cette barbare action, errer éternellement à l’entour de ce tombeau, pleine de honte, de repentir et de tristesse, sans oser ni pouvoir prendre part comme elle au repos de la sépulture. Ô toi chère ombre de mon cher époux, si des lieux où l’équité du ciel et ton innocence t’ont mise, tu peux voir ce que l’on fait ici parmi les hommes ; si tu peux (dis-je) apercevoir encore les sentiments d’un cœur qui ne t’a jamais déguisé aucun des siens, pendant l’illustre cours de ta glorieuse vie ; jette un de tes regards immortels sur ce cœur affligé qui t’en conjure, porte ces rayons lumineux et perçants jusque dans les secrets les plus cachés de mon âme désespérée, et vois si elle n’a pas encore pour toi toute l’estime, toute la tendresse et toute la passion qu’elle doit avoir. Considère tous ses soupirs, examine toutes ses paroles, pénètre même toutes ses pensées, et remarque si ses pensées, si ses paroles et si ses soupirs n’ont pas toujours pour unique objet l’amour de Sychée et le regret de sa perte. Observe, observe, je t’en conjure encore une fois, tous les mouvements de ma douleur et de mon esprit, et si tu n’en es pleinement satisfaite, je suis prête à te satisfaire. Ma main, qui veut épargner le sang de ton assassin, n’épargnera pas celui de Didon, si Didon se trouve coupable ; et si la pitié que j’ai pour un criminel me rend criminelle moi-même, je te proteste que je n’en aurai point pour moi après en avoir eu pour lui, et que j’exécuterai en ma personne ce que l’on me conseille d’exécuter en la sienne. Mais cependant, me direz-vous, Sychée était votre mari ; mais vous répondrai-je, Barcé, Pygmalion est mon frère. Mais il a répandu le sang de votre époux ; mais je répandrais mon propre sang en celui de ce barbare. Mais il a outragé votre amour ; mais j’outragerais la nature. Mais Pygmalion est un méchant ; mais je serais une abominable. Mais il a failli le premier ; mais on ne doit point faillir par exemple. Mais aucun ne saurait votre crime ; mais ne le saurais-je pas moi-même ? Mais personne ne le verrait ; mais les dieux ne le verraient-ils pas ? Mais vous demeurerez sans vengeance ; mais je demeurerais sans gloire. Mais si vous ne perdez Pygmalion, il vous perdra ; et bien, qu’il me perde, l’injuste et le sanguinaire qu’il est, et qu’il achève de me tuer, après avoir commencé de m’ôter la vie en l’ôtant à mon Sychée. Ce second crime sera peut-être plus grand que le premier, mais j’en serai bien moins affligée. Je me plaindrai toujours de l’un, et je lui rendrai grâce de l’autre. En m’ôtant mon époux, il m’a ravi tout ce que j’aimais ; en me privant du jour, il m’ôtera ce que je déteste. Oui, la clarté du jour m’est odieuse, parce qu’elle ne me fait plus voir mon mari et qu’elle me fait voir ce perfide. Tout ce qui me plaisait m’est insupportable, tout ce qui me demeure ne m’est plus rien, tout ce que les autres fuient est ce que je cherche, et la mort qui est l’objet de la crainte de tout le monde, est maintenant l’unique objet de mes désirs. Il n’y a plus aucune chose en la nature qui touche mes inclinations, il n’y a plus rien en tout l’univers qui les puisse jamais toucher ; et quand, par un désordre général, cette grande et merveilleuse machine serait renversée, si le tombeau de mon époux demeurait débout, je n’aurais rien perdu dans une perte si universelle, et en conservant ces chères cendres, j’aurais conservé tous mes trésors. Cependant Barcé (je vous l’avoue) quelque grand que soit ce détachement, il y a encore deux choses qui ne peuvent m’être indifférentes et que je ne saurais jamais oublier. C’est l’innocence et la gloire, c’est ma vertu et c’est ma réputation. Je les aimais avant que d’avoir aimé Sychée ; je les aimais tant que Sychée a vécu ; je les aime après que Sychée est mort ; et je les aimerai tant que je meure moi-même. Elles sont (s’il faut ainsi dire) des parties essentielles de mon âme, qui ne peuvent m’abandonner qu’avec elle, et qui ne peuvent finir qu’avec moi. La fortune peut tout m’ôter, puisqu’elle m’a ôté Sychée, mais j’en excepte toujours l’innocence et la gloire, qui ne relèvent point de son pouvoir. Pygmalion peut m’ôter la vie, puisqu’il m’a déjà ôté ce que j’estimais plus qu’elle, mais j’espère qu’il ne m’ôtera point cette innocence et cette gloire, qui ne dépendent pas de sa cruauté. Vous pouvez redoubler mes peines par vos injustes reproches ; vous pouvez tenter ma vertu par vos injustes conseils ; mais si les dieux ne m’abandonnent aux mauvais conseils de votre colère et de mon désespoir, cette innocence et cette gloire triompheront des uns et des autres, et loin de faillir par exemple, le crime me fera tant d’horreur en autrui que je n’en commettrai jamais. Plus je les verrai horribles en la personne du barbare Pygmalion, plus je tâcherai de le bannir de la mienne ; plus je serai sollicitée de me venger, plus je m’éloignerai d’une vengeance si criminelle, et plus le sang de Sychée mon époux me donnera de fureur, plus le sang de Pygmalion mon frère me donnera de respect, quelque méchant qu’il puisse être. J’ai été fidèle au premier, je ne serai point cruelle au second ; j’ai tâché de conserver l’un, je ne saurais me résoudre à perdre l’autre ; j’ai blâmé la perfidie de cet inhumain, je ne saurais approuver la trahison en moi ; et bref, je ne saurais cesser d’être Didon, c’est-à-dire, sans vanité, je ne saurais cesser d’être vertueuse, je ne saurais cesser d’être pitoyable, je ne saurais imiter mon frère, je ne saurais oublier que je suis sa sœur, je ne saurais suivre vos avis et je ne saurais faillir par exemple. Cessez donc ma mère, cessez de tenter une vertu qu’un si juste ressentiment n’a point ébranlée ; et ne trouvez pas mauvais que j’écoute plutôt que vous la raison et la nature. Ce n’est pas que je me fie assez à l’une ni à l’autre, pour croire qu’avec leur assistance je puisse toujours vaincre ce ressentiment, si je voyais toujours la cause de mes infortunes ; non, je sais la force de ma douleur et la faiblesse d’une âme offensée ; je saurais toujours ce que je dois, mais je ne ferais pas peut-être toujours ce que je devrais. Ainsi pour ne nous rendre pas criminelles en pensant punir un crime, ôtons-nous les occasions de pécher qui pourraient enfin nous séduire. Fuyons, c’est tout ce que je puis en cette rencontre ; témoignons par cette fuite, ne le pouvant autrement, que le crime nous fait horreur, puisque nous craignons de le commettre et que nous nous en ôtons les moyens. Mais en fuyant de cette sorte, portons notre innocence et notre gloire jusques au plus haut point où elles puissent monter, et souhaitons, en partant, non pas de tuer nous-mêmes le barbare Pygmalion, mais que personne ne le tue. Non pas qu’il succombe sous notre fureur, mais qu’il évite celle des dieux. Non pas qu’il répande son sang dans son crime, mais qu’il répande des larmes dans son repentir. Non pas que je puisse oublier qu’il est mon frère, mais qu’il se puisse souvenir que j’étais sa sœur. Et non pas enfin que ce cruel meure comme il a fait mourir Sychée, et comme il me va faire mourir, mais qu’il vive et qu’il se repente, s’il est capable de ce sentiment, après avoir perdu la raison. Voilà Barcé, tout ce que vous peut dire une personne qui ne s’éloigne jamais de la vertu, qui ne quitte jamais l’innocence, qui n’aspire jamais qu’à la gloire, et qui ne se laisse jamais persuader qu’on puisse faillir par exemple.


Effet de cette harangue

Le lecteur peut juger que Barcé ne résista point a des raisons si puissantes, puisque Didon ne fit point mourir son frère, puisqu’elle s’enfuit de son pays, si nous en voulons croire Virgile, puisqu’elle fut en Afrique bâtir les murs de Carthage, et puisque Barcé même l’accompagna dans sa fuite. Quoiqu’il en soit, je ne serais pas peu glorieux, si cette belle Phénicienne persuadait le lecteur, en persuadant la nourrice de son mari, et si son éloquence barbare était soufferte de l’Europe civilisée.


Chariclée à Théagène

Quatorzième harangue

Argument

Lorsque après avoir souffert tous ces illustres malheurs qui composent l’histoire éthiopique, Chariclée et Théagène se virent élevés sur le trône, cette belle et fameuse héroïne, dans une conversation particulière qu’elle eut avec son amant, rappela dans sa mémoire toutes les peines passées, et les comparant à ses félicités présentes, il lui sembla que cet agréable souvenir les augmentait en quelque sorte, si bien que dans les transports de sa joie, elle parla ainsi à Théagène, pour lui prouver que qui n’a point eu de mal ne connaît pas le plaisir.



Chariclée

Sa belle et fameuse histoire

Enseigne à notre désir

Que du mal vient le plaisir,

Et de la peine la gloire.


Chariclée à Théagène

Enfin, mon cher et bien aimé Théagène, nous avons passé une glorieuse carrière, au bout de laquelle nous trouvons une couronne qui ne l’est pas moins ; c’est du port qu’il fait bon songer à l’orage, et parmi le repos et la tranquillité de la terre, qu’il y a plaisir de se remettre en mémoire la fureur et l’agitation de la mer. Ces images, quoique tumultueuses et troublées, ne laissent pas de plaire à l’esprit ; elles ont du désordre, mais il est beau ; et comme la diversité est le grand charme de la nature, celle des évènements merveilleux qui composent une vie, aussi traversée que la nôtre l’a été, ne manquent jamais d’exciter de la joie dans une âme qui se ressouvient de ses douleurs. Toutes choses (il est certain) paraissent par leurs contraires, et ce n’est que par la seule opposition que leur différence se fait remarquer et que leurs avantages deviennent sensibles. C’est à l’ombre que la lumière doit son éclat ; c’est de la nuit que le jour tire sa clarté ; c’est par les ténèbres que le soleil fait connaître la splendeur de ses rayons ; c’est la rigueur de l’hiver qui relève l’aimable douceur du printemps ; ce sont les épines qui font estimer les roses ; et bref, c’est certainement des infortunes que viennent les félicités, étant très véritable que qui n’a point eu de mal ne connaît pas le plaisir. En effet, ceux qui n’ont jamais eu que d’heureuses aventures, qui n’ont jamais éprouvé l’inconstance du sort et auxquels les contentements les plus sensibles n’ont jamais coûté un soupir ni fait répandre une larme, les possèdent sans en être possédés, en jouissent sans en jouir, et font l’objet de leur froideur et de leur mépris de ce qui pourrait être l’objet de désir de tout le monde. Ils sont riches sans le savoir, ils ont des trésors sans les connaître, ils ont des biens sans les goûter, et leur abondance les fait pauvres. Cette longue suite de félicités assoupit une âme plutôt qu’elle ne la réveille, et l’habitude n’ôte pas moins la délicatesse du plaisir qu’elle ôte l’aigreur de la peine. L’on s’accoutume au sceptre aussi bien qu’aux fers, le trône n’est pas meilleur pour ces gens-là qu’un siège ordinaire, et tel porte une couronne sur la tête qui ne sait quasi pas s’il en est paré. Ces princesses, qui après être nées dans la pourpre en ont toujours eu un manteau royal et qui depuis leur berceau jusques à leur sépulture se sont toujours vues sous le dais, dans les balustres et parmi la pompe et la majesté, ne sauraient comparer leur satisfaction à celle de Chariclée, elle que l’on exposa en naissant, elle qui n’était connue de personne, elle qui ne se connaissait pas elle-même, elle qui n’était parée que de ses grâces naturelles, et elle enfin qui de l’extrême misère a passé en un moment à la suprême grandeur. Pour moi (je vous l’avoue Théagène), il me semble que j’ai conquêté le royaume que la fortune me rend ; il me semble que je le tiens de ma vertu, et non pas de ma naissance ; et il me semble que mon mérite m’a donné tout ce que mon amour veut donner à votre mérite. Or, comme ce que nous tenons de notre industrie ou de notre générosité, nous est infiniment plus précieux que ce que nous tenons de la nature, il ne faut pas s’étonner si je préfère une gloire qui m’a coûté cent travaux à cette gloire que les autres ont sans peine, et si je trouve que ce n’est que par les difficultés que l’on arrive au souverain bien. Non, mon cher Théagène, ce n’a été que par mes disgrâces que j’ai obtenu mon bonheur ; ce n’a été que par mon bannissement que j’ai eu votre connaissance ; et ce n’a été qu’en m’éloignant de l’Éthiopie qui m’a vu naître que l’on a vu naître notre amour dans le temple d’Apollon à Delphes. Ainsi ne saurait-on nier que de mon mal n’ait procédé mon bien, et que de mes traverses ne soit venu mon repos. Qui n’eût dit, lorsque nous eûmes quitté le rivage de la Grèce et que le corsaire Trachinus se fut rendu maître de notre vaisseau, qu’il n’y avait plus de félicité pour nous ? qui n’eût dit, lorsque ce pirate devint amoureux de moi, qu’il aurait fallu avoir perdu la raison pour pouvoir conserver quelque espérance ? qui n’eût dit, lorsqu’une grande tempête s’éleva, que les vagues nous portaient jusque dans le ciel et nous laissaient après tomber jusqu’au centre de la terre, que la mer nous allait engloutir et que la fureur allait briser notre navire contre les pointes des rochers ? qui n’eût dit, lorsque ces infâmes corsaires furent arrivés à l’embouchure d’un grand fleuve et qu’ils commencèrent un combat entre eux, dont je devais être le prix, que la fortune allait décider leur différend et donner à l’un des partis la victoire et Chariclée ? qui n’eût dit après, me voyant sur ce rivage désert, au milieu de tant de morts et vous tenant blessé entre mes bras, presque aussi mort qu’ils l’étaient et presque aussi morte que vous l’étiez, que nous allions trouver notre tombeau sur ce bras du Nil que l’on appelle Héracléotique, et que l’illustre race de Persée, dont je suis descendue, et que le noble sang d’Achille, dont vous êtes descendu, allaient périr dans un lieu sauvage et inhabité ? Cependant, par la beauté des dieux qui nous protégèrent, rien de tout cela n’arriva et nous sommes encore en état de nous consoler de ces infortunes passées, ou plutôt de nous en réjouir par nos félicités présentes. Mais aimable Théagène, dites-moi la vérité, je vous en conjure et ne me la déguisez non plus que je vous déguise mes sentiments : pouvez-vous vous souvenir de la mine affreuse de ces premiers voleurs qui nous prirent, de l’équipage extravagant des seconds qui nous ôtèrent aux premiers, sans sentir quelque joie en votre âme d’être hors d’un si grand péril ? ne les voyez-vous point encore, aussi bien que moi, sortir d’entre ces rochers, le visage hâve et brûlé du soleil, les cheveux longs et négligés, le corps a demi armé et à demi nu, et ne vous donnent-ils point maintenant autant de plaisir qu’ils me donnèrent lors de crainte ? C’est d’ici que nous pouvons considérer en liberté et sans une aucune frayeur cette belle Île des Pâtres, qu’une si longue espace de terre marécageuse, et qu’un si grand nombre de cannes et de roseaux, sépare de la terre ferme, et dérobe aux yeux de ceux qui y sont. Vîtes-vous jamais rien de plus agréable et de plus industrieux que ce labyrinthe d’eau, que tant de petits sentiers, qui s’entrelacent forment entre ces roseaux et ces cannes, par où les nacelles de ces brigands se font un passage et savent trouver un chemin que nul autre qu’eux ne peut démêler ? vîtes-vous jamais un objet rustique qui fût plus divertissant, après avoir débrouillé dans une nacelle tous ces détours couverts dont je vous parle, que l’est celui de cette île, qui semble s’être cachée au milieu de tant d’herbes aquatiques et de tant de plantes qui ne croissent que dans les marais ? vîtes-vous jamais rien de plus artiste et de plus plaisant tout ensemble que ne l’étaient toutes ces cabanes, faites de branches de palmier entrelacées et couvertes de longues palmes et de grands rameaux de laurier entremêlés ? et cet objet étant joint à tant d’armes différentes, que ces larrons tenaient pendues sur tous les arbres d’alentour, n’eût-on pas dit que cette petite montagne était un de ces grands et superbes trophées que les Grecs élèvent lorsqu’ils sont victorieux ? Je sais bien que vous me direz que ces plaisirs innocents n’avaient garde de nous être sensibles, et que l’amour que Thyamis conçut pour moi (lui qui était chef de ces voleurs) nous fit souffrir d’étranges peines ; je sais bien que vous me direz que je me vis séparée de vous et que je me vis ensevelie toute vivante dans une profonde caverne ; je sais bien que vous me direz que lorsque les Égyptiens et les Perses vinrent attaquer ces voleurs, la jalousie de Thyamis me pensa faire perdre la vie et qu’il me l’aurait sans doute ôtée, si l’obscurité de cette spélonque ne lui eût fait prendre la malheureuse Thysbé pour moi ; je sais bien que vous me direz que la flamme dévora presque en un instant toutes les cannes, tous les roseaux, toutes les herbes, toutes les plantes, tous les arbres, toutes les armes, et toutes les cabanes de ces voleurs, et que l’on eût dit que par quelque enchantement cet agréable objet était disparu et n’avait laissé en sa place que de la flamme, des cendres et de la fumée ; je sais bien que vous me direz que vous eûtes une extrême douleur lorsque vous me crûtes perdue, et plus encore lorsque, prenant Thysbé pour moi, vous crûtes que j’étais morte ; mais je sais bien que je vous dirai que cette douleur n’approcha point de votre joie et de la mienne lorsque vous me vîtes vivante et que je vous retrouvai vivant. Rappelez mon cher Théagène, rappelez dans votre mémoire, je vous en conjure, mes ravissements et vos transports en cette occasion ; retracez bien dans votre souvenir cette image que le temps et une longue suite d’autres malheurs en ont peut-être effacée ; examinez bien votre cœur, comme j’examine le mien, et dites-moi après cela si vous eûtes jamais un contentement plus sensible, si les peines que vous aviez souffertes n’augmentaient pas vos félicités, et enfin s’il n’est pas véritable, ainsi que je le soutiens, que qui n’a point eu de mal ne connaît pas le plaisir ? Mais peut-être, me direz-vous encore, que ces félicités furent si courtes, qu’elles ne purent quasi passer que pour un agréable songe, que la fortune qui nous avait rejoints nous sépara bientôt après, par la cruauté de Mitranes ; et que cette dernière séparation, trouvant notre âme toute disposée à la tristesse, cette tristesse entra dans notre âme avec toute la furie d’un insolent vainqueur qui ravage et qui bouleverse tout dans une place qu’il a surprise. Il est certain (et je vous l’avoue) que rien ne se peut comparer aux sentiments d’affliction que nous eûmes en cette rencontre, et que pour les connaître parfaitement, il faut les avoir éprouvés, car l’éloquence la plus forte et la plus persuasive n’en saurait tracer qu’un crayon fort imparfait. Je me voyais séparée de tout ce que j’aimais ; vous vous voyiez séparer de tout ce que vous aimiez ; et séparés pour toujours. Vous me voyiez au pouvoir d’un barbare, je vous voyais un maître cruel, et bientôt après (ce qui était le plus inhumain) vous ne me voyiez plus, Théagene, et je ne vous voyais plus. Sans doute ces funestes moments furent si douloureux pour vous et pour moi que ceux mêmes qui les ont soufferts ne peuvent trouver l’art de le dire. Que si de cette triste aventure je passe encore à l’apparition de ce mort, que je vis mourir et parler par la force de la magie et par l’impiété de sa mère, dont la tendresse dénaturée troublait le repos de son tombeau et violait les dernières lois de la nature, je ne doute nullement que je ne vous donne quasi autant de frayeur que j’en eus en cette occasion, et que je ne vous fasse partager ma crainte. Car figurez-vous une fille et le bon Calasiris, seuls au milieu d’une grande plaine, toute couverte d’armes rompues, de chars renversés, de sang répandu, de soldats morts et de toutes ces tragiques marques qui ont accoutumé de signaler ces funestes lieux où une bataille s’est donnée. Représentez-vous (dis-je) que vous m’y voyez et que vous y voyez tous ces funèbres objets, par la sombre clarté de la lune de laquelle les faibles rayons perçaient quelquefois les nuages et laissaient voir confusément tout ce que je dis, et quelquefois s’ensevelissant dans ces nuées, ne laissaient sur ces campagnes qu’horreur et qu’obscurité. Figurez-vous (dis-je) que vous me voyez au milieu de cet épouvantable désordre et que, du milieu de ces soldats massacrés, vous voyez tout à coup un mort, par un mouvement aussi subit que peu naturel, se lever, comme on lèverait une statue, et se tenir quelque temps debout. Deux fois je le vis lever comme un vivant ; deux fois je le vis tomber comme un mort ; deux fois je vis son visage pâle et défiguré ; deux fois je vis ses yeux tous éteints et tous renversés, quoiqu’ils parussent ouverts ; deux fois sa bouche s’ouvrit, toute morte qu’elle était, et deux fois elle parla, mais avec moins de paroles que de soupirs et d’un ton capable de transir d’effroi l’âme la plus assurée. Cependant mon cher Théagène, toute cette affliction et toute cette frayeur ne servirent après qu’à augmenter notre joie, lorsque par la bonté des dieux nous nous rencontrâmes devant les murailles de la ville de Memphis. Ce fut là que j’éprouvai encore une fois que qui n’a point eu de mal ne connaît pas le plaisir ; ce fut là que je connus sensiblement que l’absence fait trouver ensuite la vue de l’objet aimé plus agréable ; et ce fut là, mon cher Théagène, que j’appris par expérience que ceux qui sont toujours heureux ne le sont pas à demi. En effet, ceux qui n’ont jamais perdu un trésor ignorent la joie qu’il y a à le retrouver et ne connaissent presque pas celle que la possession donne. Il n’appartient qu’aux infortunés à parler de la bonne fortune ; et comme il faut être dans les profondes vallées pour juger de la hauteur des montagnes, il faut avoir été dans la misère et dans l’affliction pour connaître parfaitement la félicité et l’abondance. Il passe en ce bienheureux moment d’une rencontre inopinée certains rayons invisibles, des yeux d’un amant à l’autre, qui portent avec eux jusques dans leur cœur ce que l’on ne saurait dire. Les mots de plaisir, de contentement, de joie, de satisfaction et de gloire, sont trop faibles pour exprimer un sentiment si tendre et si délicat, et le silence éloquent de ces deux heureuses personnes le dit beaucoup mieux que ne le peuvent dire toutes les paroles et que ne le peuvent représenter toutes les figures de cet art impérieux qui se vante d’être le maître des esprits libres et le tyran de la volonté. Mais, Théagène, comme j’ai dit que les yeux d’un amant étaient éloquents et qu’ils se savaient faire entendre, les vôtres me confirment en mon opinion, et j’entends bien sans que vous parliez ce qu’ils veulent que je comprenne et ce qu’ils veulent remettre en mon souvenir. Non, non, je n’ai pas oublié l’indigne amour de ce digne objet de ma haine et de vos mépris, d’Arsacé en un mot, cette cruelle sœur du roi de Perse, qui nous donna tant de peine et qui nous pensa faire périr. Je sais que j’avais en elle une redoutable rivale, je sais qu’elle vous fit porter des fers, à vous qui méritiez de porter un sceptre, je sais qu’ayant découvert notre innocente passion son artifice criminel me voulut contraindre d’épouser Achéménès, l’un de ses esclaves ; je sais que sa fureur vous fit ensevelir tout vivant dans l’obscurité d’un profond cachot ; je sais que vous y reçûtes des outrages qui me firent horreur et qui signalèrent hautement votre amour et votre constance ; je sais que le désespoir de cette enragée exposa ma vie au poison et que si l’équité des dieux ne l’eût fait prendre à Cybèle, qui voulait me le donner, votre Chariclée était perdue ; je sais que l’effroyable malice de cette Persienne m’accusa de cette mort dont elle était cause et dont j’étais innocente ; je sais que je me vis prisonnière aussi bien que vous et que je sus partager vos chaînes ; je sais que des hommes qui étaient ensemble juges et esclaves me condamnèrent au feu pour contenter cette furieuse ; je sais que je me vis sur le bûcher, toute prête à y être consumée ; je sais que la flamme m’environna de toutes parts et que jamais l’innocence et l’amour ne furent mises à une épreuve si dangereuse ; mais je sais aussi que par l’assistance des dieux et par la vertu de cette pierre que je portais, que vous autres Grecs appelez pantarbe, je marchai sur les brasiers comme sur des fleurs et que ce bûcher infâme devint le trône de ma gloire. Ô mon cher Théagène, dites-moi (je vous en conjure par notre amour) si mon triomphe ne fut pas causé par mon supplice ? si votre joie ne surpassa pas votre douleur ? et si après m’avoir plainte comme morte, rien approcha de votre contentement lorsque vous me vîtes vivante, ou pour mieux dire ressuscitée ? Pour moi, je vous avoue qu’après ce miracle que les dieux, l’amour et la nature firent ensemble en notre faveur, j’eus des transports d’allégresse que je ne saurais exprimer et que je fus libéralement récompensée par eux de toutes les peines que j’avais souffertes, et même de tous les maux que je devais encore souffrir. Vous savez de plus, que comme les félicités sont ordinairement enchaînées aussi bien que les disgrâces, celle-ci (quoique très grande) ne nous arriva pas seule ; car nous sortîmes des prisons d’Arsacé par l’ordre d’Oroondatès, que par un sentiment de jalousie, de dépit et de vengeance, Achéménès était allé avertir de l’impudicité de sa femme. Vous savez même que nous eûmes la satisfaction d’apprendre que la justice du ciel s’était servie de la propre main d’Arsacé pour punir ses crimes dans la peur qu’elle eut que son mari ne les punît, et qu’ainsi toutes nos traverses augmentèrent nos contentements et ne servirent qu’à nous en faire mieux connaître la grandeur. Que si vous me dites qu’aussitôt après nous éprouvâmes une nouvelle affliction, étant pris par des inconnus qui nous ôtèrent à Bagoas, lequel nous voulait conduire vers son maître Oroondatès, je vous répondrais qu’aussitôt après nous éprouvâmes aussi une nouvelle joie, puisque ces soldats qui nous prirent étaient d’Éthiopie où nous désirions aller. En effet, ils nous présentèrent à Hydaspe, qui sembla d’abord nous vouloir favoriser, puisque par ses ordres nos chaînes de fer furent changées en des chaînes d’or et que nous fûmes traités avec beaucoup de respect. Cependant, mon cher et bien aimé Théagène, c’est ici qu’il faut que je confesse que cette espérance fut trompeuse et que nous nous revîmes de nouveau dans un déplaisir qui n’avait rien qui lui fût égal que le danger que nous courions. Car enfin, si l’on nous para, ce fut comme des victimes que l’on devait sacrifier ; et si l’on eut quelque respect pour nous, ce fut comme à des offrandes que l’on destinait aux dieux. Certes je ne saurais nier qu’en cette occasion ma douleur ne fût incomparable et que je ne murmurasse longtemps contre l’oracle qui m’avait envoyée en Éthiopie et qui semblait absolument être faux, puisque nous trouvions le tombeau où il nous avait fait espérer que nous trouverions le trône. Mais, Théagène, que la conduite des dieux est cachée et merveilleuse ! et que l’esprit humain est faible pour la pouvoir découvrir ! Sur le point que nous étions au pied des autels, sur le point que nous allions être immolés, sur le point qu’Hydaspe avait le bras levé pour poignarder sa propre fille en pensant faire une action de piété, et bref, sur le point que nous allions mourir l’un et l’autre, et mourir d’une façon si pitoyable, le destin changea la face des choses : je fus reconnue pour ce que j’étais devant la ville de Méroé ; mon sacrificateur se trouva mon père, la victime se trouva sa fille, Hydaspe et Persina se trouvèrent une héritière, le peuple d’Éthiopie se trouva une nouvelle reine ; et Théagène et Chariclée, qui savent que qui n’a point eu de mal ne connaît pas le plaisir, se trouvèrent presque heureux. Je dis presque (généreux prince), parce que nos appréhensions ne cessèrent pas encore, et que la dévotion scrupuleuse de mon père crut que la nature était trop faible pour l’empêcher de s’acquitter de ce qu’il devait aux dieux. Mais si ce zèle trop exact nous donna de la douleur, la voix publique qui le fit cesser ne nous donna pas moins de joie. Vous me direz (peut-être) que ce bonheur inespéré ne regardait que moi seule ; que ce qui me sauvait, ne vous sauvait pas ; que la main qui m’épargnait, voulait encore vous sacrifier ; que vous combattîtes un taureau dont la fougue était redoutable ; que vous combattîtes un géant dont la force ne l’était pas moins ; que l’on voulut me faire épouser Méroëbus ; que l’on voulut vous mettre devant les yeux le bandeau mortel, au même temps que l’on me mettait le bandeau royal sur le front ; et qu’il me fallut marcher encore une fois sur des charbons ardents, sans autre secours que celui de ma pureté, car j’avais quitté ma pantarbe. Mais enfin, Théagène, ce bonheur nous fut commun : vous fûtes sauvé comme je fus garantie ; la main qui m’épargna, ne vous frappa point ; le taureau ne vous fit ni peur ni mal ; le géant ne fit qu’augmenter votre gloire ; Méroëbus fut le captif qui orna votre triomphe ; la flamme par son éclat, en donna à votre vertu et à la mienne ; Chariclée et Sisimithrès achevèrent nos prospérités ; et du pied des autels des dieux où nous étions, nous fûmes glorieusement élevés sur le trône des rois où nous sommes. Avouez donc (mon cher Théagène) aussi bien que moi, qu’il n’appartient qu’à ceux qui ont été infortunés de se dire heureux ; que ce n’est qu’après les disgrâces que les félicités sont douces ; que ce n’est que par le travail que l’on peut juger du repos ; et que qui n’a point eu de mal, ne connaît pas le plaisir. Pour moi, je trouve tant de satisfaction à me souvenir de mes peines, et la mémoire m’en est si agréable et si précieuse, que bien loin de vouloir la bannir de mon âme, je souhaite non seulement qu’elle y soit toujours, mais que cette glorieuse image puisse être toujours en la mémoire de tous les hommes. Qu’il se trouve un peintre assez fidèle, assez adroit et assez heureux pour en tracer un tableau que la postérité puisse voir ; que nos aventures soient connues partout où le soleil est connu ; que l’on parle de nos amours en toutes les langues de la terre ; que l’histoire éthiopique ne soit ignorée d’aucun ; que nous ayons cent imitateurs de nos plaisirs et de nos souffrances ; que nous soyons la règle et le modèle de tous les autres amants ; que de siècle en siècle l’univers admire toujours Théagène et Chariclée.


Effet de dette harangue

Véritablement on peut dire que ces derniers souhaits ont obtenu l’effet de cette harangue, puisque la réputation de ce beau roman ne finira jamais et qu’il en est peu d’autres qui ne lui doivent quelque chose. Son auteur, qui préféra la conservation de cet agréable livre à celle de son évêché, ne rendit pas un mauvais office à tous ceux qui depuis lui se sont voulus mêler d’en composer de semblables ; et eux et moi sommes obligés d’avouer que quoique nous ne l’ayons pas imité servilement, il est pourtant certain que nous devons beaucoup à ce grand exemple.

Alceste à Admète

Quinzième harangue

Argument

Admète, roi de Thessalie, et l’un des plus vertueux monarques de la terre, étant tombé si dangereusement malade que tout l’art des médecins ne pouvait plus rien pour sa guérison, eut recours au fameux oracle de Delphes qu’il envoya consulter et qui lui répondit qu’il vivrait, pourvu que quelqu’un fût capable de vouloir mourir pour lui. Mais comme ce remède était aussi cruel qu’extraordinaire, aucun n’osa jamais le pratiquer en sa faveur. Le père même de ce misérable prince, quoiqu’il fut accablé d’années, refusa d’allonger ses jours en accourcissant les siens de quelques-uns. Sa propre mère, quoique aussi vieille que son mari, ne voulut point sauver la vie à son fils par la perte de la sienne. Et ce pauvre roi malade se vit abandonné de tout le monde et privé de tout espoir de secours. Alceste seule, aussi généreuse que belle, se présenta volontairement à la mort, afin d’être la glorieuse victime que l’on devait immoler pour le salut de son époux. Or, comme Admète n’était pas moins généreux qu’elle et qu’il ne l’aimait pas moins que lui-même en était aimé, il ne pouvait consentir à se laisser sauver la vie par la mort d’une personne qui lui devait être si chère. De sorte que, comme il s’opposait de toute sa force à cette résolution, Alceste, qui voulait lui faire agréer une chose où elle était absolument déterminée, tâcha de lui persuader que l’amour conjugale doit surpasser toutes les autres.



Alceste

Vivre pour ce qu’on adore,

C’est ce qu’on se dit aujourd’hui,

Mais vouloir mourir pour lui,

C’est ce que le siècle ignore.


Alceste à Admète

Non, non, que l’on ne craigne nullement de manquer de victime pour un sacrifice si nécessaire au bien de toute la Thessalie, et que l’on ne s’imagine pas qu’elles soient toutes assez lâches pour s’enfuir du pied des autels, où elles doivent être immolées pour une si juste occasion. Préparez donc (saints et vénérables ministres des dieux), préparez donc seulement vos feux sacrés, vos couteaux, vos vases d’or, vos rubans et vos couronnes, et commencez à l’heure même de faire retentir les voûtes du temple, de ces hymnes et de ces cantiques que la pitié des Grecs a composés pour de pareilles cérémonies. Oui, prenez vos rangs et marchez, car la victime vous suivra sans qu’on la mène et vous n’auriez pas raison d’en douter, puisque cette victime est Alceste. Je vois bien (ô trop généreux Admète) que ce dessein vous afflige autant qu’il surprend les autres, que ce remède vous tiendra lieu d’un poison, et que ce sera vous faire mourir que de vous sauver la vie de cette sorte. Oui, je sais que vous nommerez ma pitié cruelle, que vous regarderez mon zèle comme un sacrilège, et que je vous servirai sans vous obliger. Mais quoique je sache toutes ces choses et quoique je ne condamne pas même en vous ces beaux sentiments, il faut toutefois que je suive les miens ; il faut que je fasse voir à toute la terre ce que peut une véritable passion ; et que je tâche de vous faire avouer à vous-même, par les choses que je vais dire, que l’amour conjugale doit surpasser toutes les autres. En effet, de qui pouvez-vous raisonnablement attendre l’illustre preuve d’amitié que je suis prête de vous donner, si ce n’est de votre Alceste, qui seule en est capable et qui seule, en faisant ce qu’elle doit, fait aussi ce qu’elle veut et même ce qu’elle désire ? Sera-ce de vos ennemis que vous attendrez ce témoignage d’affection aussi grand que difficile ? nullement, mon cher Admète, nullement. Ceux qui vous haïssent ne sauraient agir de cette façon, puisque ceux même qui vous aiment ne le peuvent pas. Ceux qui voudraient vous pouvoir perdre, n’ont garde de vouloir vous sauver en se perdant ; et ceux qui voudraient vous pouvoir donner la mort, s’empêcheront bien de vous conserver la vie en exposant la leur à ce danger inévitable. La haine ne produit jamais les mêmes effets de l’amour ; la colère et la pitié ne peuvent se trouver ensemble dans un cœur ; et ceux qui ne respirent que la vengeance et le sang et qui ne cherchent que des victimes pour les immoler à leur fureur, ne répandront jamais leur sang en faveur de leur ennemi et ne s’immoleront jamais pour le pouvoir conserver. Cette action ne demande pas seulement une âme ferme et résolue, que rien ne puisse ébranler ; mais elle demande encore une âme tendre et pitoyable, qui souffre le mal qu’elle voit souffrir, qui prenne part à tout ce qui touche la personne aimée, qui confonde ses intérêts dans les siens et qui préfère sa conservation à la sienne. Ce n’est donc point de vos ennemis que vous devez attendre ce secours, et si vous ne pouviez le recevoir que par eux votre perte ne serait pas incertaine. Sera-ce de ceux qui ne vous connaissent point que vous attendrez ce bon office ? Moins encore, mon cher Admète, moins encore, puisqu’il faut connaître pour aimer, et qu’il faut aimer parfaitement pour vouloir mourir pour un autre. Oui, sans doute il faut savoir comme je le sais qu’Admète est le meilleur prince de l’univers ; qu’Admète est le plus accompli de tous les hommes ; qu’Admète a toutes les vertus ; qu’Admète n’a pas un de tous les vices ; que de sa conservation dépend celle de son État, comme de sa perte dépend celle de toute la Thessalie ; et, bref, que comme il n’est rien qui ne vaille moins que lui, il n’est rien que l’on ne doive exposer pour garantir une personne si chère. Il faut (dis-je) même savoir qu’Admète ferait indubitablement pour Alceste ce qu’Alceste va faire aujourd’hui pour Admète ; et que si l’on avait consulté ses sentiments au lieu de consulter l’oracle, ce généreux mari serait mort pour sa femme, comme cette femme va mourir pour son mari. De sorte qu’il est absolument injuste, et même impossible, d’espérer que des gens qui ne vous connaissent point viennent s’offrir volontairement à ce coup inévitable. De qui pouvez-vous donc attendre un secours qui vous est si nécessaire ? sera-ce de vos esclaves ? Non, non, ces âmes basses et intéressées ne peuvent jamais être capables d’un dessein si haut et si généreux ; il faut porter un sceptre et non pas des fers pour concevoir seulement une pensée si héroïque, et comme l’amour vient de l’inclination qui est toute libre, des personnes qui n’ont point de liberté ne peuvent agir de cette sorte. Tous les valets sont des ennemis domestiques ; ils regardent tous leurs maîtres comme leurs tyrans, ils servent tous par crainte et sans amitié ; et quoique la mort de leur seigneur ne fasse pas renaître leur franchise, le changement de chaîne leur tient quasi lieu de liberté. Oui, quand ce dernier maître leur devrait être aussi rude que le premier leur était doux, ils ne pourraient pas s’empêcher en cette occasion d’avoir une maligne joie, qui bien loin de leur permettre d’empêcher sa perte par la leur, les obligerait à la hâter s’il était en leur pouvoir. Mais peut-être sera-ce de vos sujets que vous recevrez ce témoignage glorieux d’une amitié sincère et fidèle ; il s’en trouvera quelqu’un qui par une si belle mort voudra s’immortaliser, et qui par une si grande action voudra couronner toutes les siennes ; de tant d’hommes que vous avez obligés, il s’en trouvera quelqu’un qui sera reconnaissant et qui voudra payer vos bienfaits ; de tant d’hommes qui ont intérêt au bien de la Thessalie que votre perte perdrait, il s’en trouvera quelqu’un qui préférera l’intérêt général à l’intérêt particulier, et qui signalera hautement en cette rencontre le zèle qu’il aura pour sa patrie ; le bien de ses enfants le touchera, la conservation de sa femme lui sera chère, et le désir de la gloire lui fera tout oser pour l’obtenir. Vous avez sans doute lieu de croire (vu comme vous avez été bon prince) que vous n’avez pas plus de sujets que vous aurez de victimes et qu’il ne faut que compter les uns pour savoir le nombre des autres. Cependant, mon cher Admète, ne vous flattez point, je vous en conjure, de cette imagination : les sujets sont presque tous persuadés que c’est pour eux que les princes doivent agir, et non pas eux pour les princes. Ils croient que les astres et les rois n’ont été mis en l’être des choses que pour leur utilité, et que l’éclat des uns et puissance des autres n’est et ne doit être en la nature simplement que pour leur bien. Ils croient que leur obéissance est d’un prix inestimable ; ils croient qu’on ne saurait trop acheter une couronne ; ils croient que la félicité des rois égale celle des dieux et, comme le peuple vous voit déjà couronné, ne doutez pas qu’il ne vous trouve plus propre qu’aucun à passer pour une victime. Ne tournez donc point les yeux en cette occasion vers cette multitude autant ignorante qu’ingrate, et n’espérez pas un sentiment généreux et beau d’un animal si peu raisonnable. Sera-ce parmi les princes voisins que vous trouverez cette illustre pitié que vous cherchez inutilement parmi les vôtres ? l’égalité de vos conditions aura-t-elle fait naître en vos cœurs cette amitié réciproque que l’on remarque quelquefois entre des personnes privées, et pourrez-vous obtenir des étrangers ce que vos sujets vous refusent ? Ha non, non, mon cher Admète, les rois ont des sujets, des esclaves et des flatteurs, mais ils n’ont jamais d’amis. Tous les princes, bien loin d’empêcher votre perte, s’en réjouiront ; et comme les maximes d’État et celles de la morale sont fort différentes, et que votre infortune leur est peut-être utile, ils songeront bien plutôt à reculer leurs frontières que votre trépas, et à satisfaire leur ambition qu’à sauver ma vie et la vôtre. Je les vois déjà ces ambitieux rivaux de votre gloire, ces envieux ennemis de vos prospérités, ces lâches et ces dangereux voisins, se servir de cette funeste occasion : arracher les bornes qui séparent vos États des leurs ; ravager toute la Thessalie ; usurper injustement votre sceptre et votre couronne ; exiler ou faire mourir vos enfants ; et fonder leur trône sur votre tombeau. Car, enfin, de quoi n’est point capable cette dangereuse passion de vouloir régner, et quels obstacles sont assez forts pour la pouvoir retenir ? Bien loin de respecter des trônes, elle renverserait des autels ; bien loin de vouloir sauver des rois, elle ferait périr les dieux, si les dieux pouvaient périr, et rien n’est sacré pour elle. Ce serait donc en vain, mon cher Admète, que vous attendriez la tranquillité d’où l’on doit attendre l’orage, et votre salut de ceux qui souhaitent votre ruine. Il est vrai (me direz-vous) que ce n’est nullement de là que doit venir cette assistance que j’attends : il faudrait avoir perdu la raison pour avoir conçu cet espoir ; et j’aurais mal connu les souverains, si je les avais pris pour de véritables amis. Mais j’en ai d’autres que des liens trop étroits attachent à ma fortune pour s’en pouvoir séparer, et que le sang me rend trop proches pour n’en être pas aimé. Ils se souviendront sans doute de ce que je suis et de ce qu’ils sont ; ils voudront signaler en même temps leur amitié et leur vertu ; et j’espère que je trouverai en eux ce qu’ils trouveraient en moi, si j’étais en leur place et qu’ils fussent en la mienne. Quoi, seigneur ! sera-ce de vos parents que vous recevrez cette importante assistance de laquelle nous parlons, eux qui sont hommes, qui sont ambitieux, qui sont plus près de votre trône que les étrangers et qui n’y sauraient monter si la Parque ne vous en fait descendre ? Ha, ne vous flattez point d’une espérance si peu vraisemblable ; et souvenez-vous que pour l’ordinaire les rois n’ont guère plus de parents que d’amis, que le même rang qui sépare leurs conditions sépare leurs cœurs, et que la nature n’est point assez forte pour s’opposer à cette passion déréglée qui tyrannise tous les grands. Quoi ! Des parents vous sauveraient la vie, eux qui régneraient par votre mort ! quoi, des parents mourraient pour vous, eux qui seraient rois si vous mouriez ! ha non, non, seigneur, c’est ce qui n’a pas d’apparence ; c’est ce qui ne peut jamais être ; et c’est sans doute aussi ce que vous ne croyez pas. Alceste (me direz-vous peut-être encore), je sais bien que le simple degré de parent est trop bas pour élever un esprit à cette gloire suprême qu’il faut obtenir en se sacrifiant pour autrui, et qu’on ne peut gagner qu’en se perdant ; mais j’en ai qui me sont si proches que mes intérêts sont les leurs ; qui m’aiment comme je les aime et comme ils me doivent aimer ; et qui n’étant qu’un même sang avec Admète, croiront régner quand je régnerai, croiront vivre quand ils mourront et n’avoir fait en faisant tout, qu’une partie de leur devoir. Sera-ce donc de vos frères et de vos sœurs que vous recevrez ces témoignages d’affection que tant d’autres vous refusent aujourd’hui ? Ha, si vous l’avez cru, vous n’êtes pas moins abusé que vous l’étiez, et votre erreur n’est pas moins grande ! la même ambition n’est pas seulement en leur âme, car elle y est beaucoup plus forte ; et comme ils voient de plus près que tous les autres la grandeur du trône, la majesté du sceptre et la richesse et l’éclat de la couronne, ils souhaitent plus ardemment que tous les autres d’en obtenir la possession. Leur frère passe pour leur tyran dans leur esprit ; l’égalité de leur naissance leur rend l’inégalité de leurs conditions insupportable ; et ils ont une peine étrange à concevoir par quelle raison il est juste qu’ils soient sujets et qu’il soit roi. Et puis à dire les choses comme elles sont, la simple amitié n’est jamais capable (à quelque degré que la proximité du sang la fasse monter) d’une épreuve si difficile : tant que l’on n’aime que de cette façon, l’on s’aime toujours un peu mieux que l’on n’aime qui que ce puisse être ; et l’on se flatte si facilement en cette manière, que même en ne faisant rien, l’on se persuade que l’on fait tout ce qu’on doit. L’intérêt particulier dit dans le cœur de tous les frères qu’il y a des bornes en toutes choses au delà desquelles le sage ne doit point passer ; que l’on se doit plus à soi-même qu’à nul autre ; que le principe de cette amitié doit être pour eux comme il est en eux ; qu’il faut s’aimer, et puis aimer ; que l’on peut servir ses parents, pourvu que ce ne soit pas contre soi ; que l’on peut même s’exposer à quelque dangereuse occasion pour les garantir, mais non pas à un péril inévitable ; et qu’enfin ce serait offenser la nature que de paraître de bon naturel de cette sorte. Ô faibles et peu généreux amis ! vous avez raison, je l’avoue : ce n’est point à vous à sauver Admète ; ce n’est point à vous à faire une si glorieuse action ; ce n’est point à vous à remporter une palme que vous ne méritez pas ; et ce ne sera point à vous que mon cher seigneur demandera cet illustre témoignage d’une amitié véritable. Sera-ce donc à ceux qui vous ont fait naître, à mourir pour vous sauver ? quand ils vous accorderaient ce qu’ils vous refusent, voudriez-vous leur devoir deux fois la vie et conserver la vôtre par la perte de la leur ? Non, non, mon cher Admète, vous êtes trop juste pour avoir une pensée si criminelle, et trop bon pour n’excuser pas la faiblesse de leur amitié qui vient de celle de leur âge et de leur tempérament. Et puis ceux à qui nous devons tout, ne nous doivent rien. C’est assez de nous avoir fait voir la lumière sans la perdre, et c’est trop que de vouloir exiger d’eux ce qu’ils ont plutôt droit d’exiger de nous. Qu’elles vivent donc ces chères et ces vénérables personnes, et d’autant plus qu’elles peuvent vivre sans que vous mouriez. Qu’elles laissent couler doucement et jusqu’au bout la glorieuse et longue trame de leur destinée ; qu’elles descendent insensiblement au tombeau ; et qu’elles soient certaines que quelque tard qu’elles y arrivent, elles y arriveront encore trop tôt selon vos souhaits et les miens. Que reste-t-il donc à tenter, puisque tant de moyens nous manquent, et de qui recevrez-vous à la fin cet important et pieux devoir ? sera-ce de vos enfants ? ce sont véritablement des victimes innocentes, mais cela ne suffit pas, puisque les dieux nous demandent des victimes volontaires et que celles-ci n’ont point encore de volonté. En l’état où vos maux et l’ordonnance du ciel nous réduisent pour entreprendre de vous sauver, il ne faut pas seulement mourir, il faut vouloir mourir ; et c’est une chose dont ces enfants sont incapables, par la faiblesse de leur âge et par leur raisonnement. Ce n’est donc point à vos ennemis ; ce n’est donc point à des inconnus ; ce n’est donc point à vos esclaves ; ce n’est donc point à vos sujets ; ce n’est donc point à vos voisins ; ce n’est donc point à vos parents ; ce n’est donc point à vos frères ni à vos sœurs ; ce n’est donc point à votre père ni à votre mère ; ce n’est donc point à vos enfants à mourir pour vous, c’est à votre Alceste toute seule que doit appartenir cet honneur. C’est à elle à se perdre pour vous sauver ; c’est à elle à vous faire voir la grandeur de son affection ; et c’est à elle à faire voir à toute la terre, par ce qu’elle va faire aujourd’hui, non seulement que l’amour conjugale doit surpasser toutes les autres, mais qu’elle les surpasse en effet. Oui, mon cher seigneur, elle les surpasse, et nulle autre ne peut entrer en comparaison avec elle, ni nul ne peut lui disputer ce qu’elle prétend sans témérité et sans injustice. Car, pour redire en peu de paroles ce que j’ai déjà dit une fois, vos ennemis vous haïssent, et je vous aime de tout cœur. Des inconnus ne savent point ce que vous valez, et je sais que votre mérite est sans prix comme sans égal. Vos esclaves vous craignent plus qu’ils ne vous aiment, et je vous aime plus que je ne vous crains, quoique je vous respecte infiniment. Vos sujets croient que vous leur devez beaucoup et qu’ils ne vous doivent plus rien, et je crois que vous ne me devez que de l’affection et que je vous dois toute chose. Vos voisins voudraient renverser votre trône, et je ne songe qu’à l’affermir. Vos parents regardent votre succession, et je ne regarde que votre personne. Vos frères et vos sœurs croient qu’ils se doivent sauver plutôt que vous, et je crois que je vous dois sauver plutôt que moi. Votre père et votre mère vous ont déjà donné la vie, c’est assez, et je voudrais en avoir mille à perdre afin de conserver la vôtre. Vos enfants ne peuvent vouloir ce qu’ils doivent, et je veux tout ce que je dois, c’est-à-dire je veux et je dois mourir pour vous. Oui, mon cher Admète, je le dois et je le veux et rien ne m’en saurait empêcher. Ce lien indissoluble qui a joint nos volontés et que la mort ne rompra point, veut que votre intérêt soit le mien, que votre conservation soit la mienne et que je ne regarde qu’elle. Toutes choses nous doivent être communes, et comme j’ai partagé vos félicités, il est juste que je partage vos malheurs. Et puis, comme je mourrais si vous mouriez, je vivrai si vous vivez ; et bien que j’entre dans le cercueil, je demeurerais sur le trône, si je puis faire que mon cher Admète y demeure. Oui, je régnerai quand il régnera ; je serai bien mieux dans son cœur que je ne serai dans la sépulture ; et comme la Parque ne peut rien sur l’amour, cet amour sera immortel malgré la Parque. Toutes les flammes ont quelque chose de matériel, qui les oblige à finir avec l’aliment qui les nourrissait ; mais la seule flamme de l’amitié conjugale est si pure et si détachée de la matière qu’elle subsiste après que nous ne sommes plus et qu’on la voit encore briller dans les ténèbres du tombeau. Cessez donc, mon cher et bien aimé seigneur, de vous opposer en même temps à votre conservation et à ma gloire, et n’espérez pas me détourner d’un dessein qui ne peut que m’être agréable s’il vous est avantageux. Que si mon peu d’adresse est cause que je ne vous aie pu persuader et que la raison ait été mal soutenue par mon éloquence, ne m’écoutez plus, je vous en conjure, mais répondez-moi à votre tour. Consultez votre jugement, examinez votre raison, cherchez les secrets sentiments de votre cœur, découvrez les mouvements les plus cachés de votre âme, et me dites après cela si vous ne feriez pas pour moi ce que je veux faire pour vous ? si vous me verriez en danger sans me secourir ? si vous consentiriez à ma perte lorsque vous la pourriez empêcher ? ou si plutôt vous ne donneriez pas votre vie pour sauver la mienne, comme je vais donner la mienne pour sauver la vôtre, et si vous ne feriez pas par amour ce que je veux faire et par amour et par raison ? Oui, sans doute vous le feriez ; je vous connais trop bien pour en douter, et la difficulté que je rencontre à obtenir ce que je demande, en est une preuve assez claire. Pourquoi donc ne trouvez-vous pas bon en moi ce que vous approuveriez en vous ? pourquoi me voulez-vous ravir une couronne pour laquelle il n’est rien que vous ne fissiez ? pourquoi voulez-vous qu’Alceste soit moins généreuse que son mari ? pourquoi voulez-vous qu’elle se rende indigne de son affection, plutôt que de se rendre digne et de son affection et d’une gloire éternelle ? et pourquoi voulez-vous que l’amitié conjugale ait la faiblesse des autres, puisqu’elle doit être plus forte que toutes les autres ? Non, non, mon cher Admète, ne vous opposez plus à une résolution aussi juste qu’elle est ferme, et n’attendrissez plus par vos soupirs une âme qui n’est déjà que trop affligée de ce qu’elle vous va quitter. Je sais que me séparer de vous, c’est me séparer de moi-même. Je sais que je perds, en vous perdant, ce que j’estime plus que le jour. Je sais que j’abandonne un mari qui ne me hait pas ; je sais que je quitte des enfants que j’aime beaucoup ; je sais même que votre vie vous déplaira parce que vous la devrez à ma mort ; mais après tout, je sais aussi que vous mouriez si je vivais ; je sais que je dois mourir pour vous faire vivre, je sais que la raison le veut ; je sais que le bien de la Thessalie le demande ; je sais que celui de mes enfants en a besoin ; et je sais enfin que l’amour conjugale doit surpasser toutes les autres. Laissez donc vivre vos ennemis, puisqu’ils ne sont pas assez généreux pour vouloir mourir pour vous. Laissez donc vivre ceux qui ne vous connaissent point, puisqu’il faut connaître pour aimer et qu’il faut aimer et aimer beaucoup pour se perdre pour ce que l’on aime. Laissez donc vivre vos esclaves, puisque ceux qui ne servent que par contrainte n’ont garde de se sacrifier volontairement. Laissez donc vivre vos sujets, puisqu’ils croient que leurs rois sont leurs tributaires, encore qu’ils les nomment leurs souverains. Laissez donc vivre vos voisins, puisqu’il suffit d’empêcher le progrès de leur ambition sans leur demander une preuve d’amitié de laquelle ils sont incapables. Laissez donc vivre vos parents, puisque c’est assez de vivre avec eux et de leur faire voir occupée une place où leur vanité aspire. Laissez donc vivre vos frères et vos sœurs, puisque ce n’est point de leur bon naturel que vous devez attendre votre guérison. Laissez donc vivre votre père et votre mère, puisqu’on ne les en saurait empêcher sans un effroyable crime. Laissez donc vivre vos enfants, puisqu’ils vous doivent succéder et qu’ils ne sauraient vouloir être immolés pour vous. Et laissez donc mourir Alceste, puisqu’elle le veut, puisqu’elle le doit, puisqu’elle vous en conjure et puisque rien ne l’en saurait détourner. Adieu donc le plus aimable et le plus aimé de tous les hommes, mais adieu pour la dernière fois. Que l’on marche, que l’on s’avance vers le temple ; je vous quitte, je vais mourir, si c’est mourir que de se perdre pour sauver ce que l’on aime et pour témoigner son affection.


Effet de cette harangue

Admète sans doute fut fort peu persuadé : il aimait trop pour croire ce paradoxe et les yeux d’Alceste l’empêchaient bien d’écouter sa voix. Cependant elle mourut pour son mari, cette généreuse personne ; et Euripide a feint qu’Hercule la retira des enfers pour nous dire que les belles et grandes actions, telles qu’était celle de cette illustre reine, trouvent enfin toujours quelqu’un, qui par la force de son éloquence, les retire des ombres du tombeau et des ténèbres de l’oubli, et qui les ramène à la lumière.


Pénélope à Laerte

Seizième harangue

Argument

Pénélope, cette vertueuse femme d’Ulysse, de laquelle la réputation dure encore depuis tant de siècles, et qui des bords peu fréquentés de l’Île d’Ithaque a fait voler sa renommée par tout l’univers, se trouvant un jour extraordinairement affligée de l’éloignement de son mari, qui depuis la fin du siège de Troie avait erré près de dix ans à la merci des vents et des flots sans pouvoir revoir son pays, voulut soulager sa douleur par ses plaintes et faire avouer au père de son cher époux, par le discours que vous allez voir, que l’absence est pire que la mort.



Pénélope

Soit que la nuit eût son voile,

Soit qu’on revît le matin ;

Sa douleur n’avait de fin,

Non plus qu’en avait sa toile.


Pénélope à Laerte

Celui qui entreprend de soutenir que la mort est le plus sensible et le plus grand de tous les maux, ou n’a jamais aimé, ou n’a jamais été absent de la personne aimée. Non, seigneur, ce monstre qui désole toute la terre, qui fait par la fuite des temps changer de face à tout l’univers, qui traite également et le vice et la vertu, qui blesse des mêmes traits et les rois et les bergers, et dont la peinture seulement donne de l’horreur aux âmes les plus fermes, n’est point ce que je mets au nombre des choses que l’on doit le plus appréhender. L’absence que l’on peut dire avec vérité être le commencement de toutes les douleurs et la fin de tous les plaisirs, a quelque chose de plus rude et de plus insupportable ; car si la première est ce qui détruit la prospérité, la seconde est ce qui fait des malheureux parmi l’abondance et même sur le trône. Il y a toutefois beaucoup de différence entre elles, car la mort nous ravit également et le bonheur et l’infortune ; si elle nous ôte des fleurs, elles ne nous laisse point d’épines, elle brise de la même main et nos couronnes et nos fers ; et pour tout dire, elle éteint en nous, en éteignant notre vie, toutes les flammes de l’amour et de la colère, tous les ressentiments de la haine, de la vengeance et de toutes les autres passions. Elle fait (dis-je) mourir avec nous et la joie et la douleur en même temps ; au lieu que l’absence non seulement nous dérobe tous les biens que la mort nous emporte, mais elle nous cause encore tous les maux que l’autre fait finir. La vie, en cette occasion, ne nous est laissée que pour être sensibles à la plus aigre douleur que l’on puisse jamais sentir ; et s’il se trouve quelquefois des gens qui préfèrent l’absence de la personne aimée à la mort, c’est qu’ils se laissent éblouir par les apparences ; c’est que ce funeste appareil avec lequel on nous la représente leur fait peur ; c’est qu’ils la voient plus des yeux du corps que de ceux de l’âme ; c’est qu’ils ne la considèrent que par où elle est effroyable ; et c’est enfin qu’ils s’aiment un peu mieux que leur maîtresse, qu’ils préfèrent les rayons du soleil à l’éclat de ses yeux, et qu’ils aiment mieux ne la voir plus que ne voir plus rien. Ha, que ces gens-là sont ignorants des véritables sentiments que l’amour inspire ! mais (me direz-vous seigneur) peut-être ne considérez-vous pas comme il faut quelle doit être la violence qui désunit cette étroite liaison de l’âme et du corps ; mais (vous répondrai-je) vous ne considérez pas vous-même comme il faut quelle doit être la violence qui désunit pour longtemps ce que l’amour, la raison et l’inclination semblent avoir joint d’une chaîne éternelle. La mort, sage Laërte, (comme vous le savez mieux que moi) nous est aussi naturelle que la vie ; si c’est un mal, c’est du moins un mal qui ne nous surprend point ou qui ne nous doit pas surprendre ; dès que nous commençons de naître, nous devons commencer d’apprendre à mourir ; en ouvrant les yeux, nous devons déjà voir notre tombeau ouvert ; et tous les rois qui sont au monde, s’ils n’ont pas renoncé au sens commun, ne peuvent ignorer en montant au trône qu’ils descendront un jour dans le cercueil. Il n’en est pas ainsi dans les choses de l’amour ; cette passion toute divine s’empare si fortement de ceux qu’elle possède, et la vue de la personne aimée occupe si absolument celui qui l’adore, que cette absence est un mal qui le surprend toujours, et qui par conséquent le rend plus malheureux que la mort que l’on doit toujours attendre. Cet effroyable instant, qui sépare deux personnes qui s’aiment parfaitement, est une chose que je ne saurais exprimer, quoique je l’aie éprouvée plus cruellement que nulle autre ; mais pour vous la faire comprendre en quelque sorte, imaginez-vous, seigneur, que vous êtes ambitieux, et que l’on vous ôte une couronne ; imaginez-vous que vous êtes avare, et que l’on vous dérobe tous vos trésors ; imaginez-vous que vous êtes victorieux, et que l’on vous arrache la victoire d’entre les mains ; imaginez-vous que l’on vous enchaîne avec des fers dont la pesanteur est insupportable ; imaginez-vous que vous perdez tout ce qui vous est cher au monde ; imaginez-vous que l’on vous prive de la lumière et que vous demeurez dans les ténèbres ; imaginez-vous que l’on vous arrache le cœur sans vous faire mourir ; et imaginez-vous enfin que non seulement je souffris toutes ces douleurs, mais que la mort, tout épouvantable qu’elle est, fut le terme de tous mes souhaits lorsque le terme du départ d’Ulysse fut arrivé. Ha seigneur, (encore une fois) que ce funeste moment est terrible ! la mort est plutôt un endormissement de toutes les douleurs que non pas un mal sensible, et elle n’a rien de rude que le chemin qui nous y conduit. Mais l’absence est un enchaînement d’infortunes qui ne peuvent trouver de bornes que par la fin de notre vie ou par le retour de la personne aimée. Le dernier soupir que la mort nous fait jeter, a toujours cet avantage d’être le dernier ; mais le premier que l’absence nous oblige de faire, est suivi de tant d’autres et accompagné de tant de larmes, de tant d’inquiétudes, de tant de tourments, ou pour mieux dire de tant de morts, que ce mal ne peut être comparé à rien. Et puis, à parler raisonnablement, la mort et l’absence peuvent être prises l’une pour l’autre par le rapport qu’elles ont ensemble, puisque l’une et l’autre nous privent également de tout ce que nous pouvons aimer ; mais comme il est impossible que la perte de toutes les richesses qui sont en l’univers, ne soit jamais aussi sensible que l’absence de la personne que nous aimons, puisqu’elle nous tient lieu de toutes choses, il est impossible aussi que ce qui nous en prive, ne nous soit pas plus rude que la mort, qui ne nous ôte que des biens que nous estimons moins qu’elle. Mais (me direz-vous encore) la mort qui vous ôte une couronne, qui renverse votre trône, qui vous prive de la lumière, vous dérobe aussi à la personne que vous aimez ; elle ne vous quitte pas (il est vrai) mais vous la quittez, et de cette façon vous la perdez aussi bien de vue par la mort que par l’absence, et même vous la perdez pour toujours. J’avoue (sage Laërte) que cette objection est forte, néanmoins, il n’est pas impossible de la détruire. Mourir devant les yeux de ce que l’on aime, est quelque chose de plus doux que de demeurer vivante, éloignée de son amant et de son mari tout ensemble ; mêler ses dernières larmes avec les siennes est moins insupportable que de demeurer seule à pleurer continuellement ; et laisser son âme entre ses bras est plutôt s’unir à lui plus étroitement que s’en séparer. Enfin (pour le dire en peu de paroles), après lui avoir dit adieu, après avoir eu la satisfaction de connaître la grandeur de son amour par la grandeur de son déplaisir, après avoir (s’il est permis de parler ainsi) résigné son âme entre ses mains, l’on a toujours cet avantage de cesser de vivre en cessant de le voir, de perdre la lumière en perdant sa présence, et de cesser d’être sensible à la douleur comme à la joie. Le repos et l’obscurité du tombeau valent mieux en ces rencontres, que la vie et la lumière ; cette funeste léthargie qui endort nos sens pour toujours dans la sépulture, est le seul remède qui pourrait charmer tous les maux que je souffre pour l’absence de mon cher Ulysse ; et comme le sommeil égale tous les jours les heureux aux misérables, et les plus grands princes aux moindres de leurs sujets, la mort aussi met en même rang les amants qui jouissent de la vue de leurs maîtresses et ceux qui en sont privés. L’épaisseur des ténèbres que l’on trouve dans le cercueil ne nous permet plus de distinguer rien des choses du monde ; et la mort, toute impitoyable qu’on nous la dépeint, ne l’est toutefois pas si fort qu’elle ne nous guarisse promptement de tous les maux qu’elle nous cause. Si elle fait perdre une couronne à un ambitieux, elle lui ôte en même temps et la couronne et l’ambition qui la lui rendait agréable ; si elle dérobe des trésors à un avare, elle arrache aussitôt de son cœur l’avarice qui les lui faisait aimer ; et si elle désunit deux personnes qui s’aiment, la moins malheureuse est sans doute celle qui perd la vie, puisqu’en la perdant elle perd le sentiment, la connaissance et la mémoire de l’objet aimé. Il n’en est pas ainsi de l’absence ; nous mourons véritablement par elle à tous les plaisirs, mais ce n’est que pour vivre à toutes les douleurs. Dès que nous perdons de vue la personne qui règne en notre cœur, toutes les passions y entrent en foule pour le déchirer. L’amour, la haine, la colère, la vengeance, la jalousie, la crainte et l’espérance même nous persécutent et nous font la guerre. Nous n’aimons jamais davantage que lorsque nous perdons de vue l’objet de notre affection ; nous ne haïssons jamais rien avec plus de violence, que ce qui nous dérobe un amant ; nous ne sommes jamais plus irrités que lorsqu’on détruit notre félicité ; nous ne souhaitons jamais plus ardemment de nous venger que lorsque l’on nous réduit aux termes de nous désespérer ; nous ne sommes jamais plus jaloux que lorsque nous ne pouvons être témoins des actions de ceux qui nous doivent de la fidélité ; nous ne sommes jamais plus à plaindre que lorsque nous craignons la mort en la personne aimée ; et l’on peut même dire que nous ne sommes jamais plus malheureux que lorsque nous sommes réduits au point de n’avoir pour toute consolation qu’une espérance incertaine et douteuse, qui pour l’ordinaire sert plutôt à accroître nos déplaisirs qu’à les soulager, tant il est vrai que l’absence est un mal terrible et épouvantable, et tant il est vrai qu’elle fait du poison de tous les remèdes qu’on lui présente. Ne vous imaginez pas (seigneur) que j’aie appris ce que je dis ou par l’exemple d’autrui ou par la raison, qui nous apprend souvent plusieurs choses que nous n’avons pas éprouvées ; non, seigneur, je ne dis rien que ce que ma propre expérience m’a enseigné, et plût au ciel que j’ignorasse encore de si fâcheuses vérités et que la mort fût le seul mal que je pusse appréhender. Lorsque mon cher Ulysse fut résolu à partir, et qu’emporté par la force de son destin il se sépara de moi, l’amour (pour me rendre cette séparation plus cruelle) me le représenta plus aimable que je ne l’avais jamais vu ; sa douleur augmentant ses charmes, son silence causé par l’affliction qu’il avait de me quitter, me le rendit plus agréable que son éloquence n’avait jamais fait, quoique son éloquence ait enchanté toute la terre ; enfin, sage Laërte, je connus lors beaucoup mieux que je ne l’avais jamais connu la valeur et le prix du bien que je possédais et du bien que j’allais perdre. Mon amour s’en augmenta, je l’avoue, et quoique j’eusse cru toute ma vie que je ne pouvais aimer mon mari plus ardemment que je l’aimais, je ne puis toutefois nier que je ne ressentisse en ce funeste moment que mon affection se redoublait. Mais, lorsque après l’avoir perdu de vue, l’image de Ménélas qui causait son départ, se présenta à mon esprit, la haine s’en empara si fortement qu’il n’est point d’injustes souhaits que je ne fisse contre lui. La colère suivit la haine et le désir de la vengeance suivit la colère ; je désirai qu’il ne pût reconquérir Hélène, je souhaitai qu’il éprouvât toute sa vie ce qu’il me faisait éprouver ; et je pense même que dans l’ardeur de mon ressentiment j’eusse fait des vœux pour obtenir du ciel qu’il eût été battu et que son armée eût été défaite par les Troyens, si je ne me fusse souvenue qu’il ne pouvait être vaincu que mon cher Ulysse ne le fût aussi, puisqu’il était engagé dans sa querelle. Mais, seigneur, trouverez-vous bon que je vous montre toutes mes douleurs et que je vous découvre toutes mes faiblesses ? oui, puisque ce n’est que par là que je puis vous prouver que l’absence est pire que la mort. Après avoir donc ressenti tous les plus violents efforts de l’amour, de la haine, de la colère et de la vengeance, je me trouvai encore attaquée par la jalousie ; Ulysse allait en un lieu où l’on pouvait faire des prisonnières capables de donner des fers à leurs vainqueurs et à leurs maîtres, comme l’exemple d’Agamemnon et d’Achille nous l’ont enseigné depuis. Imaginez-vous donc, sage Laërte, le trouble que cette pensée excita dans mon cœur ; il fut si grand que si la crainte de la mort d’Ulysse pendant un si dangereux voyage n’eût modéré la violence, je crois que je l’aurais accusé dans mon esprit comme s’il eût été déjà coupable ; que je lui eusse fait des reproches ; et qu’il y eût eu quelques instants où peut-être je l’eusse haï. Mais la pensée des périls où il s’allait exposer ne me vint pas plutôt à l’imagination que ce tumulte s’apaisa ; je n’en fus pas toutefois moins malheureuse, puisqu’il n’est point de malheurs que je n’appréhendasse pour lui, et par conséquent que je ne souffrisse. Je le vis en état de faire naufrage, je le vis dans les combats, je le vis blessé, je le vis prisonnier, je le vis près d’expirer ; et je pense même que la seule crainte de sa mort m’aurait fait mourir, si l’espérance, plus pour me faire souffrir que pour me soulager, ne m’eût conservé la vie. J’espérai donc, seigneur, mais à dire les choses comme elles sont, ce fut si faiblement et avec tant d’incertitude que cet espoir me fut plutôt un mal qu’un bien. Cette espérance mal fondée n’avait pas sitôt mis une agréable pensée dans mon cœur que la crainte la détruisait ; si l’une me faisait voir Ulysse revenu victorieux, l’autre me le montrait prêt à mourir dans les ondes ; si l’une me faisait voir le port, l’autre ne me représentait que des tempêtes et des écueils ; enfin, je le voyais toujours ou inconstant ou mort, et le règne successif de deux sentiments si contraires tyrannisait si fort mon âme que, pour être en état de n’avoir plus rien à craindre, ni à espérer, je souhaitai la mort plus de cent fois. Vous pouvez connaître de là (si je ne me trompe) que l’absence est plus à craindre qu’elle, puisqu’on la désire comme un remède aux maux que cette dernière fait souffrir. En vérité, seigneur, ils sont si grands et si sensibles que, s’il était possible de pouvoir comprendre qu’il pût y avoir une plus aigre douleur, ni une plus grande infortune que la mort de la personne aimée, on pourrait même dire que sa perte causerait moins d’affliction que la longueur d’une absence, dont la durée est incertaine. Oui, seigneur, celles qui n’aiment pas assez leurs maris pour les suivre dans le cercueil, et qui ont assez de force, ou pour mieux dire assez d’insensibilité, pour souffrir cette séparation sans se désespérer, ont plus de repos que je n’en ai ; ce mal qui ne peut jamais avoir de remède se laisse soulager par le temps et par la raison dans le cœur de celles qui le souffrent. Elles ont cet avantage de savoir qu’elles sont seules malheureuses et que ceux qu’elles regrettent sont en repos ; elles ne craignent ni leur inconstance ni leur mort, puisqu’elle est déjà arrivée, et elles ne peuvent plus rien appréhender, ni de ce monstre impitoyable, ni de la fortune, puisqu’il ne leur demeure plus rien à perdre que la vie, qui ne leur est plus agréable. Mais que dis-je, insensée que je suis ! non, non, seigneur, n’écoutez pas ce que la douleur me fait dire et ne pensez pas que je pusse jamais préférer la mort de mon cher Ulysse à son absence, quelque rigoureuse qu’elle me soit. Qu’il vive, et qu’il vive même heureux éloigné de sa Pénélope, plutôt que j’apprenne qu’il ne vive plus ; j’aimerais mieux ne le voir jamais que le voir mourir ; et j’aimerais mieux encore apprendre qu’il fût inconstant que d’apprendre la fin de sa vie. Ô ciel, en quelle étrange nécessité me réduisez-vous de faire des souhaits contre moi-même ! et de me mettre en état que l’infidélité d’Ulysse soit le moindre des maux que je doive craindre ! Encore une fois, seigneur, l’absence n’est-elle pas pire que la mort, et n’ai-je pas raison de dire que je suis la plus malheureuse personne de mon sexe ? Ceux qui meurent ont cette triste consolation en perdant la lumière, de pouvoir penser que depuis le commencement des siècles, tous les hommes ont éprouvé ce qu’ils éprouvent, et que tant que le monde durera tous ceux qui naîtront éprouveront la même chose ; mais de toutes les princesses grecques dont les maris ont suivi Ménélas, je suis la seule qui n’ait point eu de nouvelles du mien, je suis la seule qui soupire encore, je suis la seule qui n’ait point de part à la joie publique ; et je suis la seule qui n’ose préparer des couronnes, ne sachant si ces couronnes doivent être de laurier ou de cyprès. La victoire n’a été funeste que pour moi seulement, et Polyxène et Hécube mêmes (quoique les plus malheureuses d’entre les Troyennes) le sont toutefois moins que Pénélope. La première mourût avec constance, et par conséquent avec gloire ; et la dernière eut du moins cet avantage de pouvoir pleurer sur les corps de ses enfants, et de venger la mort de ses fils ; au lieu que je pleure sans savoir quel objet doivent avoir mes larmes. Peut-être, hélas ! que ne pensant pleurer que pour l’absence d’Ulysse, je suis obligée de pleurer pour son inconstance, ou peut-être encore pour sa mort. Car, seigneur, le moyen de penser qu’il soit vivant et qu’il ne soit pas criminel, puisqu’il ne vient point ? Il sait qu’il est roi d’Ithaque et que ses sujets ont besoin de lui ; il sait que vous êtes son père et que vous souhaitez son retour ; il sait que Télémaque est son fils et qu’il désire le connaître, car il était si jeune quand il partît que le temps lui en a dérobé le souvenir ; il sait enfin que Pénélope est sa femme et que de ce bienheureux retour dépend sa félicité. Cependant, il y a bientôt vingt ans qu’il est parti, il y a bientôt dix ans que les Grecs ont vaincu, et nous ne savons encore si nous le devons plaindre comme un malheureux ou l’accuser comme un coupable. Quoi qu’il en soit, il est toujours certain que j’ai sujet de me plaindre et de me désespérer ; de quelque côté que je me tourne, je vois toujours de nouveaux sujets de douleur : votre vieillesse m’afflige, la jeunesse de mon fils me donne de l’inquiétude, ceux qui me veulent consoler augmentent mes déplaisirs, ceux qui ne prennent point de part à mes maux les irritent, et les discours des uns et le silence des autres me sont également insupportables. Ce qui m’est toutefois le plus cruel, c’est que le temps et l’affliction n’ont point effacé sur mon visage ce peu de beauté qui charma autrefois Ulysse ; ce n’est pas, si je le dois revoir, que je ne fusse bien aise de l’avoir conservée, mais en l’état où je suis, je trouve qu’il m’est honteux de pouvoir encore faire des conquêtes. Cependant vous n’ignorez pas quel est ce nombre d’importuns qui me persécutent et que je méprise ; pour moi, je doute si je leur dois cacher ou ma personne ou mes larmes, car à dire les choses comme elles sont, je ne pense plus avoir rien d’aimable, ni rien digne d’être estimé que l’excessive douleur que me cause l’absence de mon cher mari. Cependant Hélène n’a quasi pas eu plus d’esclaves que j’ai de captifs, quoique Hélène et Pénélope soient des personnes bien différentes, et quoique j’apporte autant de soins à rompre leurs fers qu’elle en apportait à leur en donner. Ô ciel ! qui entendit jamais de pareils discours d’amour à ceux que ces indiscrets me tiennent pour me faire approuver leur passion et pour me prouver que leurs intentions sont légitimes ? Ulysse est mort (me disent ces insensés) et par conséquent notre amour ne vous offense pas. Ha, si Ulysse est mort (leur répliquai-je avec des larmes), il ne faut qu’un cercueil pour Pénélope ; et s’il ne l’est pas, vous êtes cruels et peu judicieux de venir soupirer auprès d’une personne qui soupire pour son absence, et qui ne vous peut jamais regarder que comme ses ennemis plutôt que comme ses amants. Jugez après cela, seigneur, si l’on peut rien ajouter aux maux que je souffre ? Laissez-moi donc la liberté de préférer la mort à l’absence : l’une fait plus souffrir le corps que l’esprit, et l’autre tourmente plus l’esprit que le corps ; l’une fait finir toutes les infortunes, l’autre fait naître toutes les douleurs ; l’une est un mal qui ne dure qu’un instant, l’autre est un désespoir qui peut durer toute la vie ; l’une n’est qu’un assoupissement de toutes les passions, l’autre est un tyran qui les fait régner successivement en notre âme ; enfin, la mort n’est qu’une seule mort, et l’absence est un enchaînement de supplices, de tourments, d’inquiétudes, de craintes, de jalousies, de colères, de désespoirs et de morts continuelles. L’on fait des vœux qui se contredisent, l’on fait des souhaits dont on se repent, l’on attend toujours ce que l’on craint de ne voir jamais, l’on espère et l’on appréhende en même temps, l’on se forme des périls qui n’ont jamais été, l’on accuse avec injustice ceux que l’on plaint et que l’on chérit avec raison, l’on se hait quelquefois soi-même, l’on blâme sa propre douleur et l’on ne voudrait pas en être consolé, l’on cache ses larmes et l’on ne voudrait pas que le temps les eût essuyées, l’on envie le bonheur d’autrui, l’on fuit la société et la solitude est insupportable, l’on voit tout ce que l’on ne veut point voir et l’on ne voit point ce que l’on voudrait voir toujours, l’on cherche ce que l’on est bien assuré de ne trouver pas, et pour tout dire en une seule parole, l’on se trouve en état de préférer la mort à l’absence et de faire des vœux pour obtenir ce que tout le monde craint et ce que tout le monde fuit.


Effet de cette harangue

L’on peut croire que le retour d’Ulysse fut l’effet de cette harangue, et que l’équité du ciel l’accorda à des sentiments si tendres et si passionnés ; puisqu’après avoir erré tant d’années sur la mer et sur la terre, il se revit entre les bras de Pénélope sa femme, de Laërte son père et de Télémaque son fils ; et que cette illustre et sage personne le revit enfin dans Ithaque, où elle l’avait tant souhaité.


Œnone à ses compagnes

Dix-septième harangue

Argument

Après que Pâris fut mort, la malheureuse Œnone qu’il avait abandonnée, en reçut une affliction infinie. Le souvenir de ses bonnes qualités lui fit oublier son inconstance, et elle versa plus de larmes pour sa perte qu’elle n’en avait répandues pour son infidélité. La tendresse de son naturel lui fit perdre la mémoire de l’injure, et la force de l’inclination lui fit conserver la mémoire de son amour, ou pour mieux dire son amour même. Ce fut donc par des sentiments si passionnés qu’elle s’opposa aux consolations que les bergères du Mont Ida lui voulaient donner, et ce fut par les mêmes sentiments qu’elles leur dit pour les empêcher de blâmer Pâris en pensant la consoler, que la haine ne doit point aller au-delà du tombeau.



Œnone

Ô généreuse personne,

Que chacun doit admirer !

Plaindre qui la fit pleurer,

Et pleurer qui l’abandonne !


Œnone à ses compagnes

Pâris est mort, ô mes chères et fidèles compagnes, sa personne n’est plus, et son nom même ne sera plus guère dans la mémoire des hommes. Les Troyens par la multitude de leurs malheurs, oublieront sa perte ; les Grecs par le nombre de leurs victoires, ne se souviendront plus de sa défaite ; et Hélène par son inconstance ordinaire, effacera bientôt de son esprit celui qu’elle était plus obligée de suivre dans le cercueil que dans ses galères. Qui sera-ce donc d’entre les vivants qui prendra soin de faire revivre en son cœur cet aimable berger ? souffrira-t-on que le plus accompli des hommes soit enseveli dans un oubli éternel ? que les ombres du tombeau offusquent toute sa lumière ? et qu’il soit enfin comme s’il n’avait jamais été ? Ha non, non la chose n’ira pas ainsi ; Œnone, la malheureuse Œnone, n’abandonnera pas le soin de conserver le souvenir de ses excellentes qualités ; elle l’a aimé lorsqu’il l’aimait, elle l’a pleuré lorsqu’il a cessé de l’aimer, et elle le pleure avec amertume maintenant qu’il n’a plus de part à la vie. Il a cessé d’être inconstant pour elle, en cessant de vivre ; il est donc bien juste qu’elle cesse de se plaindre de lui, et qu’elle plaigne son infortune. Il est sans doute généreux de porter l’amour au-delà du tombeau ; il y a quelque chose de grand et de noble, à révérer les cendres de la personne aimée ; mais il y a de la lâcheté à vouloir porter la haine et la colère au-delà du monument. Il y a (dis-je) quelque chose de cruel et d’inhumain, de poursuivre avec opiniâtreté ceux qui ne se peuvent plus défendre ; et il y a de l’injustice en ces rencontres, d’oublier les bienfaits et de ne se souvenir que des outrages. Tant que notre ennemi est vivant, nous pouvons et nous devons même quelquefois nous en venger, sans craindre de choquer ni la raison ni la générosité ; la vengeance est un sentiment que la nature inspire, et que la vertu tolère en quelques occasions ; cependant, dès que cet ennemi entre dans le cercueil, il faut que la haine que nous avions pour lui sorte de notre esprit ; ne pouvant plus nous venger sur sa personne, il faut rendre justice à sa mémoire ; la mort qui lui a ravi la lumière nous doit avoir satisfaits, quelque outrage que nous ayons reçu. Mais lorsque cet ennemi a été notre amant ; mais lorsque cet ennemi a possédé notre cœur ; mais lorsque cet ennemi se peut vanter que l’amour a fait naître notre haine ; mais lorsque cet ennemi nous est encore plus cher que la vie ; mais lorsque cet ennemi n’est mal avec nous que parce qu’il ne peut pas se repentir de l’inconstance qui nous l’a ravi ; mais lorsque nous portons envie à celle qui nous l’a dérobé ; mais lorsque nos plaintes, nos impatiences, nos chagrins, nos menaces et nos colères ne sont que des marques de la passion que nous avons encore pour lui ; s’il arrive (dis-je) que la mort le prive du jour, et nous prive en même temps de l’espoir de le voir en état de nous demander pardon de son crime, il faut (mes compagnes), il faut lui témoigner notre affection d’une autre sorte. Ce n’est plus par des injures, par des reproches et par des imprécations qu’il faut témoigner que l’amour est encore dans notre âme ; au contraire, il faut soupirer avec tendresse, il faut pleurer avec amertume, et il faut regretter toute sa vie celui que l’on a une fois aimé plus que soi-même, quelque coupable qu’il soit devenu. Ha, que j’éprouve bien par la triste expérience que j’en fais, que la véritable passion, n’est jamais intéressée ! croirez-vous (sages bergères) ce que je m’en vais vous dire ? je voudrais que Pâris eût été vainqueur de tous les Grecs, comme il l’a été du vaillant Achille ; je voudrais que Ménélas ne fût plus en état de lui redemander Hélène ; je voudrais même qu’il fût constant pour cette inconstance, et qu’il fût toujours ingrat pour la fermeté d’Œnone, pourvu qu’il vécût encore. Enfin, je l’aimerais mieux voir aux pieds de ma rivale, qu’entre les bras de la mort. Ce sentiment (me direz-vous) est plus rempli de générosité que d’amour, puisque quiconque aime bien ne peut jamais consentir qu’on l’abandonne. Ne vous y trompez pas, mes compagnes, et ne vous laissez point persuader qu’il soit permis de ne regarder que son intérêt en la personne aimée. Nous n’aimons pas toujours parce que l’on nous aime, mais parce seulement que ce que nous aimons nous semble digne d’être aimé ; et, à parler véritablement, quoi que vous m’ayez entendu dire contre Pâris, je ne l’ai jamais haï. J’ai distingué sa personne de son crime ; et dans mes plus grands transports, ma haine a été jusqu’à ma rivale, et n’a point été jusqu’à mon amant. Il y a eu même plusieurs instants où j’ai excusé dans mon cœur les erreurs de l’un et de l’autre ; pourquoi (disais-je quelquefois) veux-je tant de mal à Hélène, de ce qu’elle chérit ce que j’adore ? Pourquoi trouvé-je étrange que les charmes de Pâris aient fait en Grèce ce qu’ils ont fait sur le Mont Ida ? quels bizarres sentiments (ajoutais-je) sont ceux que l’amour inspire ? je hais tout ce qui n’aime point Pâris, et je hais encore davantage celle qui l’aime plus que sa propre gloire ; ses ennemis sont les miens, et cependant je suis la plus mortelle ennemie de sa nouvelle amante. Ceux qui ne le servent pas et ceux qui le servent me sont des objets de haine. Ha, que je suis injuste de ne pouvoir souffrir que toute la terre honore celui que j’appelle mon vainqueur, et de vouloir être seule à porter les chaînes et les fers ! mais (poursuivais-je) tant que Pâris a été dans nos bois, j’ai aimé tout ce qu’il a aimé : s’il s’est diverti à la chasse, la chasse a fait mes plus grands plaisirs ; si la pêche lui a tenu lieu d’une occupation agréable, la pêche a fait une partie de ma félicité ; j’ai aimé ses amis, ses divertissements, ses troupeaux, ses chiens et toutes les choses qui ont été à lui ; ses inclinations ont réglé les miennes ; ses opinions ont détruit en mon esprit tout ce qui s’y pouvait opposer ; ma volonté ne lui a jamais été rebelle ; il m’a fait aimer le soleil ou l’ombrage selon sa fantaisie ; et pour tout dire en peu de paroles, je haïssais tout ce qu’il n’aimait pas, j’aimais tout ce qu’il aimait, et je ne m’aimais moi-même que parce que je croyais être aimée de lui. Cependant (disais-je encore en mon cœur) je n’ai pas plutôt ouï dire qu’il estime et qu’il adore la beauté d’Hélène, que je la hais, que je la déteste, et que je la voudrais détruire s’il était en mon pouvoir ; ha non, non (ajoutais-je), excusons en cette princesse la même passion qui règne en notre âme, et portons ce respect à Pâris, de ne haïr pas ce qu’il aime. Mais (me direz-vous mes chères compagnes) après avoir excusé votre rivale comment pouviez-vous excuser un infidèle ? je l’excusais comme je l’excuse aujourd’hui ; et certes, à dire les choses comme elles sont, il était aussi digne de ma compassion que de mes reproches. Son inconstance a été un effet de son mérite, de mon malheur, et de son destin. Le moyen d’être aimé d’Hélène et de n’être pas inconstant ? Cet astre de la beauté qui n’a jamais éclairé personne sans l’éblouir, pouvait-il échauffer le cœur de Pâris sans le réduire en cendre et sans en effacer l’image de la malheureuse Œnone ? il y avait trop d’inégalité en ce combat secret que Pâris sans doute sentit dans son cœur lorsqu’il fallut m’abandonner pour espérer d’en remporter la victoire : le souvenir d’une simple bergère ne pouvait pas s’opposer à la présence de la plus belle princesse qui fut jamais ; la peinture d’Œnone qu’il avait en l’âme ne lui faisait voir que des guirlandes de fleurs sur sa tête, et l’autre mettait effectivement une couronne à ses pieds. Il se ressouvenait peut-être que lorsqu’il me visitait je ne quittais que des sièges de gazon pour aller au devant de lui ; et il voyait qu’Hélène descendait du trône pour le recevoir. Se servir d’une houlette avec adresse, ou tenir un sceptre de bonne grâce sont des choses toutes différentes ; tant que Pâris a été berger, j’ai eu assez de charmes pour le conquérir et pour conserver ma conquête ; mais dès qu’il a commencé de vivre comme un prince, il a commencé d’aimer une princesse, et de mépriser une bergère. Pâris mourut pour Œnone le jour qu’il l’abandonna ; et je puis dire maintenant qu’il est mort pour Hélène, et qu’il est ressuscité pour Œnone, puisqu’il a quitté sa rivale, et qu’il vivra toujours dans mon cœur. En l’état que la cruauté de la mort l’a mis, il n’est plus ni prince ni berger : il n’a emporté ni sceptre ni houlette dans le cercueil ; l’obscurité du monument ne lui permet plus de se faire juge de la beauté d’Hélène ni de la mienne ; et si quelque connaissance lui demeure, c’est sans doute celle de la différence de l’amour que lui a porté cette belle Grecque, à celle que je lui porterai toute ma vie. Oui (discrètes bergères), je suis quasi assurée que l’aimable Pâris se repent de ce qu’il a fait ; il voudrait pouvoir revivre pour me donner de nouvelles marques de sa servitude, et pour me demander pardon d’une faute où le pouvoir de la destinée l’a forcé. Mais quand il serait encore aussi coupable dans le tombeau qu’il vous l’a paru en quittant Œnone, il ne faut pas qu’Œnone se rende criminelle à son exemple ; s’il a été inconstant, il ne faut pas qu’elle soit inhumaine ; s’il l’a quittée avec ingratitude, il ne faut pas qu’elle le quitte avec injustice et qu’elle change le dessein qu’elle a de le pleurer toujours. Lorsque la femme de Ménélas m’eût dérobé le cœur de Pâris, et que la renommée me l’eût fait savoir, vous vîtes quelle fut la douleur que j’en ressentis ; cependant, il m’était encore permis d’espérer que la même inconstance qui me l’avait ravi me le redonnerait, qu’il changerait une seconde fois à mon avantage, que la beauté de mon âme reviendrait en sa mémoire et l’obligerait peut-être à la préférer à la beauté d’Hélène. Je pouvais (dis-je) penser que les Grecs ayant reconquis cette Hélène, Œnone pourrait reconquérir l’aimable Pâris ; mais aujourd’hui que Pâris est perdu pour toujours, pourquoi ne voulez-vous pas que je m’en afflige, ou pour mieux dire que je m’en désespère ? la première fois que je le perdis, celle qui me l’avait dérobé pouvait me le rendre, ou par vice ou par vertu ; mais cette impitoyable qui l’a enlevé, ne rend jamais rien de tout ce qu’elle prend. Elle cache sous la terre tous les trésors qu’elle dérobe ; ou pour mieux dire encore elle anéantit toutes ses conquêtes. Elle ne se fait des sujets que pour les faire périr, et ne gagne tout que pour tout perdre. Pourquoi donc (ô cruelles personnes que vous êtes) ne voulez-vous pas que je plaigne le pitoyable destin de Pâris ? mais (me direz-vous) il était coupable ; mais (vous répondrai-je) il a cessé de l’être en cessant de vivre. Croyez, aimables filles, croyez que puisque j’ai pu aimer Pâris lorsqu’il était amant d’Hélène, il me doit bien être permis de l’aimer maintenant qu’il n’est plus et qu’il est dans la sépulture. Puisque je l’ai pu aimer inconstant, je puis sans doute l’aimer mort ; et puis, à parler selon la raison, je tiens qu’il est non seulement injuste, non seulement cruel, mais impossible encore que la haine puisse aller au-delà du tombeau. Les plus inhumains et les plus irréconciliables, s’ils voyaient les monuments de leurs ennemis ouverts, en auraient de la compassion et ne pourraient retenir leur haine à la vue d’un si pitoyable objet. Quand un prince ambitieux verrait celui qui lui aurait voulu arracher la couronne de dessus la tête, réduit en cendre, et toute son ambition renfermée dans une urne, il le plaindrait plutôt que de le haïr, et il pleurerait sans doute, comme le vaillant Achille pleura aux funérailles d’Hector, quoiqu’il fût son ennemi. Jugez donc s’il est possible de voir un amant en cet état déplorable, sans verser des larmes ? de voir tout ce que l’on a aimé entièrement détruit sans s’en affliger ? et de voir une partie de soi-même dans le cercueil, sans en sentir une séparation avec amertume ? c’est un sentiment naturel que de haïr ce qui nous peut nuire, mais de vouloir mal à ce qui n’est plus en pouvoir de nous en faire, c’est aller contre la raison et contre la nature. Tous les malheureux doivent attirer la compassion, tous les morts doivent faire verser des larmes ; et la haine enfin ne doit au plus s’attaquer qu’aux heureux lorsqu’ils sont indolents et qu’ils nous persécutent ; et ne doit jamais s’attaquer aux misérables qui ne nous peuvent plus nuire. Quand j’aurais haï Pâris tant qu’il a vécu, ma haine respecterait son tombeau, elle sortirait de mon cœur, pour faire place à la pitié, et je plaindrais par générosité celui dont je me serais plainte avec justice. Jugez donc si je puis commencer de haïr dans les bras de la mort celui que j’ai pu aimer aux pieds de ma rivale ? non, non, n’espérez pas me persuader qu’il est juste de porter la haine au-delà du cercueil ; ce sentiment est trop bas pour le suivre et trop injuste pour l’écouter. Il choque toutes les vertus héroïques, et ne peut produire rien de bon ; c’est être lâche inutilement que de conserver de la haine pour un ennemi dont on ne se peut plus venger ; c’est se venger sur soi-même que d’en user ainsi, puisque pour l’ordinaire cette passion incommode plus ceux chez qui elle est, que ceux à qui elle s’attache ; et si les hommes étaient équitables, il n’y aurait que la haine du vice qui passât pour juste dans leur esprit. Car à raisonner sans intérêt et sur toutes les conditions, ceux qui haïssent leurs souverains feraient mieux de les respecter, ne pouvant s’en venger sans se perdre et sans perdre leur innocence ; ceux qui veulent mal à leurs égaux feraient mieux, ne les pouvant aimer, de les tenir pour indifférents ; et ceux qui ne peuvent souffrir leurs inférieurs, feraient mieux aussi de les mépriser que de les haïr. La haine est une passion farouche, qui fait du mal à tout ce qui l’approche ; les traits qu’elle tire sur ceux qui l’ont fait naître rejaillissent jusques dans le cœur de celui qu’elle possède ; il sent une partie du mal qu’il fait à ses ennemis ; et n’est jamais sans inquiétude et sans chagrin, tant que cette fâcheuse hôtesse est dans son âme. Que s’il est donc vrai que ce soit manquer de courage que de vouloir mal à ses égaux, et que ce soit manquer de vertu que de persécuter ses inférieurs ; il est encore plus certain que c’est manquer tout à la fois et de prudence, et d’équité, et de courage, et de vertu, que de conserver la haine au-delà du tombeau, principalement lorsque ceux qu’il enferme, ont été aimés de nous pendant qu’ils ont vécu. Mais (me direz-vous) ils se sont rendus coupables ; mais (vous répondrais-je) la mort les justifie en les punissant. Pourquoi donc voudriez-vous que par une haine injuste, j’allasse insulter sur un malheureux innocent ? l’amour de Pâris pour Hélène ayant cessé d’être, la haine d’Œnone pour Pâris devrait cesser tout de même si elle en avait eu, puisque sans doute il n’a plus de sentiments injustes pour elle. Quel objet aurait cette haine, sages et discrètes bergères ? En l’état qu’est ce déplorable prince, que peut-on voir en lui, qui ne demande des larmes de compassion ? ce n’est plus cet esclave révolté qui m’abandonna et qui ne fit néanmoins que changer des chaînes de roses en des fers plus précieux, mais plus pesants ; ce n’est plus cet aimable infidèle, qui tout inconstant qu’il était, me plaisait encore plus que tout le reste du monde ; ce n’est plus cet adorable berger, qui fut si longtemps l’ornement de nos campagnes ; ce n’est plus ce prince généreux qui vengea la mort du vaillant Hector ; ce n’est plus ni le ravisseur ni l’amant d’Hélène ; mais c’est celui de la malheureuse Œnone, que la mort a détruit, et que la pitié des Troyens a réduit en cendre. Voyez, mes compagnes, si cette urne funeste peut donner des sentiments de haine, et si au contraire, elle n’excite pas de la pitié ? il est vrai que celui qu’elle enferme m’a fait verser beaucoup de larmes par son changement, mais à dire les choses comme elles sont, je pense que j’en dois quasi plutôt accuser ma fermeté que son inconstance. Car encore que ce soient deux causes toutes différentes, et directement opposées, elles ont toutefois produit deux effets tous semblables dans mon cœur : l’une en me donnant sujet de me plaindre, et l’autre de me désespérer. J’avais toujours cru que le plus aigre effet d’une injure consistait en la délicatesse du ressentiment de celui qui la recevait, et j’ai bien connu à mes dépens, que la chose était comme je la pensais ; car si j’eusse pu obtenir de moi de ne me soucier pas du changement de Pâris, ou que tournant ailleurs ma pensée, j’eusse fait avec raison ce qu’il faisait avec injustice, j’eusse vécu en repos, et je pourrais aujourd’hui être capable de quelque consolation. Vous voyez donc bien que la douleur la plus violente que je souffre ne vient pas de ce que Pâris a faussé sa foi à Œnone, mais de ce qu’Œnone lui garde la sienne. Elle ne vient pas de ce qu’il éteignit les feux qu’il avait pour elle, mais de ce qu’elle conserve encore la flamme qu’elle a eue pour lui. Son inconstance a fait son crime, je l’avoue, mais moi seule ai fait mon malheur. Ne nous plaignons donc plus de lui, et plaignons seulement sa perte. Que sais-je (discrètes bergères) si ce n’a pas été plutôt la main d’Œnone que celle de Philoctète qui l’a réduit en cet état déplorable ? que sais-je si c’est pour le ravissement d’Hélène ou pour l’abandonnement d’Œnone, que le ciel l’a puni ? que sais-je si mes larmes n’ont point attiré le malheur sur sa tête ? que sais-je si les imprécations que j’ai faites dans les premiers transports de ma douleur n’ont point été écoutées trop favorablement des dieux ? et que sais-je enfin si je ne suis point la seule cause de sa mort ? Ha, s’il est ainsi, trop justes dieux que vous avez mal expliqué mes sentiments ! que vous m’avez été rigoureux en voulant m’être favorables ! et que vous m’avez outragée en me voulant venger ! il fallait exaucer les vœux secrets de mon cœur, et non pas écouter les plaintes de ma bouche ; il fallait me redonner Pâris, et non pas me le ravir pour toujours ; il fallait récompenser ma constance par son repentir, et non pas punir son infidélité par un châtiment qui m’est plus rude qu’il ne lui est rigoureux ; enfin, il valait mieux encore le laisser vivre coupable et impuni, que le faire mourir pour me rendre la plus malheureuse personne qui fut jamais sur la terre. Mais le destin en a disposé autrement ; Hélène, toute criminelle qu’elle est, échappe à la justice des dieux ; et Œnone, toute innocente qu’elle a vécu, ne laisse pas de sentir leur rigueur avec amertume. Car non seulement elle pleure la perte de Pâris, non seulement elle aime celui qui ne l’a pas toujours aimée, mais elle craint encore que son innocence, sa vertu et son amour n’aient contribué quelque chose à sa perte. Oui, mes chères compagnes, peu s’en faut que je ne sois affligée de n’avoir pas été criminelle, de n’avoir pas été inconstante, et de n’avoir pas haï Pâris, puisque si j’avais mérité mon infortune, il n’aurait peut-être pas ressenti la fureur du ciel. Mais puisqu’il plaît au destin qu’il soit malheureux et que je sois innocente, ne ternissons pas du moins notre gloire par une haine remplie de cruauté et de faiblesse. Aimons dans le cercueil celui que nous avons aimé dans nos bois, et ne nous laissons jamais persuader que la haine doive aller au-delà du tombeau. L’inconstance même de Pâris est plus excusable que ne serait mon inhumanité, si je le haïssais dans la sépulture ; car quoi que vous me puissiez dire, ce sentiment ne peut jamais être raisonnable. Toutes les passions doivent mourir avec ce qui les a fait naître, et le feu de l’amour seulement a ce privilège particulier de pouvoir être conservé dans les cendres de la personne aimée. L’on peut enfermer son cœur et ses plaisirs dans l’urne de son amant ; l’on peut errer toute sa vie à l’entour de son tombeau ; l’on peut révérer sa mémoire comme sa personne ; enfin, l’on peut aimer ce qui n’est plus ; mais l’on ne doit jamais haïr ce qui a cessé d’être, ni penser à se venger de ce qui n’est plus en pouvoir de nous nuire. En un mot, si un homme qui jette ses armes dans un combat particulier, désarme son ennemi quand il est généreux, et l’empêche de le poursuivre, parce qu’il ne le pourrait faire sans avantage ; quel manquement de générosité n’est-ce pas de poursuivre au-delà du monument, celui que la mort a vaincu, celui qu’elle a désarmé de tout ce qui le pouvait défendre, celui qui ne peut plus repousser la force par la force, celui qui ne peut même plus fuir ceux qui le suivent avec opiniâtreté ? oui, mes compagnes, que les plus enragés aillent dans les tombeaux de leurs ennemis, et qu’ils y portent avec eux la haine, la vengeance et la fureur ; quand ils auront employé toute leur cruauté, qu’ils auront violé le respect que l’on doit aux morts, qu’ils auront dissipé les ombres de ces funestes lieux par leur violence, que trouveront-ils qui puisse être un digne objet de leur haine, de leur vengeance, et de leur fureur ? ils trouveront un peu de poussière enfermée dans une urne. Ne voilà pas (mes compagnes) un pitoyable objet pour faire naître la haine ? ha non, non, ne vous y trompez plus ! croyez avec moi qu’il faudrait que je cessasse de haïr Pâris, si j’avais commencé de le faire ; et croyez encore avec plus de raison que l’ayant toujours parfaitement aimé, je ne dois pas commencer de lui vouloir mal. Car puisqu’il y a de la lâcheté à haïr son ennemi lorsqu’il a perdu la lumière, il y aurait de l’inhumanité à haïr son amant lorsqu’il est privé du jour. Les coups qu’Achille donna au vaillant Hector après qu’il fut mort ont déshonoré sa victoire, tant il est vrai que la haine est injuste dès que nos ennemis ont perdu la vie. La fureur des bêtes sauvages s’alentit aussitôt qu’on cesse de leur résister ; pourquoi donc ne voudrait-on pas que les hommes fissent par raison ce qu’elles font par un instinct naturel, et pourquoi voudrait-on qu’ils fussent plus cruels que les tigres ? pour moi dont les sentiments sont trop tendres pour être capables d’une passion si barbare que celle-là, j’aimerai toute ma vie le malheureux Pâris, tout inconstant qu’il a été ; j’arroserai ses cendres de mes larmes, je conserverai son image dans mon cœur ; je chasserai de ma mémoire tout ce qui pourrait me le rendre moins aimable, je me souviendrai de tout ce qui me l’a fait aimer ; je ne le regarderai point comme le fils de Priam qui m’a abandonnée, je le considérerai comme un simple berger, qui m’a fidèlement servie tant qu’il l’a été ; enfin, je ne le verrai jamais des yeux de l’esprit comme le captif d’Hélène, mais comme l’amant d’Œnone. De sorte que bien loin de porter la haine au-delà du tombeau, je conserverai ma première flamme, malgré les ombres du cercueil ; et je porterai l’amour que j’ai dans l’âme, du monument de l’aimable Pâris à celui de la malheureuse Œnone.


Effet de cette harangue

Il paraît bien que ces paroles, ou de semblables, persuadèrent les compagnes de cette belle affligée, et que sa douleur eut toute la liberté qu’elle demandait ; puisque, pour représenter l’excès de son affliction et l’abondance de ses larmes, l’antiquité nous a dit qu’elle se fondit toute en eau, et qu’elle fut attirée par le Soleil, comme une vapeur de laquelle il fit après éclater des foudres capables d’effrayer tous les inconstants et de faire peur à tous les coupables.


Genièvre à Ariodant

Dix-huitième harangue

Argument

Ariodant, après avoir cru sa maîtresse infidèle, par les artifices de Polimnesse son rival, apprit enfin son innocence de la bouche même de celui qui l’avait trompé, et vit clairement le tort qu’il avait eu de la soupçonner. De sorte que s’estimant presque aussi coupable que l’était cet artificieux ennemi qui l’avait engagé dans ce crime, il ne put revoir la belle Genièvre sans une étrange confusion. Ce fut donc pendant ce désordre que cette princesse défendit ainsi sa vertu calomniée, et qu’elle le contraignit d’avouer que les apparences sont trompeuses.



Genièvre

Sa vertu fut soupçonnée,

Mais elle le fut à tort ;

Et sur le point de sa mort,

Elle se vit couronnée.


Genièvre à Ariodant

Il est donc vrai qu’Ariodant a pu croire Genièvre coupable ! il est donc vrai qu’il a pu la condamner sans l’entendre ! il est donc vrai qu’il l’a crue non seulement sans constance et sans amour, mais sans honneur et sans vertu ! il est donc vrai qu’il a fait un outrage si sanglant à celle qu’il adorait autrefois ! il est donc vrai qu’il a exposé sa vie et sa réputation, lui qui devait plutôt mourir pour défendre l’une et l’autre ! Ha, puisque toutes ces choses sont vraies (comme je n’en saurais douter) il ne faut plus s’assurer à rien ; il ne faut plus se fier en l’affection de personne ; il ne faut plus aimer aucun ; il ne faut plus souffrir d’en être aimée ; et il faut vivre avec tout le monde comme si tout le monde était ennemi. Oui, Ariodant, vous m’avez donné sujet d’établir ces maximes en mon esprit par l’offense que vous m’avez faite, et si je ne les suis toujours, je donnerai plus de marques de ma faiblesse que de mon jugement, ou pour me flatter encore un peu, plus de preuves de ma bonté que de celles de ma justice. Quoi, injuste et inhumain que vous êtes, vous avez oublié que les apparences sont trompeuses ? que les conjectures le sont aussi ? et que tout ce qui vient de nos ennemis doit être suspect, quand même il nous serait favorable, à plus forte raison lorsqu’il nous est si contraire ! ignorez-vous que les plus innocents ont souvent été crus les plus coupables ? que les juges les plus exacts, et les plus désintéressés ont souvent absous des criminels et condamné des malheureux qui n’avaient commis aucun crime ? et bref, que la connaissance humaine est si faible et si facile à décevoir qu’elle ne doit juger des actions d’autrui qu’en tremblant, de peur de faire un jugement téméraire et de peur de commettre une injustice, quoiqu’elle ait intention d’être juste ? Le crime duquel on m’a accusée est si honteux que je doute si la pudeur me doit permettre de me défendre, puisque pour me défendre il faut parler de ce crime qui est si contraire à la pudeur ; néanmoins l’innocence et la gloire sont des choses si précieuses qu’elles méritent bien qu’on fasse un effort pour les conserver ; et d’autant plus que la rougeur même qu’un pareil discours me mettra sans doute sur le visage, sera encore une marque de cette pudeur que mon sexe doit toujours avoir et que je n’ai jamais perdue. Vous dites donc (si la confusion que j’ai ne trouble ma mémoire, comme elle trouble mon esprit) que le perfide duc d’Albanie vous fit une fausse confidence, vous assura qu’il était absolument maître de mon cœur et que, pendant que votre crédulité abusée ne recevait que des paroles, son affection recevait de moi les dernières marques de la mienne. Mais, ô Dieu, Ariodant, à quoi songiez-vous lorsque ce lâche et cet artificieux ennemi vous parla de cette sorte ? qu’était devenue votre raison et qu’était devenu votre courage ? ne fallait-il pas à l’heure même, au lieu de croire cet insolent, le punir de son imposture et lui faire avouer dès lors ce qu’il a depuis confessé ? ne fallait-il pas plutôt croire votre rival un méchant, que croire votre maîtresse une infâme ? et quelle raison aviez-vous d’ajouter plus de foi aux paroles de Polimnesse qu’aux serments de l’infortunée Genièvre ? aviez-vous oublié que qui dit rival, dit ennemi, et que lorsque cet ennemi n’est pas généreux, il n’est rien qu’il n’entreprenne et qu’il ne fasse pour trouver une occasion de nuire ? aviez-vous oublié que l’estime doit être inséparable de l’amour, et qu’à moins que de voir soi-même le crime de la personne aimée, on ne doit jamais l’en croire capable ? oui, tous les témoins doivent être suspects ; les yeux mêmes doivent être la première foi ; et tant qu’une vérité si importante peut être douteuse, l’amour doit l’emporter sur la jalousie, et l’esprit suivant encore son ancienne inclination doit plutôt pencher vers l’accusé que non pas vers l’accusateur qu’un intérêt si pressant et si remarquable doit toujours rendre fort suspect. Et puis, à bien raisonner sur les choses, quelle apparence avait cette prétendue infidélité ? pourquoi feindre de n’aimer pas Polimnesse, lui qui était de condition à épouser Genièvre ? et pourquoi feindre d’aimer Ariodant, lui qui ne passe ici que pour un simple chevalier ? l’un était le plus grand seigneur du royaume de mon père, l’autre n’avait rien en Écosse et n’osait même revoir l’Italie qui est son pays natal. L’un était de ma nation, l’autre était un étranger. Je connaissais l’un particulièrement, je ne connaissais quasi pas l’autre. Et si mon inclination et votre mérite n’avaient assujetti mon cœur et triomphé de ma raison, je ne vois pas qui m’aurait obligée à feindre ; je ne vois pas pourquoi j’eusse méprisé Polimnesse ; je ne vois pas pourquoi j’eusse estimé Ariodant et je pense que vous ne sauriez dire vous-même à quoi cet artifice aurait été bon. J’ai caché l’affection que j’avais pour vous parce que j’avais lieu de craindre que le roi mon père ne l’approuvât pas ; mais il ne m’aurait nullement été nécessaire de cacher celle que j’aurais eue pour le duc d’Albanie, que mon père n’aurait pas manqué d’approuver. Il est vrai (me direz-vous) qu’à examiner les choses de cette façon et qu’à les considérer à loisir, le crime dont vous étiez accusée, aurait eu fort peu d’apparence ; mais outre qu’une atteinte si sensible trouble toujours le jugement, et lui ôte le pouvoir de bien discerner la vérité du mensonge, le témoignage des yeux est si pressant que l’on n’a rien à dire contre lui ; et bien loin d’absoudre un autre, il obligerait à se condamner soi-même. J’avoue que ce témoignage est considérable, qu’il est peu de témoins plus fidèles que les yeux et que leur rapport ne peut manquer de faire une forte impression en notre âme. Toutefois ces témoins ne sont pas irréprochables, ils peuvent être trompés comme tous les autres ; et si vous m’écoutez attentivement, je pense que je vous ferai avouer que vous avez eu tort de les croire. Vous dites donc, qu’ensuite de cette fausse confidence, de laquelle nous avons déjà parlé, le perfide Polimnesse vous promit de vous faire voir son triomphe et votre défaite, ou pour mieux dire son crime et mon infamie ; et qu’en effet il vous conduisit, comme tout le monde était endormi, dans une basse cour du palais fort peu fréquentée et qui est derrière mon appartement. Mais pourquoi ne vous souvîntes-vous point en cette occasion que l’obscurité de la nuit n’est pas moins favorable aux fourbes qu’aux amants ? qu’elle est la mère des fausses illusions et la complice de tous les trompeurs ? pourquoi ne soupçonnâtes-vous point d’artifice le soin que le duc d’Albanie apportait à vous éloigner du balcon où je devais paraître ? pourquoi ne le suivîtes-vous pas de plus près ? pourquoi observâtes-vous si religieusement l’ordre qu’il vous donna de vous éloigner, aussitôt que vous m’aviez vue ? et pourquoi crûtes-vous voir alors ce que vous voyez bien maintenant, que vous ne vîtes point du tout ? Ô Dieu, quels fantômes ne se forme point une imagination blessée ! quelles ombres ne prend elle pas pour des corps ! et quelles choses impossibles ne croit-elle pas certaines ! vous me vîtes sur un balcon ; vous me vîtes jeter une échelle de corde ; vous me vîtes recevoir votre rival ; et cependant vous ne me vîtes, ni vous ne me pûtes voir en ce lieu là, puisque j’en étais bien éloignée. Mais de grâce, Ariodant, faites-moi savoir à quoi vous me pûtes reconnaître de si loin, dans un lieu si sombre et pendant une nuit si ténébreuse ? ai-je une taille si extraordinaire en grandeur ou en petitesse que celle d’aucune dame de la cour n’en approche ? avez-vous les yeux de ces oiseaux qui voient mieux la nuit que le jour ? ou plutôt ne fûtes-vous pas absolument aveugle en cette rencontre ? vous crûtes me reconnaître (dites-vous) à l’habillement que je portais ; comme en effet nous avons su depuis que la coupable Dalinde s’en était parée par l’ordre du perfide qui la trompait à dessein de vous tromper. Mais après tout, cette preuve suffit-elle pour me condamner sans m’entendre ? cette robe était-elle le manteau royal que l’on ne peut jamais avoir que sur le trône ? et cette étoffe si brillante m’était-elle si particulière que nulle autre que moi n’eût pu avoir de semblable ? de plus, comment pûtes-vous remarquer cet habit si vous ne pûtes remarquer mon visage ? et comment ne remarquer pas mon visage, si vous pûtes bien remarquer mon habit ? était-ce que vous aviez plus regardé l’un que l’autre, et qu’il avait plus touché votre inclination ? Pour moi, j’avais toujours cru que l’image de la personne aimée était si bien empreinte en l’âme d’un véritable amant, qu’il ne pouvait jamais prendre une autre pour sa maîtresse. Il me semblait que, comme elle occupe sa mémoire aussi bien que son cœur, et que son esprit n’a presque point d’autre objet, une main, un cheveu, son ombre même suffisait pour la distinguer de toute autre et pour ne s’y tromper jamais. Que si vous me dites que l’obscurité de la nuit vous doit être une excuse légitime, je vous répondrai aussitôt que cette même obscurité vous condamne, puisque sans considérer les erreurs qu’elle peut faire commettre, vous m’avez crue coupable et vous m’avez condamnée. Plus je considère votre faute, moins je la trouve pardonnable ; plus je considère votre erreur, plus je la trouve mal fondée ; car quelle apparence y avait-il qu’une princesse de ma condition vînt elle-même à une heure si étrange ouvrir les fenêtres de ce balcon, jeter une échelle de corde et s’exposer à être vue dans une occupation si indigne d’elle ? comment eussé-je pu me démêler de toutes mes femmes ? n’en couche-t-il point dans ma chambre ? n’y a-t-il point de bougie allumée ? leur avais-je fait confidence à toutes d’une passion si honteuse ? ou si je leur avais fait prendre à toutes un breuvage assoupissant, qui les avait endormies ? pourquoi ne me confier pas à une d’elles, pour envoyer recevoir Polimnesse sans y aller moi-même avec autant de honte que de danger ? était-ce pour témoigner mieux mon impatience amoureuse ? était-ce pour obliger davantage mon amant ? non, non, quoique je n’aie jamais eu de pareils intrigues et que j’y sois fort ignorante, je n’ai pas laissé de savoir qu’une femme qui veut donner beaucoup d’amour, ne doit pas montrer toute la sienne ; et que la pudeur est une chose si excellente, si agréable et si nécessaire aux personnes de mon sexe, que les plus perdues tâchent adroitement d’en conserver quelque ombre en leurs actions, de peur de se faire haïr en se voulant trop faire aimer. Mais dites-moi encore, je vous en conjure, par quelle maxime d’État, par quelle politique d’amour et par quel stratagème de guerre, il fallait que le duc d’Albanie entrât dans mon appartement par un balcon, lui qui y passait les journées entières et qui m’y voyait tous les jours ? ne m’aurait-il pas été plus facile et moins dangereux de le faire cacher dans un cabinet, où il serait entré vers le soir sans être vu de personne, que non pas de l’exposer à cette escalade qui pouvait être découverte par quelqu’un ? comme en effet elle la fut, non seulement par vous, mais par Lurcain votre frère qui vous suivit ; qui fut trompé comme vous le fûtes, qui m’accusa depuis au roi mon père ; et qui (suivant la loi de ce royaume) me mit en danger d’être brûlée toute vive, quoique je fusse innocente et quoique j’eusse plus de pureté que la flamme qui me devait dévorer. Mais encore une fois, Ariodant, à quoi pouvait servir cette escalade, aussi bizarre que périlleuse ? était-ce pour redoubler la satisfaction par les peines, et l’amour par les difficultés ? était-ce pour faire acheter ce que je donnais et pour en diminuer l’obligation ? était-ce pour exposer mon amant à être assassiné par les gardes du roi mon père, qui pouvaient le surprendre en cette action dans le palais ? et bref, était-ce pour me ruiner d’honneur et pour passer pour une infâme, non seulement dans cette cour, mais encore par toute la terre ? Ha injuste et inhumain que vous êtes, vous me mandâtes par celui qui fut témoin de votre désespoir, que vous mouriez pour avoir trop vu, mais vous mouriez au contraire pour avoir mal vu et pour n’avoir pas considéré, comme vous deviez, que les apparences sont trompeuses. Véritablement je ne m’étonne pas moins de ma bonté que je ne m’étonne de votre aveuglement, et l’une n’est pas moins inconcevable que l’autre. Car je devrais vous chasser, et je vous souffre ; je devrais ne vous voir jamais, et je vous regarde toujours ; je devrais vous haïr, et je vous aime ; c’est trop, c’est trop, je le confesse ; et d’autant plus que si mon cœur ne peut s’empêcher de commettre cette lâcheté, il devrait au moins la cacher et ne donner pas une nouvelle gloire à un ingrat qui devrait mourir de confusion et de regret. Je sais bien que vous me direz que votre faute même fut une marque de votre affection, puisque ne pouvant souffrir mon inconstance prétendue, vous vous alliez tuer de votre propre main, si votre frère ne vous en eût empêché. Mais pourquoi voulez-vous faire passer dans mon esprit un outrage pour une grâce, et un crime pour une action glorieuse ? que n’eussent point imaginé contre moi l’ignorance et l’imposture, lorsque le jour eût fait voir ce funeste et sanglant spectacle, duquel la nuit eût caché la cause ? que n’eût point dit la médisance en cette rencontre, sur un accident si étrange ? et que n’eût point pensé le roi mon père lui-même, voyant un homme mort sous les fenêtres de mon appartement, et un homme que l’on savait bien qui ne me haïssait pas ? comme les apparences sont trompeuses, chacun aurait fait un jugement à sa mode ; chacun aurait cherché ce que personne ne pouvait trouver ; chacun aurait fantasié selon sa faiblesse ou sa malice, le sujet de cette tragique aventure ; mais dans cette diversité d’opinions, tous se seraient accordés en ce point que j’étais coupable et que ma réputation était perdue. Et puis, quelle procédure était la vôtre en cette occasion ? pourquoi ne tuer pas plutôt votre rival que vous-même ? pourquoi ne chercher pas plutôt à vous venger qu’à vous perdre ? et pourquoi le laisser paisible possesseur d’un bien que vous aviez tant estimé et que je vous avais tant promis ? Je sais que vous me direz que votre désespoir n’en demeura pas encore là, et qu’Ariodant ne pouvant vivre sans Genièvre, se déroba de ce frère officieux qui lui voulut sauver la vie, et qu’il fut se précipiter dans la mer pour y mourir, du haut d’un rocher inaccessible. Mais croyez-vous que cette action désespérée me puisse plaire et que je vous la puisse pardonner ? ne songez-vous point qu’elle m’ôtait tout ce que j’aimais, sans que je pusse savoir la cause d’une perte si sensible ? ne songez-vous point que votre mort aurait avancé la mienne, et que mon supplice aurait été d’autant plus cruel que j’aurais absolument ignoré pour quelle raison je le souffrais et pour quelle raison vous auriez voulu nous perdre ? ce n’est pas une faible consolation aux malheureux de savoir d’où procède leur infortune ; et c’est un étrange désespoir aux innocents d’ignorer d’où vient leur disgrâce. Je sais bien que vous me direz encore que lorsque votre frère m’accusa injustement, que lorsque par la loi du pays je fus exposée au danger du feu, que lorsque par l’absence du généreux Zerbin mon frère mon innocence demeura sans protection, l’amour fut plus fort en votre âme que la nature ; que vous prîtes d’autres armes que les vôtres et que vous vîntes inconnu pour combattre Lurcain en ma faveur, sans considérer quel était le sang que vous vous exposiez à répandre. Mais outre que je ne crois pas que nul prétexte puisse jamais autoriser un fratricide, pensez-vous que cette espèce de justification m’eût été fort avantageuse ? vous m’auriez véritablement sauvé la vie, mais vous ne m’auriez pas sauvé l’honneur, que j’estime plus que la vie. Le Dieu que nous adorons est bien nommé le seigneur des armées, mais il n’est pas appelé celui des duels ; c’est bien lui qui décide le sort des batailles et qui donne victoire aux rois, mais ce n’est pas lui qui préside à ces combats désespérés que l’injustice des hommes autorise, et que la coutume fait passer pour légitimes. Certes, c’est prouver l’innocence d’une étrange sorte que de la prouver par une voie où le plus fort est le plus juste, où le plus heureux est le plus équitable, où il faut tuer pour empêcher qu’on ne tue, et où la condamnation ou la grâce dépendent de l’adresse d’un cheval, d’une épée rompue ou d’une pierre qui fera broncher non pas le plus criminel, mais le moins heureux. Non, non, la malice des hommes est trop subtile et leur inclination est trop maligne pour se contenter d’une preuve si peu convaincante et pour se détromper par là d’une fausse opinion qu’elle aurait conçue. Si le ciel n’avait point touché le cœur de Dalinde de repentir, si elle n’avait point avoué sa faute ; si ce même ciel n’avait point conduit Renaud dans ce bois où les gens de Polimnesse l’allaient égorger, par l’ordre de leur barbare maître ; disons plus, si ce héros qui a combattu le perfide duc d’Albanie, lui avait d’abord percé le cœur, que ce méchant fût mort sans parler et qu’il n’eût pas confessé son crime, jamais ma réputation n’aurait été sans tache ; jamais je n’aurais recouvert ce trésor que j’avais perdu ; et jamais la gloire de la malheureuse Genièvre n’aurait eu son premier éclat. Toujours quelque doute fût demeuré dans l’esprit de tout le monde, toujours la médisance en eût parlé en secret, toujours vous-même m’auriez crue coupable, et toujours mon âme aurait plus souffert que mon corps n’a pensé souffrir. Avouez donc, injuste et inhumain que vous êtes, que vous m’avez mise en un danger, duquel je ne pouvais être retirée que par un miracle ; que vous avez eu tort de me condamner sans m’entendre ; que vous n’avez pas eu de ma vertu les sentiments que vous en deviez avoir ; que si je vous pardonne, ma bonté ne sera pas moins grande que votre faute ; et que vous serez non seulement sans amour, mais sans raison, si vous n’avouez aujourd’hui que les apparences sont trompeuses.


Effet de cette harangue

Il est si difficile de n’estimer pas ce que l’on aime qu’une moindre éloquence que celle de Genièvre n’aurait pas manqué de persuader Ariodant. Il fut donc sans doute persuadé, non seulement de l’innocence de sa maîtresse et de la fausseté des apparences, mais du tort qu’il avait eu de les croire à son préjudice. Et cette belle et vertueuse princesse, connaissant son amour et son repentir, se servit de la liberté que lui en donna le roi son père, qui aimait passionnément Ariodant, à récompenser les peines qu’ils avaient souffertes l’un et l’autre, par les félicités de leur mariage.


Sophronie à Olinde

Dix-neuvième harangue

Argument

Ce serait faire un outrage aux honnêtes gens, que de croire qu’il y en eût aucun d’eux qui n’eût pas lu la Jésuralem du Tasse ; ainsi supposant que chacun a vu ce merveilleux poème, je n’ai rien à dire pour l’argument de cette harangue, sinon qu’après que la vaillante Clorinde eut obtenu la grâce de Sophronie et celle de son amant, cette belle et généreuse héroïne parla ainsi au généreux et fidèle Olinde, pour tomber d’accord avec lui que la mort est plus fâcheuse en la personne aimée qu’en soi-même.



Sophronie

Par toi mon âme est charmée,

Esprit généreux et fort,

Qui ne peut craindre la mort,

Que pour la personne aimée.


Sophronie à Olinde

Enfin, quelque sévère que soit ma vertu, il faut qu’elle cède à la vôtre, et quoique je n’ai jamais rien aimé, il faut que je confesse que j’aime. Oui, fidèle et généreux Olinde, il est juste, puisque vous venez être le compagnon de mon exil et que vous l’avez pensé être de mon supplice, de ne vous cacher pas une chose qui peut vous être agréable. J’avais toujours pensé que cette haute vertu de laquelle je fais profession, devait être scrupuleuse ; que celles qui faisaient des conquêtes volontairement et qui avaient soin de les conserver, étaient plus faibles que fortes et plus ambitieuses que raisonnables ; qu’on ne pouvait souffrir d’être aimée sans se haïr soi-même, ni montrer sa beauté sans crime ; et bref, que celle de mon sexe de laquelle on parlait le moins avait sans doute la plus belle réputation. C’était de cette opinion, fausse ou véritable, que procédait la froideur que j’avais pour vous ; c’était de ce raisonnement que venaient tous mes mépris et toutes vos peines ; c’était par ces maximes que je prétendais triompher d’une passion qui triomphe de tout le monde ; et c’était par elles que j’espérais conserver jusques à la mort cette liberté avec laquelle j’étais née. Mais le moyen de tenir contre un ennemi qui ne nous attaque que pour se rendre ? mais le moyen de n’estimer pas celui qui se veut perdre pour nous sauver ? mais le moyen de lui voir mépriser pour l’amour de nous la flamme qui le devait dévorer, et de n’en sentir pas allumer une autre dans son cœur ? Non, non, cela n’est pas possible : ce ne serait plus vertu, ce serait stupidité, ce serait ingratitude ; et quelque précieuse que soit la franchise, il la faut donner et se donner à soi-même pour récompenser une action qu’on ne saurait payer à moins, et qui est si grande que je doute si ce don même peut suffire à la payer. Lorsque je pris la résolution d’exposer mes jours pour le salut public, d’avouer une action que je n’avais point faite et d’être la victime qui devait apaiser la fureur d’un tyran, je n’avais pour objet que de sauver mes citoyens, que de donner la victoire à Godefroy et que de perdre la vie pour la conserver à mes amis, à mes parents et, bref, à tous les ennemis des infidèles. L’image de tant de supplices et de tant de sang répandu, comme le cruel Aladin en voulait faire verser, me faisait plus d’horreur en autrui qu’en moi-même, et je n’eus point de peine à me résoudre de perdre la lumière, puisqu’en la conservant elle m’eût fait voir un si lamentable objet et un si horrible spectacle. Je fus donc à la mort avec joie, pour empêcher la mort de mes compatriotes ; mais à dire les choses comme elles sont, ce ne fut point pour sauver Olinde en particulier. Je le confondais dans la multitude, ou pour mieux dire encore je ne songeais pas seulement qu’il fût en l’être des choses. Je ne le haïssais pas, il est vrai ; mais je ne l’aimais point aussi, et ne croyais pas seulement en être aimée. Cependant, je ne vous ai pas plutôt vu fendre la presse, pour vous venir accuser et pour vous charger de mon supplice, que non seulement je connus votre vertu, votre affection et votre générosité, mais que j’admirai l’une, que je reçus l’autre et que je voulus vous imiter en la dernière. Le dard de la mort fit en cette occasion ce que celui de l’amour n’avait pu faire en toute ma vie ; je ne pus résister à tant de vertu ; et de tant de milliers de personnes qui m’environnaient et de tant de chrétiens que je voulais sauver, je ne regardai quasi plus que le seul Olinde ; et ce fut lors véritablement que je connus que la mort est plus effroyable en la personne aimée qu’en soi-même. Vous me communiquâtes ce beau sentiment en l’ayant pour moi ; il passa de votre cœur dans le mien ; et le seul désir d’épargner votre vie me fit désirer avec une nouvelle ardeur de perdre la mienne. Quoi (disais-je en moi-même), celui que Sophronie a méprisé, veut mourir pour elle ! celui qu’elle n’a jamais regardé, ou qu’elle a regardé avec indifférence, veut perdre le jour pour la sauver ! ha non, non (poursuivais-je), il est bien plus juste que Sophronie meure pour celui qui l’a toujours considérée avec estime, pour celui qui l’a aimée plus que lui-même, et pour celui qui trouve la mort de la personne qu’il adore plus insupportable que la sienne. Il veut mourir (ajoutais-je) pour une insensible ; mourons donc pour un amant vertueux, et faisons du moins par reconnaissance ce que le généreux Olinde fait par affection. Mais si l’austérité de ma première vertu me permet de le dire encore une fois, cette reconnaissance n’était guère différente de l’amour qui vous faisait agir. Oui, Olinde, je vous aimai assez pour disputer avec opiniâtreté contre vous une victoire dont la mort était le prix ; je regardais le bûcher qui m’était préparé comme un char de triomphe, si je pouvais surmonter cette généreuse obstination qui vous faisait opposer à mon entreprise ; et sans me souvenir que je ne devais avoir pour unique objet de mon dessein que ce grand nombre d’innocents que j’avais voulu conserver par ma perte, il y avait quelques instants, où je n’avais presque plus dans l’esprit que la seule conservation d’Olinde. Ces montagnes de morts, ces fleuves de sang et ce nombre effroyable de supplices dont je m’étais imaginée que Jérusalem serait remplie si je ne mourais pas, et dont la seule imagination occupait toute mon âme et la faisait transir d’effroi, n’était plus la seule qui la tourmentait ; et malgré ma piété, ma vertu, ma raison et ma volonté propre, je voyais encore le généreux Olinde ou mourant ou mort pour l’insensible Sophronie. Ce pitoyable objet ne me rendait pourtant pas cruelle à mes citoyens, à mes amis, à mes parents, ni à tous les chrétiens ensemble ; mais si je l’ose dire, quand je n’aurais eu en cette occasion ni citoyens, ni amis, ni parents, ni compatriotes à sauver, je n’aurais pas laissé de vouloir mourir pour celui qui voulait mourir pour moi. En effet, il semble, à bien raisonner sur les choses, que ce n’est qu’en la personne aimée que la mort doit faire peur aux personnes raisonnables ; car si nos ennemis meurent, elle ne fait que ce que peut-être plusieurs désireraient qu’elle fît, quoique ce désir fût criminel. Que si, au contraire, elle nous enlève quelqu’un de nos amis, ceux qu’elle nous laisse tâchent de nous consoler et de réparer par leurs soins la perte que nous avons faite ; si elle nous ôte nos plus proches parents, nous modérons notre douleur pour adoucir celle de ceux qui leur avaient donné la vie. Que si à la fin elle nous prive de ceux qui nous ont donné la lumière, leur vieillesse nous apprend à vivre et à nous consoler ; car comme ils ont vécu après la mort de leurs pères, nous vivons après qu’ils ont cessé d’être, sans nous désespérer et sans les suivre dans le cercueil. Mais lorsque cette impitoyable nous veut ôter un amant qui veut mourir pour nous, il n’est ni raison ni sagesse qui puisse ni qui doive nous empêcher de donner notre vie pour sauver la sienne. De toutes les manières dont on peut être vaincu, celle-là est la plus honteuse, qui fait que nous nous laissons surmonter en vertu par quelqu’un ; ne trouvez donc pas étrange, si après la générosité que vous avez eue de vouloir mourir pour moi, j’ai aussi voulu mourir, non seulement pour exécuter mon premier dessein, mais encore pour vous empêcher de périr. J’ai donc disputé avec ardeur cette funeste victoire, dont le champ de bataille ne devait pas demeurer aux victorieux, afin que si je ne pouvais vous surpasser en grandeur de courage, je pusse au moins vous égaler en quelque sorte en vous imitant. Mais, que dis-je ! c’est ce que je ne pouvais jamais faire ; vous vouliez mourir pour une insensible, et je voulais mourir, non seulement pour sauver un grand peuple, mais pour sauver celui qui se voulait perdre pour moi. Vous vouliez mourir pour une personne qui méprisait votre affection, et je voulais mourir pour une personne qui méprisait la mort pour me conserver la vie. Avouons donc après cela que vous êtes le victorieux, que je vous dois céder l’honneur du triomphe, et que je n’ai autre part à la victoire que celle d’avoir fait tous mes efforts pour la remporter. La bataille est perdue, je l’avoue, mais je n’ai pas fui le péril. Je n’ai point demandé la vie, je n’ai point jeté mes armes ; l’on m’a donné l’une, et l’on m’a arraché les autres ; aussi, comme j’ai été vaincue sans honte, je suis mon vainqueur sans répugnance. Mais est-il possible que Sophronie ait changé de sentiments ? que cette solitaire soit devenue sociable ? que cette insensible ne le soit plus, et qu’on la puisse aimer sans lui faire une injure ? Oui, Olinde, lorsque l’on a la générosité de ne faire la première déclaration de son amour qu’au bord du cercueil ; lors (dis-je) que l’on ne témoigne son affection que sur le point que l’on se va mettre en état de n’en pouvoir demander de récompense ; et pour tout dire en peu de paroles, lorsque l’on donne des marques infaillibles de son amour, en faisant voir que la mort est plus douce en soi-même qu’en la personne aimée ; je pense qu’il est permis de recevoir cette affection favorablement, et que la flamme qui passe d’un cœur à l’autre en ces occasions le purifie plutôt qu’elle ne le consume. Avouons donc que la vertu d’Olinde a touché la nôtre ; mais pour demeurer néanmoins toujours dans nos premiers sentiments, disons-lui aussi que s’il n’eût pas voulu mourir pour Sophronie, Sophronie n’aurait pas vécu pour lui. Il n’y avait que cette action héroïque qui pût lui persuader que l’on pouvait aimer sans crime ; toutes ces autres choses dont on se sert dans les amours ordinaires ne sont que des marques de la faiblesse, et de ceux qui les font et de celles qui s’en laissent persuader ; mais quiconque est capable de vouloir mourir pour sa maîtresse, mérite sans doute que sa maîtresse veuille aussi mourir pour lui. Car à dire les choses comme elles sont, quiconque veut donner sa vie, a certainement donnée son cœur ; et quiconque refuserait son cœur, à celui qui a voulu donner sa vie, serait sans doute plus rempli d’ingratitude que de vertu. Ne rougissons donc point d’une chose que la raison nous conseille ; et persuadons à toute la terre que la mort est plus rude en la personne aimée qu’en soi-même. Puisque c’est par ce beau sentiment que vous avez touché mon esprit, il importe à ma gloire qu’il passe en celui de tous les hommes pour le plus juste et le plus généreux que l’on puisse avoir. En effet, de toutes les choses qui peuvent avec raison faire hasarder la vie, il n’en est point de plus généreuse ni de plus équitable que celle-là ; la conservation de sa patrie ni le désir d’acquérir de l’honneur ne sont point si désintéressés que l’autre ; la gloire qui suit ces grandes actions éblouit pour l’ordinaire ceux qui les font et leur persuade que son éclat dissipera une partie des ombres du tombeau ; mais un amant qui veut mourir pour sa maîtresse, ne regarde qu’elle en ce funeste instant. Il ne peut ignorer que si quelques-uns le louent, les autres le blâment, et que ce n’est qu’en lui-même qu’il peut trouver la récompense de ce qu’il fait, puisque celle pour qui il meurt ne peut plus lui donner que des soupirs et des larmes. Les autres meurent pour vivre éternellement en la mémoire de tous les hommes ; mais pour lui, il meurt pour empêcher sa maîtresse de perdre la vie, et pour vivre seulement en son souvenir. Ô que cette amour est désintéressée, et que cette mort est glorieuse ! mais lorsqu’il arrive que non seulement celui qui va mourir est notre amant, mais qu’il va mourir pour nous sauver, il y aurait de l’injustice, de l’ingratitude et de la cruauté à ne trouver pas la mort plus insupportable en sa personne qu’en soi-même. Lorsque je me souviens de cet instant où vous m’inspirâtes tout à la fois des sentiments d’estime et d’admiration en voulant vous perdre pour moi, je suis toute étonnée de ce qui se passa dans mon cœur. Un moment auparavant je ne vous connaissais quasi pas ; un moment après, je vous connus assez pour vous estimer plus que tout le reste du monde. Un moment auparavant, vous m’étiez indifférent ; un moment après, je vous aimais plus que moi-même. Un moment auparavant, je n’aurais pas voulu vivre pour vous ; un moment après, je voulus mourir pour vous. Enfin, pour dire la vérité, j’appris en un seul instant ce que j’avais ignoré toute ma vie. La mort introduisit l’amour dans mon cœur, et pour donner des marques de ce qui l’avait fait naître, le désir de mourir s’accrut encore dans mon esprit. Je me préparais auparavant à mourir avec constance ; mais depuis cela, je me préparai à mourir avec joie, pourvu que je vous conservasse, et sans savoir précisément si ce que je sentais pour vous était compassion, reconnaissance, générosité ou amour, ou toutes ces choses ensemble ; je sais seulement que la mort me parut plus effroyable en votre personne qu’en la mienne, et que je désirai avec ardeur ce que tout le monde craint et que tout le monde fuit. Mon cœur cessa sans doute d’être à moi, et je reçus le vôtre comme mien, puisque j’abandonnai l’un pour défendre l’autre et que je n’eus plus de soin plus pressant que celui de la conservation de votre vie. Lorsque je regardais mon bûcher, je n’imaginais rien de si terrible en la mort que je voulais souffrir ; mais lorsque je le regardais comme pouvant être le vôtre, ce monstre effroyable se présentait à moi avec tout ce funeste équipage qui le rend si redoutable à toute la terre. Enfin, Olinde, je vous aimai, et je vous aime, parce que vous m’avez aimée plus que votre vie ; et j’ai même cet avantage, de croire que la nôtre ne saurait être malheureuse, puisque le plus grand des malheurs a commencé notre bonheur. Vous m’avez voulu empêcher de descendre dans la sépulture, il est croyable que vous me suivrez dans mon exil ; allons donc, mon cher Olinde, quittons la Judée sans affliction ; et quand même Godefroy serait vaincu, ne laissons pas de nous estimer heureux, puisque nous savons certainement, par l’expérience que nous en avons faite, que nous sommes incapables d’éprouver la plus aigre douleur de toutes les douleurs, qui est la mort de la personne aimée. Oui, Olinde, je crois qu’après avoir voulu mourir l’un pour l’autre, nous aurons ce funeste avantage lorsqu’il faudra quitter la vie, que nous la quitterons ensemble. Non, la mort qui nous a joints, ne nous désunira point ; le mal qui vous mettra dans le cercueil, me mettra dans la sépulture ; nous n’aurons qu’une même vie, qu’une même souffrance, et nous n’éprouverons qu’une seule mort, qui sans doute ne pourra rien avoir d’effroyable, puisque nous ne la souffrirons point l’un sans l’autre et que nous n’aurons qu’un même tombeau.


Effet de cette harangue

Ces deux illustres personnes étaient trop fortement persuadées d’une maxime si généreuse pour faire qu’Olinde ne tombât pas d’accord de ce que Sophronie lui disait ; et je suis marri que je ne puis aussi bien vous apprendre la suite de leurs aventures, comme je puis vous assurer que cet amant n’avait garde de contredire sa maîtresse. Mais le silence du Tasse excuse le mien ; et si votre curiosité n’est pleinement satisfaite, ne vous en prenez pas à moi, qui ne le suis non plus que vous, et qui après avoir vu paraître une héroïne avec tant d’éclat dans les premiers livres, suis au désespoir de ne la retrouver plus dans tous les autres. Ne condamnez pas toutefois ce grand homme ; car sans doute il avait des raisons auxquelles vous ne songez pas et que je ne saurais vous dire.


Armide à Renaud

Vingtième harangue

Argument

Après que les Chrétiens eurent vaincu les Infidèles et pris la ville de Jérusalem, Armide, qui s’était armée inutilement et qui demeurait sans vengeance, se voulut tuer de sa propre main dans l’excès de son déplaisir. Mais Renaud lui retint le bras, la consola dans son affliction et fit changer sa douleur en joie par les nouvelles marques de son amour. Nous supposons donc qu’ensuite de cette réconciliation, et quelques jours après que ce grand tumulte d’une bataille gagnée et d’une ville prise fut aucunement apaisée, cette galante et belle personne entreprit de justifier toutes ses actions à Renaud, et de lui persuader que tout est permis en l’amour comme en la guerre.



Arminde

Toi qui fis verser des larmes

Aux plus généreux amants

Sans faire d’enchantements

Tu n’avais que trop de charmes.


Armide à Renaud

Ne pensez pas, généreux chevalier, qu’il soit impossible de justifier Armide : si elle est coupable, c’est d’une autre manière qu’on ne le croit ; ses artifices, ses tromperies et ses enchantements ne sont pas des crimes ; et si elle a failli en quelque chose, c’est de ne s’être pas fiée à ses propres charmes, et d’avoir eu recours à des choses moins puissantes pour exécuter ses desseins. Elle a fait un outrage à sa beauté, je l’avoue, mais elle n’a point violé le droit des gens ni la coutume de tous les siècles, ni celle de toutes les nations. Depuis qu’il y a des hommes, l’amour et la guerre ont été introduits dans le monde ; et depuis que la guerre et l’amour ont été l’occupation et le divertissement des héros, les artifices, les tromperies, les fourbes, les impostures et tout ce qui peut faire emporter la victoire, en l’une ou en l’autre de ces guerres, n’a plus été considéré comme des crimes. Tout ce qui sert à vaincre est innocent : il n’importe si on dérobe les palmes et le myrte dont on se couronne, pourvu que l’on soit couronné ; il n’importe si c’est à la force ou à l’adresse que l’on doit les conquêtes que l’on fait, pourvu que l’on soit vainqueur ; il n’importe que ce soit par la fraude ou par la sincérité que l’on conserve ses conquêtes ; il n’importe que les chaînes que l’on donne à ses esclaves soient de fer ou de diamants, pourvu qu’ils ne s’échappent pas ; et il n’importe enfin par quelles voies l’on acquiert ou l’empire ou le cœur d’un amant, pourvu que l’on obtienne ce que l’on souhaite. Vous savez trop bien les lois de la guerre pour ignorer les violences qui la suivent ; mais vous ne savez sans doute pas qu’elle n’a point de privilège dont l’amour ne jouisse aussi bien qu’elle. L’une et l’autre sont au-dessus des lois de la sagesse et de la raison ; la force est leur droit ; le désir, leur règle et la possession de ce qu’ils souhaitent est leur terme. Pour y arriver tout est également permis et également innocent ; il n’importe (dis-je) si on prend une ville par assaut ou par intelligence ; il n’importe si on gagne un cœur par le déguisement ou par le mérite ; il n’importe si on combat ses ennemis ou si on les suborne ; il n’importe si on enlève sa maîtresse ou si elle fuit volontairement ; enfin, en ces deux sortes de guerres, tout ce qui sert est permis et tout ce qui nuit est criminel. Or, généreux chevalier, soit que vous me considériez comme guerrière ou comme amante, je n’ai rien fait que de juste, et rien qui ne me soit permis. Mais, pour vous persuader toutes ces choses, repassez un peu en votre mémoire ce que la guerre fait faire : est-il rien de plus injuste en apparence que d’usurper des royaumes et de renverser des trônes ? est-il rien de plus cruel que de désoler des provinces toutes entières ? est-il rien de plus inhumain que de réduire des villes en cendres ? et est-il rien de plus effroyable que de noyer des campagnes de sang, de faire des montagnes de morts et de tuer quelquefois cent mille hommes pour le seul intérêt d’un prince, et quelquefois même pour le caprice d’un particulier ? Cependant toutes ces choses ont été commises par tous les conquérants anciens et modernes, et toutes ces choses n’ont point terni leur réputation. Pourquoi donc voudrait-on que l’amour, qui aussi bien que la guerre n’est autre chose qu’un désir de vaincre, n’eût pas droit de justifier les actions qu’il fait faire, quoique selon la raison commune, il semble qu’elles ne soient pas justes ? Ha non, non, son pouvoir s’étend bien plus loin que cela ; et comme au jour d’une bataille, il est permis de mettre si l’on peut le soleil et la poussière aux yeux de son ennemi, de même lorsqu’il s’agit de combattre l’opiniâtreté d’un amant, on peut sans crime éblouir sa raison, séduire son jugement et se servir du mensonge lorsque la vérité est inutile. Il arrive fort souvent à la guerre que l’on dresse des embuscades, que l’on cache une partie de ses troupes pour attirer les ennemis au combat, que l’on fait semblant de craindre ceux pour qui on prépare déjà des fers, que l’on fuit ceux que l’on veut vaincre et que l’on trompe enfin ceux qui se laissent tromper. Étais-je donc criminelle lorsque par l’intérêt de ma patrie et pour la gloire de ma beauté, j’entrepris de déserter l’armée de Godefroy ? étais-je coupable d’inventer un mensonge qui servait à mon dessein, plutôt que de dire une vérité qui m’eût été nuisible ? Vous savez toutefois, illustre chevalier, qu’en cette journée mes victoires ne furent point sanglantes ; je n’employai que mes propres charmes pour faire mes esclaves de vos plus fameux chevaliers : quelques larmes feintes, quelque tristesse en apparence et quelque négligence un peu affectée furent les plus fortes armes dont je me servis. Je dérobai les cœurs avec tant d’adresse que chacun en particulier crut plutôt m’avoir donné le sien qu’il ne me soupçonna d’un si noble larcin. Tous mes captifs crurent qu’ils s’enchaînaient eux-mêmes, et ne blâmèrent point la main qui véritablement les enchaînait. Après cela, Renaud, trouverez-vous que l’amour ne puisse pas justifier ces innocents artifices, puisque la guerre justifie bien les actions les plus criminelles ? ,on, non, ne vous y trompez pas, l’une n’a point de privilège dont l’autre ne doive jouir ; et Mars, tout redoutable qu’on le dépeint, n’a point plus de pouvoir que cet aimable enfant qu’on appelle Amour. Leur empire est également absolu et leur tyrannie également légitime. Les évènements en toutes ces deux rencontres justifient les desseins les plus inconsidérés et les plus criminels ; en l’une et en l’autre quand on est heureux l’on est sage et innocent, et pourvu que l’on obtienne ce que l’on souhaite, l’on ne peut manquer d’avoir part à la gloire, quoique les moyens par lesquels on l’a obtenue ne soient pas fort justes. Les tyrans deviennent rois légitimes ; les ravisseurs deviennent les maris de celles qu’ils ont enlevées ; et il n’est rien enfin que la guerre et l’amour n’autorisent et ne permettent. Leurs lois sont au-dessus des autres lois ; elles font gloire de les enfreindre et de ne faire pas marcher leurs sujets dans les sentiers du vulgaire. Cessez donc de croire qu’il soit impossible de justifier Armide, puisque soit qu’on la considère comme guerrière ou comme amante, tout ce qu’elle a fait ne peut être que légitime. Vous me direz (peut-être) que je suis d’un sexe qui ne me permet pas de jouir de ces privilèges ; que la guerre se doit faire pour nous, et non pas par nous ; et que c’est à nous à donner de nouveaux sujets à l’amour, et non pas à nous à nous ranger sous son empire. Mais pour vous répondre en peu de paroles, et sans aller chercher des exemples dans l’antiquité, voyez en la personne de Clorinde la justification d’Armide. N’a-t-elle pas joui durant sa vie et après sa mort, de tous les privilèges de la guerre, et sa réputation n’est-elle pas sans tache, quoiqu’elle ne se soit pas assujettie aux lois de mon sexe ? selon la bienséance ordinaire Clorinde était une vagabonde qui passait toute sa vie parmi des hommes et sous les armes ; la douceur qui est si naturelle à son sexe, s’était noyée dans le sang qu’elle répandait ; elle allait seule par les campagnes, elle allait de nuit par les forêts et parmi les troupes ; cependant sa renommée est glorieuse et son nom est immortel. On ne peut pas dire encore que même dans les combats elle n’ait point usé de surprise pour vaincre ceux qu’elle a attaqués : elle quitta ses armes de peur d’être connue par les vôtres lorsqu’elle fut embraser cette grande machine que vous aviez élevée contre Jérusalem, et il n’est point de ruse de guerre dont elle ne se soit servie. Cependant Clorinde est l’ornement de son sexe, de sa nation et de son siècle. Pourquoi donc, généreux chevalier, voudrait-on qu’Armide fut plus criminelle pour les artifices dont elle s’est servie, que ne l’a été Clorinde ? celle-ci n’a dû jouir que des privilèges que la guerre donne à ceux qui la font ; mais pour moi, je porte des écharpes de plus d’une couleur, je puis me ranger sous diverses enseignes, je suis de plus d’un parti ; et si comme guerrière j’ai quelques droits à la liberté dont je parle, comme amante je dois jouir d’un double avantage. Et puis, à dire les choses comme elles sont, je ne me suis pas servie de mon pouvoir avec toute la rigueur qui m’était permise ; pour l’intérêt de ma patrie j’ai fait quelques prisonniers, je l’avoue ; mais pour Renaud, je ne pense pas qu’il ait droit de se plaindre de sa captivité, puisque pour lui faire porter des fers sans répugnance je m’enchaîne aussi bien que lui. Le cachot où vous fûtes mis ne fut pas fort obscur, puisque le soleil n’a jamais éclairé un plus beau lieu que l’île qui fut votre prison ; la pureté de l’air, la diversité des fleurs, le chant des oiseaux et celle qui y commandait, ne vous devaient pas rendre cette captivité fort fâcheuse. Lorsque vous y entrâtes, vous étiez esclave mais vous y régnâtes comme roi, et vous en sortîtes comme tyran. Je vous y avais fait vivre parmi les plaisirs, et vous m’y laissâtes parmi les douleurs. Jugez, après cela, si je suis coupable pour les enchantements que j’ai faits, puisqu’ils ont été tous utiles à ma patrie ou avantageux à Renaud. Armide s’est servie de sa beauté, de son esprit, de son adresse et de ses charmes (je l’avoue) pour surmonter tous ceux que le hasard lui a fait rencontrer ; mais n’aurait-elle pas été coupable de ne le faire point ? à quoi bon avoir des armes tranchantes, et ne s’en servir pas ? que si je suis coupable, ce n’est pas seulement (comme je l’ai déjà dit) pour avoir eu recours à d’autres charmes que les miens, ce n’est pas (dis-je) pour avoir enchanté les autres, mais c’est pour avoir enduré que les charmes des autres aient été plus forts que mes enchantements. Oui, Renaud, à parler raisonnablement, si Armide est coupable, c’est de vous avoir aimé et de vous aimer encore. Comme guerrière, l’on ne doit point aimer un ennemi ; comme amante, l’on doit haïr un infidèle ; comme guerrière l’on doit maltraiter un esclave fugitif ; comme amante, on doit mépriser celui qui a abandonné l’objet de son amour ; et comme toutes les deux ensemble, je puis dire que je n’ai fait d’autre crime que celui de n’en faire pas assez. Si j’eusse bien servi ma patrie, j’eusse perdu Renaud, et je ne lui aurais pas donné mon affection ; si j’eusse bien écouté la vengeance que son peu d’amour inspira dans mon âme lorsqu’il m’abandonna, j’aurais sans doute mieux su tirer de l’arc le jour de la bataille que je ne fis. Oui, Renaud, ce fut plutôt manque de volonté que manque d’adresse, que je faillis à blesser l’infidèle cœur qui ne conservait plus mon image. Car à dire les choses comme elles sont, quiconque est conduit par l’amour et par la vengeance ne peut guère manquer de venir à bout de ce qu’il entreprend, si ce n’est que l’amour soit encore plus forte que l’autre. Voilà ma faiblesse, Renaud, voilà mes crimes : j’ai trahi ma patrie et je me suis trahie moi-même. Au lieu de vous charger de fers, je vous ai couronné de fleurs ; au lieu de vous mener en triomphe, je me suis attachée à votre char et vous ai reconnu pour vainqueur. Une princesse est descendue du trône pour se faire l’esclave d’un chevalier, et ce qui est plus extraordinaire à une personne jeune, et si je l’ose dire, belle et glorieuse, elle a continué d’aimer lors même qu’on ne l’aimait plus. Ha, s’il est vrai qu’Armide ait fait une semblable chose (comme on n’en saurait douter), qu’elle est coupable ! et qu’elle est criminelle ! mais si elle est coupable, ce n’est pas du moins à Renaud à la punir de ses erreurs, puisqu’elles lui ont été avantageuses et qu’il en a été la seule cause. Et puis (afin de n’abandonner pas mon premier sentiment), pour juger d’une action, il ne faut pas simplement l’examiner en elle-même, il faut en connaître la cause avant que d’en déterminer souverainement, puisque selon ce qu’elle est, l’action est bonne ou mauvaise. La guerre autorise toutes les violences ; l’amour permet toutes les tromperies. La guerre ne respecte rien ; l’amour ne craint que ce qui le peut détruire. La guerre fait gloire de troubler le repos de toute la terre ; l’amour fait vanité de porter le désordre par tout l’univers. Enfin, la guerre et l’amour ont chacun en particulier un flambeau dont il leur est permis d’embraser tout le monde impunément quand ils en ont envie. Leur domination est sans bornes, comme leurs lois sont sans règles ; ils se servent du vice ou de la vertu selon qu’ils en ont besoin ; et comme tous les objets prennent la couleur du verre à travers lequel on les regarde, de même toutes les actions sont vertueuses ou criminelles selon la cause qui les fait faire. Un homme qui se rendrait maître des trésors d’autrui et qui n’aurait que l’avarice pour son objet serait, un voleur qui mériterait de perdre le jour avec infamie ; mais un prince qui usurperait un grand empire par ambition, serait un illustre conquérant qui ne mourrait jamais en la mémoire des hommes ; tant il est vrai que la différence des choses se fait plus par leur origine que par leur progrès. Toutes les rivières prennent quasi toujours le nom de leur source, et non pas celui des pays par où elles passent ; il ne faut donc pas déterminer de la vertu d’Armide simplement par les choses qu’elle a faites, mais par la noble cause qui les lui a fait faire. À la considérer de la première façon, c’est une enchanteresse, c’est une artificieuse, c’est une cruelle personne, c’est une fille qui a renoncé à la modestie de son sexe ; et bref, si on voulait faire son portrait de cette manière, il est certain qu’il ne serait guère beau, mais il est vrai aussi qu’il ne lui ressemblerait pas. Que si, au contraire, on veut la considérer comme une princesse qui n’a rien fait que comme guerrière ou comme amante, tous ses charmes seront innocents, tous ses artifices lui seront glorieux, sa cruauté sera équitable, sa modestie sera sans tache ; et l’on fera une peinture d’elle qui sans doute lui ressemblera et qui (si je ne me trompe) ne sera pas un objet fort désagréable. Les violences dont Godefroy s’est servi pour prendre Jérusalem ne déshonoreront point sa victoire ; tant s’en faut, ceux que l’on surmonte sans peine ternissent en quelque façon la gloire de leurs vainqueurs. Une bataille qui n’est point sanglante n’est presque pas honorable ; il faut, pour mériter que la renommée couronne les guerriers, enchaîner des princes, faire un nombre infini d’illustres prisonniers, et pouvoir élever au milieu du champ de bataille un grand trophée d’armes rompues. Il faut (dis-je) que toute la campagne soit couverte de morts ou de mourants, enfin (s’il est permis de parler ainsi), plus on fait de crimes en ces occasions, plus on est glorieux. Ce que je dis de la guerre, se peut dire de l’amour : plus on est ingénieux, plus on est violent, plus on emploie d’artifices, et plus on mérite d’être couronné. Ne me refusez donc pas cet honneur, illustre chevalier, puisque ma vertu en est digne aussi bien que ma beauté. Faites-moi une guirlande où les palmes et les roses trouvent place, puisque comme guerrière et comme amante j’ai droit de prétendre d’être couronnée de la main de Renaud et de porter des marques de la gloire que j’ai acquise en ces deux guerres innocentes. En l’une, j’ai affaibli l’armée de Godefroy de ses plus fameux chevaliers ; en l’autre je me suis assujetti le cœur le plus héroïque qui ait jamais été embrasé de ce feu qu’on appelle amour. Prenez donc garde, généreux chevalier, qu’en me contredisant, vous ne parliez contre vous-même, et puisque je vois que vous ne voulez pas nier que je n’aie été votre vainqueur, imitez ces braves qui ne manquent jamais de louer la valeur de ceux qu’il ont surmontés ou de ceux qui les ont vaincus, afin d’augmenter leur gloire ou de diminuer leur honte. Avouez donc, puisque vous avez été mon esclave et puisque je suis maintenant votre captive, que je suis innocente des crimes dont on m’accuse, que je mérite d’être louée des choses que le vulgaire me peut reprocher, et que puisque tout est permis en l’amour comme en la guerre, Armide n’a rien fait ni contre les lois ni contre la raison, ni contre la sagesse ; et que, si par sa beauté elle mérite quelque part en l’estime de Renaud, elle peut encore par sa vertu mériter le titre de vertueuse comme de belle, et vivre éternellement en la mémoire de tous les hommes.


Effet de cette harangue

Comme Le Tasse ne nous a pas dit précisément si Renaud épousa Armide, nous ne saurions précisément assurer s’il fut bien persuadé par cette harangue. Néanmoins, puisqu’il dit à cette belle ennemie que, si elle voulait changer de religion, il la rendrait la première de l’Orient, et qu’elle lui répondit qu’elle était prête de faire tout ce qu’il lui plairait, nous devons croire que la fin de cette guerre fut la fin des inquiétudes d’Armide ; et que Renaud eut pour elle tout l’amour et toute la fidélité que je souhaite, en finissant ce volume, que puissent avoir pour les dames qui l’auront lu tous ceux qui leur en ont promis.




fin