Madeleine
de SCUDÉRY
Georges
{accueil}
Les Femmes illustres
ou
les Harangues héroïques
[Première partie]
[1642]
()
Édition établie à partir de l’ouvrage disponible à
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k109257n/f2.item
* Les gravures de l’édition
originale ne sont pas reproduites ici,
sauf leur légende, juste après l’argument.
** La graphie et la ponctuation sont rapprochées des usages actuels, les formes francisées des noms propres antiques, qui ne sont plus usitées, étant même remplacées par leurs formes courantes (Romules/Romulus, Cassie/Cassius…). En revanche, sont conservés les mots (guarir/guérir, conquêter/conquérir, jusques à/jusqu’à, cettui/celui, die/dise, soutindrent/soutinrent, revindrent/revinrent…), leur ordre (rien ne les en a jamais pu chasser ; ne s’abandonner pas…), leur genre (cette amour ardente…) et quelques accords anciens (votre gloire sera immortelle, mais votre personne la sera aussi…).
J’offre Les Femmes illustres aux plus illustres des femmes, et les conjure d’en vouloir prendre protection. En soutenant la gloire des ces héroïnes, elles soutiendront la leur propre ; et par un intérêt généreux, elles se défendront en les défendant. Pour moi, belles et aimables dames, qui ai toujours été adorateur de votre sexe, pourvu que cet ouvrage vous plaise, et qu’il contribue quelque chose à votre réputation, je serais arrivé à la fin que je me suis proposée. Que si toutefois, par une bonté qui vous est naturelle, vous voulez me protéger, et que la malice des hommes me réduise aux termes d’avoir besoin de ce glorieux secours, vous leur direz, s’il vous plaît, ce que je m’en vais vous dire, et tâcherez de les faire taire, si vous me jugez digne de parler.
Ils sauront donc, pour les instruire de mon dessein, que l’heureux succès de la traduction que j’ai faite des Harangues du Manzint, m’a obligé en partie à entreprendre celles-ci. J’ai voulu voir si je réussirais aussi bien, en original qu’en copie, et si je ne m’égarerais point, lorsque je marcherais sans guide. Que s’ils trouvent étrange que j’ai choisi des femmes pour exprimer mes pensées, et qu’ils s’imaginent que l’art oratoire vous est absolument inconnu, désabusez-les, je vous en conjure, et me défendez avec tant d’éloquence, qu’ils soient contraints de confesser que vous n’en manquez pas ; et que par conséquent je n’ai pas failli en mon élection. En effet, entre mille belles qualités, que les anciens ont remarquées en votre sexe, ils ont toujours dit que vous possédiez l’éloquence, sans art, sans travail et sans peine, que la nature vous donnait libéralement ce que l’étude nous vend bien cher, que vous naissiez ce que nous devenons enfin, et que la facilité de bien parler vous est naturelle, au lieu qu’elle nous est acquise. Mais me diront-ils, peut-être, puisque les dames sont naturellement si éloquentes, pourquoi ne leur faites-vous pas observer ponctuellement toutes les parties de l’oraison, comme la rhétorique les enseigne dans les écoles ? Que ne voit-on en ce livre (pardonnez-moi, illustres dames, les terribles mots que je vais dire) les exordes, les narrations, les épilogues, les exagérations, les métaphores, les digressions, les antithèses et toutes ces belles figures, qui ont accoutumé d’enrichir les ouvrages de cette espèces ? À cela j’ai à leur répondre qu’elles y sont, mais qu’elles y sont plus adroitement placées. L’artifice le plus délicat consiste à faire croire qu’il n’y en a point. Vous portez des mouches sur le visage, que votre adresse y a mises, pour relever la blancheur du teint. Mais elles y sont mises de sorte qu’on dirait qu’elles sont vivantes, et qu’elles y ont volé par hasard. Vous faites des boucles et des anneaux de vos cheveux, mais c’est avec une négligence si subtile et une nonchalance si agréable, qu’on soupçonne plutôt le vent que votre main, d’avoir aidé la nature. Tout de même ici, j’ai tâché de faire mes héroïnes éloquentes, mais je n’ai pas jugé que l’éloquence d’une dame dût être celle d’un maître aux arts. Les ruelles et les classes, les collèges et le Louvre, la cour et l’université ont des manières aussi différentes que si c’étaient des peuples éloignés. Et quiconque ferait voir une demoiselle du pays latin aux jeunes gens de la cour, ils la regarderaient comme un monstre, et la traiteraient de ridicule. C’est, illustres personnes, ce que vous avez à leur dire sur le sujet dont il s’agit. Que s’ils ajoutent que je n’ai observé nul ordre de chronologie en celui où j’ai placé mes Harangues, que l’on voit Cléopâtre devant Sisygambis, Lucrèce après Zénobie, et ainsi toutes les autres. Vous leur direz qu’il est vrai, mais que cette erreur est volontaire, et si je l’ose dire, judicieuse. J’ai imité en cette occasion l’adresse de celles qui font des bouquets, et qui mettent par une confusion régulière les roses et le jasmin, la fleur d’orange et de grenade, les tulipes et les jonquilles, afin que de ce beau mélange de couleurs résulte cette agréable diversité, qui plaît toujours tant à la vue. De même ici, j’ai choisi dans l’histoire les matières les plus illustres et les plus différentes que j’ai pu, et je les ai mêlées avec un tel ordre, quoiqu’il soit adroitement caché, qu’il est impossible que le lecteur n’en soit diverti. Or, divines personnes, si l’on remarque par hasard qu’entre mes héroïnes, il y en a plus d’affligées que de contentes, répondez que c’est une chose ordinaire, que la fortune et la vertu sont deux anciennes ennemies, que toutes les belles ne sont pas heureuses, et que la compassion et la pitié ne sont pas les sentiments les moins agréables et les moins touchants, que cette espèce de lecture puisse donner. Vous aurez encore à répondre, à ceux qui trouveraient étrange que le titre de mon livre soit
Les Femmes illustres, ou les Harangues héroïques,
et qui diraient que des femmes et des harangues ne sont pas la même chose. Vous aurez, dis-je, à leur répondre que l’exemple d’Hérodote m’autorise et les condamne, et puisqu’il ne lui a pas été défendu de nommer les neuf livres de son Histoire, Melpomène, Ératon, Clio, Uranie, Terpsichore, Euterpe, Thalie, Calliope et Polymnie, qui sont les noms des neuf muses, elles qui sont des déesses, et non pas des livres, ce que j’ai fait me doit bien être permis. Que si on observait encore que dans une partie de mes Harangues, il y a quelques pensées que l’on a vues dans des tragédies modernes, où les mêmes héroïnes sont introduites, empêchez, je vous en conjure, que l’on ait l’injustice de me soupçonner de les avoir prises en ce lieu-là. Et pour m’en justifier, dites, s’il vous plaît, qu’il est certaines notions universelles qui viennent nécessairement à tout le monde, quand on traite les mêmes sujets. Que de plus, s’il y a quelque chose d’étranger en mon ouvrage, il n’a pas été pris chez les modernes, mais qu’eux et moi l’avons pris chez les anciens. J’ai cru qu’il fallait orner ces Harangues de tout ce que l’histoire avait de beau et de remarquable dans les sujets que j’ai traités, et j’en ai fait une recherche assez curieuse pour en mériter quelque gloire. Mais cependant, j’ai été si scrupuleux en cela, que j’ai marqué d’un caractère différent tout ce qu’elle m’a fourni, quant aux pensées, pour faire taire la médisance, car pour l’envie je ne m’estime pas assez pour oser croire que je la fasse parler. Enfin, pour achever de répondre à toutes les objections qu’on pourrait faire contre moi, si quelqu’un prenait les médailles de ces héroïnes pour des médailles faites à plaisir, et qu’il les crut fausses parce que les inscriptions en sont françaises, au lieu qu’en celles qui sont véritables elles sont grecques ou latines, répondez, s’il vous plaît, que les curieux qui les connaissent me défendront des ignorants qui ne les connaissent pas, et que si j’ai traduit ces inscriptions en notre langue, ç’a été en faveur de ceux qui n’auraient point entendu les latines, et qui n’auraient pas seulement pu lire les grecques.
Voilà, illustres dames, ce que vous avez à dire pour moi, ou pour parler plus véritablement, voilà ce que j’avais à vous dire. Car pour finir ce discours par où je l’ai commencé, pourvu que vous soyez satisfaites, je ne puis manquer d’être content. Et si l’arc de triomphe que j’ai élevé à la gloire de votre sexe, n’est pas jugé indigne de vous, ce ne sera pas le dernier ouvrage que j’entreprendrai pour vous. Je médite un second volume de Harangues, dont les sujets ne sont pas moins grands que les premiers ; ils ont même quelque chose de plus piquant et de plus propre à divertir. Mais vous trouverez bon, après cette première course, que je pare au bout de la carrière ; qu’avant d’en faire une seconde, je regarde vers les échafauds, et que je cherche à connaître dans vos yeux si mon adresse vous a plu.
TABLE DES HARANGUES
contenues en ce volume
Après qu’Artémise eut employé les plus savants architectes de son siècle, à bâtir ce superbe tombeau, qui fut depuis une des sept merveilles du monde, l’amour qu’elle avait pour son cher Mausole ne fut pas encore pleinement satisfaite. Elle fit venir de Grèce Isocrate et Théopompe, les plus célèbres orateurs de l’antiquité, et par des libéralités vraiment royales, elle obligea ces grands hommes à faire agir leur éloquence, en faveur du roi son mari, dont ils éternisèrent la mémoire. Ce fut donc pour leur demander cette grâce, que cette belle inconsolable leur parla de cette sorte, après que l’excès de son amour lui eut fait oublier qu’elle parlait devant le fameux Isocrate.
Artémise, reine de Carie
Toi par qui l’architecte employa tant de veilles,
Lorsque ton cher époux se vit privé du jour ;
L’on met ton mausolée au nombre des merveilles,
Mais pour moi, j’y mets ton amour.
C’est de vous, ô illustre orateur, que j’attends l’immortalité de Mausole ; c’est à vous à donner l’âme à toutes les statues que je lui élève ; c’est à vous à lui faire un tombeau, que la révolution des siècles ne puisse détruire, et qui éternise tout ensemble, Mausole, Isocrate et Artémise. Ne pensez pas que je croie que le temps et la fortune respectent l’or, le marbre, le jaspe, le porphyre et l’albâtre orientale, que j’emploie à lui bâtir un superbe monument. Non, je sais que ces trois cents colonnes où tous les ordres sont observés avec soin, dont les bases sont si bien affermies, dont les chapiteaux sont si magnifiques, et où l’art surpasse la matière, ne seront un jour que de pitoyables ruines, et quelques temps après ne seront plus rien du tout. Toutes ces basses-tailles, qui sont aux quatre faces de ce sépulcre, seront successivement effacées, par l’injure des saisons ; et à peine pourra-t-on encore apercevoir quelques figures imparfaites de toutes celles que nous admirons aujourd’hui. Ces obélisques, qui semblent défier la tempête, seront peut-être abattues par la foudre et réduites en cendre. Ces vases fumants, ces flambeaux éteints, ces trophées d’armes et tous les ornements dont l’architecture est capable, n’empêcheront pas la destruction de cet ouvrage. Enfin Isocrate, quand j’aurai employé tous mes trésors à ce tombeau, et que par les savantes mains de Scopas, de Briaxis, de Timothée et de Léocharès, je l’aurai mis en état de passer pour une merveille du monde ; si après tout cela, quelqu’un ne prend le soin d’en conserver la mémoire par ses écrits, les statues que j’ai fait élever, l’or, le marbre, le jaspe, le porphyre, l’albâtre, les colonnes, les bases-tailles, les obélisques, les vases fumants, les flambeaux éteints et tous les ornements de l’architecture, qui paraissent en cet ouvrage, n’empêcherons, dis-je, pas que Mausole, son tombeau, ses architectes, ses sculpteurs et Artémise même ne soient ensevelis dans l’oubli ; et ne soient aussi inconnus aux siècles éloignés du nôtre, que s’ils n’avaient jamais été. C’est donc à vous Isocrate, c’est donc à vous Théopompe, à donner de plus solides fondements à cet édifices ; c’est à vous à animer tous ces marbres par des inscriptions magnifiques ; c’est à vous à ressusciter Mausole ; c’est à vous à me faire vivre éternellement, quoique je sente que je mourrai bientôt. Je ne vous demande pas, Isocrate, que vous donniez des louanges à Hélène, ou que vous fassiez l’éloge de Busire, comme vous l’avez fait autrefois ; je vous donne une matière plus illustre et plus facile : les vertus de Mausole et l’amour légitime d’Artémise sont un plus noble sujet que l’inhumanité de Busire ou la légèreté d’Hélène. Votre éloquence n’aura point de crime à déguiser ; tous les artifices que la rhétorique enseigne, pour imposer des mensonges et les rendre vraisemblables, ne vous serviront qu’à persuader la vérité ; et sans emprunter rien des sophistes, il suffira que vous écriviez comme un orateur, comme un philosophe et comme un historien tout ensemble. L’éloquence, ce rare privilège que les dieux ont accordé aux hommes, comme un rayon de leur divinité, ne devrait jamais être employé que pour protéger l’innocence ou pour éterniser la vertu. Ceux qui ont fait une déesse de la persuasion, n’avaient pas dessein de la rendre esclave du caprice des hommes, et ils connaissaient sans doute aussi bien que moi, que l’éloquence est un don du ciel, qu’on ne doit jamais profaner. Le pouvoir qu’elle a d’exciter ou d’apaiser les passions les plus violentes, d’émouvoir les cœurs les plus endurcis, de persuader les plus incrédules, de forcer les plus opiniâtres, de contraindre jusqu’à notre volonté et de faire que nous nous opposions à nous-mêmes en quittant nos propres opinions pour suivre celles d’autrui, tous ces avantages, dis-je, ne lui ont pas été donnés pour s’en servir avec injustice. Au contraire, c’est elle que les dieux ont choisie pour faire voir au monde la vertu aussi belle qu’elle est, et pour lui faire tous les jours de nouvelles conquêtes. C’est par elle que les hommes qui la possèdent, acquièrent l’immortalité en immortalisant les autres ; c’est elle, qui malgré le temps et la vicissitude des choses, conserve la mémoire des belles actions ; c’est elle, qui malgré la destruction des royaumes et des empires, perpétue le souvenir des rois et des empereurs, et qui lorsque leurs cendres même ne sont plus dans leurs tombeaux, que leurs palais sont détruits, que leurs plus fameuses villes sont désertes, que leurs statues sont renversées et que leurs royaumes même ont changé de nom, fait encore voir à toute la terre une image de leur vertu. Oui, plusieurs siècles après qu’ils ont cessé de vivre, ils vivent encore parmi les hommes, ils ont encore des amis et des sujets, on les consulte pour la conduite de la vie, on imite leurs bonnes qualités, on leur fait de nouveaux éloges ; l’envie ne ternit plus leur gloire, on leur donne toute la louange qu’ils méritent ; la vénération qu’on a pour eux est si grande, qu’on ne marche aux lieux qu’ils ont habités qu’avec quelque espèce de crainte ; et s’il demeure encore quelques vieilles ruines de leurs bâtiments, on respecte en eux ce que le temps n’a pas respecté, on les regarde avec plaisir, on les préfère à toute la magnificence des modernes ; et les peintres même ornent leurs tableaux de ces illustres ruines, et en éternisent la mémoire. Après cela, Isocrate, ne vous étonnez pas si je souhaite si passionnément que votre éloquence fasse un panégyrique pour mon cher seigneur ; je sais en quelle estime elle est par toute la Grèce, et je prévois avec certitude qu’on lui rendra justice aux siècles à venir. Tous les écrits qui porteront le nom d’Isocrate ou de Théopompe seront révérés du temps, de la fortune et de tous les hommes. Ils passeront chez toutes les nations et par tous les siècles, sans qu’on leur fasse outrage, et porteront avec eux la réputation de ceux dont ils auront parlé. Il se trouvera peut-être même d’illustres personnes, qui par l’estime qu’elles feront de vos ouvrages, vous feront parler des langues qui ne sont pas encore inventées, et qui par l’éclat de votre gloire, croiront ajouter quelque chose à la leur en la publiant. Parlez donc Théopompe, parlez donc Isocrate, des vertus de Mausole et de l’amour d’Artémise, afin que tous les hommes en parlent après vous. Mais ne vous imaginez pas qu’il se mêle un sentiment de vanité en la prière que je vous fais. Non, Isocrate, je ne veux point que vous cherchiez en ma personne, ni en ma vie, de quoi me faire un éloge magnifique ; je ne veux point que vous parliez de mon illustre naissance ; je ne veux point que vous disiez que je suis née avec la couronne d’Halicarnasse ; je ne veux point que vous disiez que, quoique femme, j’ai pourtant su l’art de régner souverainement ; je ne veux point que vous appreniez à la postérité l’estime extraordinaire que le grand Xerxès faisait de moi ; je ne veux point que vous disiez que je fis le voyage de Grèce avec lui ; je ne veux point que vous fassiez connaître que j’avais la première place de son conseil, et que le mien était toujours suivi ; je ne veux point que vous parliez des exploits que je fis en cette guerre, non plus du prix excessif que les Athéniens promettaient à quiconque me remettrait entre leurs mains. Mais je veux seulement que vous disiez qu’Artémise était reine de Carie, parce qu’elle avait épousé Mausole qui en était roi ; qu’Artémise sur toutes les vertus a toujours aimé celle qui est la plus nécessaire à son sexe ; qu’Artémise n’a jamais eu d’autre passion que celle d’aimer parfaitement son mari ; qu’Artémise après l’avoir perdu, a perdu le désir de la vie ; et qu’enfin Artémise après ce malheur, n’a eu autre soin que d’illustrer sa mémoire. Mais après avoir dit toutes ces choses et avoir loué Mausole autant qu’il le méritait, après, dis-je, avoir dépeint ma douleur ou, pour mieux dire, mon désespoir aussi grand qu’il est, n’oubliez pas d’apprendre à la postérité qu’après avoir fait bâtir le plus superbe monument qu’on ait jamais vu, je n’ai pu trouver d’urne que je crusse digne de renfermer ses cendres. Le cristal, l’albâtre et toutes les pierres précieuses que la nature produit, n’eussent point, ce me semble, assez témoigné mon affection. Il ne fallait être que magnifique et libérale pour lui donner une urne d’or couverte de diamants ; mais pour lui donner son cœur pour urne, il fallait être Artémise. C’est là, Isocrate, que je renferme les cendres de mon cher seigneur ; c’est là, Théopompe, que je mets en dépôt ses chères reliques, attendant avec impatience que son tombeau soit en état de recevoir cette urne vivante que je lui ai donnée. C’est véritablement mon cœur qui doit servir d’urne aux cendres de mon cher Mausole. Il me semble que je leur donne une nouvelle vie en les y mettant ; et il me semble encore, qu’elle me communique cette froideur mortelle que j’y trouve. Et puis il est bien juste que Mausole ayant toujours été dans mon cœur tant qu’il a vécu, y soit encore après sa mort. Peut-être que si j’eusse mis ces cendres dans cette urne d’or, toute couverte de pierreries, peut-être, dis-je, que par la suite des temps, quelque injuste conquérant serait venu ouvrir son tombeau, et d’une main profane et sacrilège aurait emporté l’urne, jeté ces cendres au vent et séparé les miennes d’avec celles de Mausole. Mais de la façon dont j’en use, nous serons inséparables. Il n’est point de tyran qui puisse troubler mon repos, puisqu’il n’en est point qui puisse m’éloigner de mon cher seigneur. Voilà, Isocrate, ce que vous devez dire ; voilà, Théopompe, ce que je veux que vous disiez de moi. Mais pour mon cher seigneur, n’oubliez rien de tout ce qui lui peut être glorieux et de tout ce qui effectivement était en lui. Dites qu’il était redoutable à ses ennemis, aimé de ses sujets, et en vénération à tous les princes ses voisins. Parlez des grandes qualités de son âme, aussi bien que des grâces qu’il avait reçues de la nature. Louez sa valeur à la guerre, sa douceur dans la paix et son équité et sa clémence envers tout le monde. Enfin, formez-vous l’idée d’un prince accompli, et vous ferez le véritable portrait de Mausole. Mais après toutes les choses que vous aurez dites de cet illustre mari, parlez avec ardeur de l’amour qu’il avait pour moi et de celle que j’ai toujours eue pour lui. Dépeignez cette passion aussi forte, aussi pure et aussi fidèle qu’elle a été ; détrompez ceux qui croient que le crime est la nourriture de l’amour, et qui pensent qu’une passion légitime ne peut être ni ardente ni longue ni agréable. Apprenez-leur que Mausole et moi donnons un exemple qui détruit toutes leurs expériences et tous leurs raisonnements, puisqu’encore que notre amour ait toujours eu beaucoup d’innocence, elle n’a pas laissé d’avoir beaucoup d’ardeur, de durer jusqu’à la mort, et de nous être infiniment agréable. Parlez donc avec éloge de cette sainte liaison, qui force deux personnes vertueuses à s’aimer éternellement. Mais s’il est possible, hâtez-vous de me satisfaire : employez même votre éloquence à persuader à tous ceux qui travaillent au tombeau de Mausole, d’apporter le plus de diligence qui leur sera possible à avancer leur ouvrage, car le mien s’en va bientôt achevé. Le peu de cendres qui me reste de mon cher Mausole, sera bientôt consumé, et cela étant je n’ai plus rien à faire au monde. Tout ce qui est en la terre ne saurait plus me toucher l’esprit : je suis insensible à tout excepté à la douleur ; et le seul désir que j’ai en l’âme, est de rejoindre mon cher Mausole, et de savoir certainement que vous prendrez soin de sa gloire. La vôtre vous y doit obliger ; la compassion vous y doit porter ; et s’il est permis de proposer d’autres récompenses à des philosophes que le seul plaisir de faire le bien, considérez quelle est la dépense que je fais pour la structure de ce magnifique tombeau, et jugez de là que celle qui dépense tant de trésors pour des marbres muets ne sera pas ingrate, quand vous parlerez de la gloire de son cher Mausole. Mais quelque diligence que vous apportiez à me satisfaire, ni les architectes ni vous n’aurez pas si tôt achevé vos ouvrages, que j’aurai fini le mien, et si je ne me trompe, je mourrai assez tôt pour vous permettre d’illustrer le panégyrique de Mausole, de la mort de son Artémise.
Cette vertueuse reine obtint ce qu’elle voulait : Isocrate et Théopompe parlèrent de son cher Mausole, mais en termes si avantageux que quelques-uns les ont accusés de l’avoir flatté pour l’argent. Quant à elle, ce n’était pas sans raison qu’elle pressait les architectes, car ce superbe tombeau n’était pas encore achevé lorsqu’il fallut qu’elle y eût sa place. Ceux qui avaient entrepris ce miraculeux ouvrage ne laissèrent pas de le finir ; il fut longtemps une des merveilles du monde, et sa gloire, qui eut de plus solides fondements que lui, dure encore en la mémoire des hommes avec celle de Mausole et de l’illustre Artémise.
Peu de gens ignorent qu’Hérode fit mourir sa femme, mais tous ne savent pas ce qu’elle dit en sa défense ; des deux historiens qui nous ont parlé d’elle, l’un n’était pas de son temps et l’autre était des flatteurs de son mari : ainsi c’est à nous à chercher la vérité parmi l’ignorance de l’un et la malice de l’autre. Pour moi, j’avoue que je me range du parti de Mariamne, et que soit par pitié soit par raison, soit, dis-je, que sa beauté m’éblouisse ou que son innocence m’éclaire, je ne saurais croire qu’une princesse, sortie de l’illustre et généreux sang des Maccabées, ait mis une tache à sa réputation ; et j’aime mieux croire qu’Hérode fut toujours Hérode, je veux dire un injuste et un sanguinaire. Voici donc l’apologie de cette belle infortuné, qui aura plus de grâce en sa bouche qu’en la mienne ; écoutez-la donc parler, je vous en conjure, et remarquez en son noble orgueil le vrai caractère de l’humeur de Mariamne.
Mariamne, reine de Judée
Monstre, qui fis périr cette innocente reine,
Dont ton cœur adorait le visage charmant :
Quel serait l’effet de ta haine,
Si tu fais mourir en aimant ?
Ce n’est ni la crainte de la mort ni le désir de la vie qui me font parler aujourd’hui ; et si j’étais assurée que la postérité me rendît justice quand je ne serai plus, j’aiderais moi-même à mes accusateurs et à mes ennemis, je regarderais le dernier de mes jours comme le premier de ma félicité, et j’attendrais l’heure de mon supplice avec tant de confiance, qu’elle donnerait peut-être quelque confusion à ceux qui me persécutent. Mais puisqu’on en veut autant à ma vertu qu’à ma vie, il y aurait de la lâcheté à souffrir la calomnie sans la repousser ; et l’innocence et la gloire sont des choses si précieuses, qu’on doit tout faire pour les conserver. Souffrez donc seigneur (s’il est bienséant à la petite-fille d’Hircane de vous appeler ainsi), que pour vous faire voir la pureté de mon âme, je rappelle en votre mémoire ce que vous êtes et ce que je suis, afin que comparant mes actions passées avec les accusations que l’on fait maintenant contre moi, vous puissiez en quelque sorte préparer votre esprit à croire les vérités que je lui dois dire. Vous n’avez pas sans doute oublié que je suis de cette illustre race qui depuis tant de siècles a donné des rois à la Judée ; que tous mes prédécesseurs ont tenu justement le sceptre que vous avez ; que par le droit de leur naissance, ils ont porté la couronne que la fortune vous a mise sur la tête ; et que si les choses eussent été selon l’ordre ordinaire, bien loin d’être mon juge, j’eusse pu vous compter au nombre de mes sujets et prendre légitimement sur vous le pouvoir que vous usurpez sur moi. Cependant, comme cette haute naissance m’obligeait à une vertu non commune, Hircane ne m’eut pas plutôt commandé d’être votre femme que, sachant l’obéissance que je lui devais, sans considérer l’inégalité qui était entre nous, je vous reçus pour mari ; et quoique mes inclinations fussent grâce au ciel toutes contraires aux vôtres, vous savez de quelle façon j’ai vécu avec vous ; et si vous eussiez pu attendre plus de complaisance et plus de témoignage d’affection de moi, quand même votre alliance m’eût été aussi honorable que la mienne vous était glorieuse. Depuis cela, seigneur, jusques à la perte d’Hircane, qu’ai-je fait ? qu’ai-je dis ? qu’ai-je pensé contre vous ? rien, si ce n’est que je n’ai pu me réjouir de vos victoires, parce qu’elles étaient funestes pour mes parents. Et encore que j’aie le cœur aussi grand que ma naissance est illustre, je n’ai pu monter sur le trône de mes prédécesseurs qu’en répandant des larmes, parce que je ne le pouvais avec justice, du moins en qualité de femme d’Hérode. Mais vous savez que ne pouvant empêcher ce juste sentiment que la raison et la nature me donnaient, j’apportais du moins quelque soin à vous cacher mes pleurs. Je tâchais moi-même en ce temps-là de vous justifier dans mon esprit ; et tant que vous n’avez eu que de l’ambition sans cruauté, je vous ai plutôt plaint qu’accusé. J’appelais cette passion l’erreur des grandes âmes et la marque infaillible d’une personne née pour les grandes choses. Combien de fois ai-je dit en moi-même que si la fortune vous eût donné de légitimes ennemis, vous eussiez été le plus grand prince de la terre ? Combien de fois ai-je souhaité que ce grand et merveilleux esprit que vous avez, que ce cœur invincible qui vous fait tout entreprendre, vous eût porté contre les peuples dont vous eussiez pu être le conquérant, et non pas l’usurpateur ? Hélas ! si vous saviez tous les vœux que j’ai faits pour votre gloire, vous ne me croiriez pas capable de l’avoir voulue tenir en oubliant la mienne ! Mais peut-être est-ce pour cette faute que le ciel me punit. Je ne saurais pourtant souhaiter de ne l’avoir point faite ; et quoique je me trouve aujourd’hui en danger de perdre la vie, je ne puis me repentir de vous l’avoir conservée par mes conseils, lorsque contre toute apparence vous vouliez vous confier au traître Barsaphane. Je ne vous reproche pas ce bon office, mais je vous en fait souvenir seulement, pour vous faire voir que j’ai toujours fait tout ce que j’ai dû. Depuis cela, j’avoue que je n’ai pas toujours vécu ainsi : je n’ai plus caché mes pleurs, je n’ai plus étouffé ma voix, j’ai pleuré, j’ai crié, j’ai poussé des plaintes et des sanglots ; mais que pouvait moins faire la petite-fille d’Hircane, qui venait d’expirer par vos ordres et par votre cruauté ? Que pouvait, dis-je, moins faire la sœur du jeune Aristobule, que votre inhumanité avait fait périr pour affermir le sceptre entre vos mains ? Ha ! non, non, la patience eût été criminelle en cette occasion. J’étais sans doute née pour le trône, mais je n’y voulais pas monter, puisque je ne le pouvais faire sans marcher sur le corps de mon aïeul et de mon frère. Ce trône était mouillé de leur sang, il fallait du moins le laver de mes larmes, puisqu’il ne m’était pas permis de répandre celui de leur ennemi. Hélas ! lorsque je me souviens, quel objet digne de compassion était celui de voir ce successeur de tant de rois, ce vénérable vieillard, recevoir la mort de celui qu’il avait reçu en son alliance ; je frémis d’horreur d’y songer seulement, et je n’en pourrais détourner la pensée, si l’image du jeune Aristobule ne s’offrait à mes yeux. Qu’avait fait cet infortuné pour mériter son malheur ? Il était jeune, il était vertueux, il était illustre en toute chose ; et son plus grand défaut était sans doute qu’il me ressemblait. Mais hélas ! ce défaut lui devait être avantageux en cette occasion, car il était vrai que vous eussiez pour moi cette amour ardente que vous m’avez toujours voulu persuader être dans votre âme ; quand Aristobule n’eût pas été mon frère, quand il n’aurait pas été innocent, vous auriez toujours dû respecter mon image en lui. La ressemblance de la personne aimée eût fait tomber les armes des mains des plus cruels, et les eût fait changer de dessein. Mais que fais-je, insensée, de parler de cette sorte à celui qui en veut à ma propre vie, et qui, non content d’avoir renversé le trône de mes pères, fait tuer mon aïeul, noyer mon frère et exterminer toute ma race, veut encore aujourd’hui me ravir l’honneur en m’accusant injustement de trois crimes, dont je ne puis jamais être capable ? J’ai si peu accoutumée d’en commettre, et je suis si innocente de ceux qu’on m’impose, que je doute si je me souviendrai bien des accusations qu’on fait contre moi. Je pense toutefois que mes ennemis disent que j’ai envoyé mon portrait à Antoine ; que j’ai eu une intelligence trop particulière avec Joseph ; et que j’ai voulu attenter à votre vie. Ô ciel ! est-il possible que Mariamne soit obligée de répondre à de semblables choses ? Et ne suffit-il pas de dire que c’est Mariamne qu’on accuse pour dire qu’elle est innocente ? Non, je vois bien que, sans me souvenir ni de ma condition ni de ma vertu, il faut me mettre en état d’être condamnée injustement ; et quoique je sois d’une naissance à ne devoir rendre compte de mes actions qu’à Dieu seul, il faut pourtant que je les justifie devant mes accusateurs, mes ennemis et mes juges tout ensemble. Vous dites donc que j’ai envoyé mon portrait à Antoine que je ne connaissais point, et qui ne me vit jamais ; et sans en marquer nulle circonstance, sinon qu’il était lors en Égypte, vous voulez portant que cette accusation passe pour une vérité constante. Mais dites un peu, quel est le peintre qui l’a fait ? quel est celui qui l’a porté ? quelles sont les personnes à qui Antoine l’a montré ? où sont les lettres qu’il m’a écrites pour me remercier d’une si grande faveur ? car il n’est pas croyable qu’il ait reçu un témoignage si extraordinaire de mon affection sans m’en rendre grâce. Le cœur de Mariamne n’est pas une conquête si peu glorieuse, qu’il y eût de rois en la terre, qui ne tinssent à gloire de l’avoir faite, et qui ne fissent toutes choses pour la mériter. Cependant il ne paraît nulles marques des soins qu’Antoine a apporté ni à me conquérir ni à me conserver ; et certes en cette occasion, il faudrait que j’eusse non seulement oublié ma propre gloire, mais entièrement perdu la raison, pour avoir songé au crime dont on m’accuse. Car si c’était du temps que vous faisiez toutes choses pour lui, jusques à lui envoyer toutes vos pierreries et à vous opposer à l’empire romain en sa faveur, j’étais peu judicieuse en mon choix et je ne devais pas croire qu’Antoine, qui se piquait de générosité, dût trahir un homme à qui il avait tant d’obligation, pour une personne qu’il ne connaissait pas. Que si c’est depuis que vous n’avez plus été bien ensemble, par les artifices de Cléopâtre, il y a encore moins d’apparence, et j’aurais été bien inconsidérée de donner moi-même des armes à mon ennemi (car en ce temps-là, vos intérêts étaient encore les miens). Et puis, quelle vraisemblance y a-t-il, quand je serais aussi infâme que je suis innocente, que dans un temps où toute la terre n’était remplie que de l’amour d’Antoine et de Cléopâtre je lui eusse envoyé mon portrait ? Rome avait-elle trouvé cet expédient pour le guarir des charmes de cette Égyptienne ? L’empire avait-il eu besoin de ce remède, ou bien ai-je voulu me sacrifier à la vanité de cette malheureuse princesse, dont la jalousie n’aurait pas manqué d’éclater hautement ? Non, Hérode, rien de tout cela n’est arrivé ; et l’innocence de Mariamne est si grande, que ses ennemis même ne peuvent lui supposer de crimes vraisemblables. Et puis, vous savez que ce que l’on appelle beauté en moi ne m’a jamais donné de vanité, et que j’ai toujours eu plus de soin d’être vertueuse que d’être belle. Je ne nie pas toutefois qu’il y a un portrait de Mariamne qui a passé chez tous les princes de la terre, et qui peut-être sera conservé longtemps. Oui Hérode, il y a une image invisible de Mariamne, qui erre parmi le monde, qui lui fait des conquêtes innocentes, et qui, sans son consentement, vous fait des ennemis secrets. Sa haute naissance, sa vertu, sa patience et votre cruauté sont les seules couleurs qui sont employées à ce portrait ; et le sang que je m’en vais répandre achèvera sans doute de le rendre adorable à la postérité. Mais pour répondre à la seconde accusation que l’on me fait, qui, bien que fausse, ne laisse pas de me faire changer de couleur par la confusion que j’ai d’être contrainte de parler d’une semblable chose, je dirai avec joie que, grâce au ciel, je n’ai point d’autres témoins contre moi que vous, qui durant le temps de ce crime supposé étiez à Laodicée, et qui par conséquent étiez incapable de répondre de mes actions. Aussi suis-je bien assurée que vos yeux ni vos oreilles ne sauraient rien rapporter contre mon innocence ; et quoique toute votre cour ne soit composée que de vos esclaves ou de mes ennemis, que votre sœur même, qui me hait et par envie et par intérêt d’État, ait observé avec un soin extraordinaire jusques aux moindres choses que j’ai faites ou dites, je suis (dis-je) bien certaine qu’elle n’oserait me soutenir d’avoir entendu une seule parole ni remarqué un seul de mes regard, qui pût faire soupçonner la modestie de Mariamne. Ce n’est pas que je ne sache bien qu’elle peut dire un mensonge, mais ce qui fait que je parle avec tant de hardiesse, c’est que je sais que j’ai encore plus de vertu qu’elle n’a de malice ; et qu’ayant le ciel pour mon protecteur, je ne puis croire que du moins si je dois périr, je n’obtienne la grâce de mourir de façon que votre injustice et mon innocence seront également manifestes. Et certes en cette occasion, il ne faut qu’ouvrir les yeux pour voir que les accusations que l’on fait contre moi ne sont qu’un prétexte pour me perdre. Car quelle apparence y a-t-il, quand même j’aurais été capable d’un semblable crime, que j’eusse choisi le mari de Salomé, ma plus cruelle ennemie, et le confident d’Hérode ? mais confident jusques au point qu’on lui confiait toutes choses, et qu’il n’était point de mauvais desseins qu’on ne lui communiquait. Il avait part à tous les crimes, il était le geôlier et non l’amant de Mariamne, et pour tout dire, c’était lui qui me devait mettre un poignard dans le cœur pour obéir à vos volontés. Ô ciel ! qui vit jamais un pareil témoignage d’amour ! Quoi Hérode, vous pûtes en partant me dire adieu avec des larmes ; vous pûtes me regarder, comme vous fîtes, avec des yeux où je ne voyais que des marques d’affection ; et dans ce même temps méditer ma mort ? Ha ! si vous l’avez pu (comme je n’en doute point), vous pouvez bien encore aujourd’hui feindre de me croire coupable pour me faire mourir innocente. Et ne me dites point, de grâce, que ce commandement fut un effet de la forte passion que vous aviez pour moi : la mort de la personne aimée ne peut jamais être un témoignage d’affection. La haine et l’amour ne font pas faire les mêmes choses ; elles peuvent quelquefois régner successivement dans un cœur, mais jamais ensemble. Tout homme qui aime bien ne peut jamais vivre sans la personne aimée, mais il peut toujours mourir sans elle, et sa perte ne lui doit jamais être une pensée agréable. Il doit avoir regret de s’éloigner d’elle, et non pas de ce qu’elle ne meurt pas avec lui. Mais votre façon d’aimer vous est toute particulière ; et votre inclination est naturellement si cruelle, que les poisons et les poignards sont les plus agréables présents qu’on puisse recevoir de vous, quand vous voulez témoigner votre amitié. Dites-moi, de grâce, comment vous pouvez accommoder toutes ces choses ? Vous dites que j’ai envoyé mon portrait à Antoine, et que par conséquent j’ai eu une intelligence avec lui ; et dans ce même temps, vous m’accusez encore d’en avoir eu une autre avec Joseph, parce, dites-vous, que lui ayant confié la chose du monde qui vous était la plus importante, et lui me l’ayant découverte, il est impossible que je ne me sois donnée absolument à lui pour le récompenser de cet avis. Songez-vous bien Hérode à ce que vous dites ? Antoine et Joseph eussent-ils pu être ensemble dans mon cœur ? Étaient-ce deux rivaux de même rang et de même mérite ? Et cette Mariamne, dont la naissance est si grande et si illustre, dont l’âme est si haute et si glorieuse, que quelques-uns prennent plutôt ce noble orgueil pour un défaut que pour une vertu, aurait-elle pu être capable d’une même faiblesse pour deux hommes si différents, et qui n’eussent pu avoir nulle conformité ensemble, sinon qu’il leur eût été également impossible de toucher mon cœur, quand il l’auraient entrepris ? Cette conquête n’est pas si facile que vous pensez ; et certes je m’étonne que vous, qui ne l’avez jamais pu faire, jugiez qu’elle ait si peu coûté aux autres. J’avoue que Joseph m’a découvert le mauvais dessein que vous aviez contre moi, mais j’avoue aussi que je ne le crus point. Je pensai d’abord que c’était une méchanceté de Salomé, qui pour me porter à éclater plus hautement contre vous, afin d’avancer ma perte, avait intenté cet artifice, s’imaginant que ma mort me toucherait plus que n’avait encore fait celle d’Hircane et celle de mon frère. Et ce qui me portait davantage à le croire ainsi était que je voyais qu’il entreprenait de me persuader que je vous devais être infiniment obligée de cet excès d’amour que vous m’aviez témoigné en cette occasion ; joint aussi qu’il ne m’apprit ce dessein que lorsque vous étiez prêt à revenir, et que bien loin de m’en faire un secret mystérieux, il me le dit en présence de ma mère et devant toutes mes femmes. Il est certain, qu’encore que je dusse tout attendre de vous, je doutai de la vérité que me disait Joseph. Je pensai qu’étant mère de vos enfants, vous étiez incapable d’un sentiment si barbare. Et en effet, sans déterminer la chose dans mon esprit, j’attendis votre retour. Je vous reçus lors avec la même mélancolie que j’ai toujours eue depuis la perte d’Hircane et d’Aristobule, sans vous en témoigner davantage ; et observant toutes vos actions, j’avoue que je doutais toujours de la vérité du discours de Joseph. La malice de sa femme me le rendait encore plus suspect ; et lorsque je vous en parlai, il est certain que j’avais plutôt le dessein de m’éclaircir la chose, que de vous la reprocher. Car s’il eût été vrai que j’eusse eu pour Joseph une affection particulière, et que j’eusse reçu ce qu’il m’avait dit comme un pur effet de compassion qu’il avait de moi, je serais plutôt morte que d’en avoir parlé, et ce malheureux vivrait encore. Voilà toutefois tous les témoignages de bienveillance que je lui ai rendus : personne ne dit que nous ayons eu un commerce fort particulier ensemble ; personne ne dit qu’il soit venu souvent à mon appartement ; et enfin je n’ai rien fait pour lui, que ce qu’aurait pu faire sa plus cruelle ennemie, si elle avait su la même chose ; certes je l’aurais mal récompensé si j’en avais usé ainsi. Vous dites encore que la haine et la vengeance m’ont portée à favoriser Joseph, après avoir su votre dessein ; mais sachez que les grandes âmes ne faillent jamais par l’exemple. Les crimes d’autrui leur donnent tant d’horreur qu’elles ne sont jamais plus fortement confirmées au bien que lorsqu’elles voient commettre le mal ; et pour moi, je pense que j’aurais été moins innocente, si vous aviez été moins injuste. Enfin pour conclusion, si Mariamne, sortie de tant d’illustres rois, avait voulu donner son affection à quelqu’un, ce n’aurait point été au mari de Salomé ni au favori d’Hérode ; et si pour la punition des crimes d’autrui elle en avait été capable, elle n’aurait pas causé la mort à celui qu’elle aurait cru lui vouloir conserver la vie. Vous ne savez que trop quel fut mon étonnement, lorsqu’après le discours que je vous fis, je connus par votre réponse qu’il était véritable : j’en fus si surprise, que j’en perdis presque la parole. Je ne prévis toutefois pas l’accusation qu’on fait aujourd’hui contre moi ; et la seule connaissance de votre crime et de l’innocence de Joseph, que j’exposais à votre cruauté, firent toute ma douleur. Depuis cela, Salomé profitant de ce malheur pour me perdre, comme elle en a le dessein depuis longtemps, vous a sans doute persuadé que j’avais voulu attenter à votre vie ; et voici le seul crime où il se trouve un témoin contre moi, mais si je ne me trompe, il me justifie plus qu’il ne me convainc. Car quelle apparence y a-t-il que pour un dessein de cette importance, je me sois confiée à un homme de si basse condition ? Et quelle vraisemblance y a-t-il, s’il était vrai que j’eusse eu une intelligence avec Joseph, que ce n’eût pas été lui plutôt que moi, qui lui eût fait cette proposition ? Ai-je accoutumé de converser avec de semblables personnes ? cet homme est-il venu à mon appartement ? l’ai-je mis auprès de vous ? a-t-il été de ma maison ? est-il parent de quelqu’un de mes officiers ? en quel lieu ai-je parlé à lui ? de quelle façon l’ai-je suborné ? Qu’il montre les pierreries que je lui ai données ; qu’il fasse voir l’argent qu’il a reçu pour un si grand dessein, car il est hors de raison de penser que sur une simple espérance il ait entrepris de hasarder sa vie. Il répondra peut-être cela, que comme il n’avait pas dessein de faire la chose, et qu’au contraire il voulait vous en avertir, il n’a pas songé à la récompense. Mais j’ai à dire à cet imposteur, que pour ne me donner pas lieu de le soupçonner, il aurait toujours accepté ce que je lui aurais offert ; et qu’ainsi n’en ayant point parlé, et ne pouvant le faire voir, c’est une induction forte et convaincante de son mensonge. Car enfin, l’or est le complice de tous les crimes, l’espérance seule est le partage des grandes âmes ; mais pour les basses et les mercenaires, il faut les toucher par la vue d’une récompense certaine, autrement ces sortes de gens ne vous servent point ; et trop d’exemples de votre règne vous doivent avoir appris ce que je dis. Que s’il est vrai que l’on ne puisse faire voir que moi ni les miens ayons eu nul commerce avec cet homme, il n’en est pas ainsi de Salomé, votre sœur et mon ennemie. Il y a longtemps que mes femmes l’ont avertie, que contre la coutume et la bienséance du rang qu’elle tient aujourd’hui, il allait souvent l’entretenir, jusque dans son cabinet ; néanmoins, comme je n’ai jamais pu m’abaisser à prendre garde à de semblables choses, et que par un excès de vertu je ne soupçonne pas aisément les autres, j’écoutai ce discours sans y faire nulle réflexion. Mais si vous voulez les obliger à vous rendre compte de tant de conversations qu’ils ont eu ensemble, je m’assure que vous ne trouverez pas qu’ils vous répondent précisément. Et puis, en quel lieu ai-je pris du poison ? qui l’a préparé ? d’où l’ai-je fais venir ? Et pourquoi, si j’avais eu cette intention, était-il nécessaire d’y employer cet homme ? Ne m’était-il pas aisé, en tant de diverses rencontres où nous avons mangé ensemble, de vous empoisonner de ma main, sans me confier à personne ? Pourquoi n’eussè-je pas tenté la chose dès votre retour de Laodicée, aussi bien qu’on prétend que j’ai fait après votre retour de Rhodes, puisque le malheureux Joseph m’avait découvert alors vos cruelles intentions, aussi bien que l’infortuné Soesme me les a dites depuis ? Enfin, Hérode, toutes ces choses sont hors d’apparence ; et il n’y a point d’esprit si peu intelligent, qui ne voie bien que si je n’étais pas sortie des rois de Judée, si je n’étais pas vertueuse, je n’aurais point d’ennemis ; et si ma perte n’était point résolue, je n’aurais point envoyé mon portrait à Antoine, je n’aurais point eu d’intelligence avec Joseph, je n’aurais point attenté à votre vie, et par conséquent la mienne serait en sûreté. Mais parce que je suis d’un sang trop illustre, et que mon âme est trop haute, pour souffrir les bassesses et les lâchetés de mes ennemis, il faut que Mariamne meure, il faut qu’elle périsse et qu’elle soit sacrifiée à la haine de ses persécuteurs : ils le veulent ainsi, et elle y est résolue. Ne pensez donc pas, injuste et cruel Hérode, que je parle avec intention de vous fléchir : je songe à conserver ma réputation, et non pas à toucher votre cœur. Car comme je l’ai dit au commencement de mon discours, ce n’est ni la crainte de la mort ni le désir de la vie qui me font parler aujourd’hui. La première ne me prépare que des couronnes, et l’autre ne me donnerait que des supplices. Ce n’est donc point l’espérance d’échapper du péril où je suis, qui m’a fait apporter quelque soin à me justifier ; je sais que mes bourreaux sont déjà tous prêts à m’enlever la tête et que mon tombeau est déjà ouvert pour me recevoir ; mais ce qui m’a portée à en user ainsi, a été afin que tous ceux qui m’écoutent, pussent apprendre à la postérité que mes ennemis même n’ont pu avec toute leur malice, noircir la vertu de Mariamne ni trouver un prétexte plausible de la condamner. Si j’obtiens cette grâce de ceux qui m’entendent, je meurs presque sans douleur ; et je dirais absolument sans regrets, si les enfants que je vous laisse étaient exilés de la maison paternelle, car je ne doute point, comme ils sont vertueux, qu’il se s’acquièrent votre haine aussi bien que moi. Les plaintes qu’ils feront de ma mort seront des crimes contre vous ; vous croirez qu’ils en voudront à votre vie en plaignant la perte de la mienne. Hélas ! je les vois déjà maltraités de cette esclave qui fut votre première femme ; je les vois soumis à l’humeur violente de votre fils Antipatre, à la calomnie de Salomé, aux outrages de Phérore et à votre propre cruauté. Et peut-être, que les mêmes bourreaux qui me feront mourir répandront leur sang, ou pour mieux dire, achèveront de verser le mien. Je vous vois déjà, injuste et cruel, à la fin de tant de meurtres ; mais n’espérez pas jouir paisiblement du fruit de tant de funestes victoires. Vous cherchez un repos, que vous ne trouverez pas ; vous serez vous-même votre accusateur, votre juge et votre bourreau. Les ombres de tant de rois dont je suis descendue, et que vous outragez en ma personne, vous ennuieront de toutes parts ; celles du vieil Hircane et du jeune Aristobule troubleront toute votre vie. Vous vous verrez toujours couvert du sang de vos enfants, et l’image de Mariamne poursuivie par les bourreaux qui l’attendent, vous suivra toujours pas à pas ; vous la verrez toujours, soit en veillant, soit en dormant, qui vous reprochera sa mort. Vous aurez en votre cœur le repentir, la honte, la confusion et le désespoir ; vous souhaiterez la mort que vous donnez aux autres ; ma vertu vous paraîtra lors aussi pure qu’elle est, vos crimes vous sembleront aussi grands qu’ils sont, mais vous aurez peut-être le malheur de vous repentir sans vous amender. Et je ne doute point, qu’après avoir violé tous les droits divins et humains, on ne les viole aussi en votre personne. Oui, je vois déjà l’aîné de vos enfants (car les miens n’en seront jamais capables) vous vouloir donner ce poison, dont vous m’accusez injustement. Je vois (dis-je) tous les ministres de vos fureurs devenir vos plus cruels ennemis : Salomé, Phérore et Antipatre seront les plus ardents à vous nuire. Je vous vois haï de tout le peuple, détesté de tous les princes, exécrable à la postérité. Et peut-être vous serez vous lors si effroyable à vous-même, qu’après avoir répandu tout le sang de votre race, le désespoir vous mettra un poignard dans la main pour délivrer le monde d’un si dangereux ennemi. Mais peut-être encore, ne pourrez-vous finir quand vous le souhaiterez, et vous aurez le malheur de souffrir dès cette vie, les supplices qui vous sont préparés en l’autre. Voilà, injuste et cruel Hérode, la prédiction que vous fait en mourant injustement la malheureuse Mariamne, qui, en cette dernière journée, vous regarde plutôt comme un sujet révolté ou comme son tyran, que comme son roi ni comme son mari.
Cette belle et généreuse affligée obtint tout ce qu’elle demandait à son mari et à la postérité , car le premier lui donna la mort, et l’autre a conservé sa gloire. Je croirais la mienne bien grande si, après tant de siècles, j’y pouvais encore contribuer quelque chose, et si mes pensées n’étaient pas crues indignes d’elle. J’en dirais davantage si l’auteur de la cour sainte n’avait tout dit, mais comme il a été trop soigneux pour rien laisser en ce beau champ, je suis trop glorieux pour y paraître inutilement après lui. Il suffit que je regarde son triomphe, sans m’attacher à son char ; et j’aime mieux quitter mes armes, que de les voir parmi ses trophées.
Après la perte de la bataille d’Actium, arrivée par la fuite de Cléopâtre, qui fut suivie de celle d’Antoine, il eut quelque opinion qu’elle l’avait voulu trahir, et lui en témoigna ses ressentiments. Mais cette belle et adroite Égyptienne, qui lui voulu ôter une impression qui lui était si désavantageuse, lui parla de cette sorte, en faveur de son innocence. Au moins ai-je fondé les paroles que je mets en la bouche de cette reine, sur les conjectures de l’histoire ; et voici selon mon sens, ce qu’elle put dire en cette occasion, à cet amant irrité.
Cléopâtre, reine d’Égypte
Cette reine en son mauvais sort,
Comme de la pitié, peut donner de l’ennui ;
Puisque la gloire de sa mort,
Ôte la honte de sa vie.
Il est donc vrai qu’Antoine a pu soupçonner Cléopâtre d’avoir favoriser son ennemi ? qu’il a pu penser que, de sa propre main, elle avait voulu lui arracher la couronne que la victoire allait lui mettre sur la tête ? et pour tout dire en une seule parole, qu’il a cru qu’elle l’avait trahi ? Ha s’il est ainsi, et que par mon discours je ne puisse remettre la raison en votre âme, en lui donnant d’autres sentiments de ma fidélité, je ne veux plus de vie, et la mort est le terme de mes souhaits. Non, Antoine, si je suis morte en votre cœur, je ne veux plus vivre au monde ; et peut-être que ma perte vous fera voir que je n’ai pas voulu la vôtre. Mais dites-moi, de grâce (ô illustre empereur), par quelle voie, par quelles libéralités ou par quelles espérances, Octave a-t-il pu suborner ma fidélité ? Ce ne peut du moins pas être une nouvelle passion ; qui ait surpris mon cœur en conquêtant le sien, puisque nous sommes également inconnus l’un à l’autre. Ce ne peut pas être aussi par des présents, car que pourrais-je recevoir de lui, que je n’aie reçu de vous, qui m’avez donné des royaumes tous entiers, et qui enfin me faites régner sur la plus grande partie de l’Asie ? Mais quand il serait vrai que j’aurais pu me résoudre à vous abandonner pour suivre son parti, quelle sûreté aurais-je pu prendre en ses paroles ? où sont les otages qu’il m’a envoyés, pour l’assurance de notre traité ? où sont les places qu’il m’a rendues ? Quoi Antoine, j’aurais pu me fier à la parole de César, lui qui est le frère d’Octavie ; lui qui publiquement dans Rome m’a déclaré la guerre, et qui me connaît bien plutôt sous le nom de cette Égyptienne, plus fameuse (à ce qu’il dit) par ses enchantements que par sa beauté, que non pas par celui de Cléopâtre. Quoi Antoine, j’aurais pu m’assurer en lui ! Cléopâtre se serait elle-même chargée de chaînes. Elle aurait, de ses propres mains, attaché ses bras au char de triomphe de son ennemi, et qui pis est encore, ennemi d’Antoine ; et par une imprudence et une ingratitude qui n’eut jamais d’exemple, elle aurait trahi un homme qui a trahi sa propre gloire pour l’amour d’elle, qui s’est rendu l’ennemi de son pays en sa considération, qui a abandonné la sœur de César plutôt que de l’abandonner, qui a partagé sa puissance avec elle, qui a préféré ses intérêts à ceux de l’empire romain, et qui, pour tout dire, lui a donné son cœur absolument. Ha non ! Antoine, toutes ces choses sont hors d’apparence ; et il suffit presque de voir que je n’ai pas oublié les obligations que je vous ai, pour faire croire que je suis innocente. Mais s’il m’est permit encore d’y ajouter une autre raison, je dirai que, comme on n’oublie pas aisément les bienfaits d’autrui quand on est généreux, on n’aime pas aussi à perdre les siens propres ; et rarement voulons-nous effacer par des injures, les bons offices que nous avons faits à quelqu’un. Considérez donc s’il est possible (pardonnez-moi si je parle ainsi), qu’après avoir fait pour vous tout ce que j’ai fait, je veuille moi-même en étouffer le souvenir en votre âme et, de ma propre volonté, mettre la haine dans un cœur dont l’empire m’a coûté tant de vœux et tant de soins. Car s’il vous en souvient, mon cher Antoine, vous fûtes plutôt ma conquête que je ne fus la vôtre ; la renommée m’avait déjà fait un portrait de vous, qui, me donnant de l’admiration, me fit prendre le dessein de vaincre en votre personne le vainqueur de tous les autres. Et quoique mes yeux eussent quelquefois remporté d’assez illustres victoires, et qu’entre leurs captifs ils pussent compter des Césars et des demi-dieux, je ne me fiai pourtant point à leurs charmes, ma beauté me fut suspecte en cette occasion, je la crus trop faible pour vous vaincre. Et comme vous étiez le plus magnifique de tous les hommes, je voulus que l’amour n’entra dans votre cœur, que par la magnificence, et que le jour de sa prise semblât plutôt un jour de triomphe qu’un jour de combat. Je voulus donc vous éblouir par la beauté de mes armes, car s’il vous en souvient, mon cher Antoine, le premier jour que je vous ai vu, je parus dans un vaisseau, dont la poupe était d’or, les voiles de pourpre et les rames d’argent, qui, par une cadence mesurée, suivaient le son de divers instruments concertés ensemble. J’étais sous un pavillon tissu d’or, et comme je savais que votre naissance était divine, puisque vous êtes descendu d’Hercule, j’avais, comme vous ne l’ignorez pas, un habillement pareil à celui qu’on donne à Vénus. Toutes mes femmes étaient habillées magnifiquement en nymphes, et cent petits amours, à l’entour de moi, étaient encore un effet du désir que j’avais de vous vaincre ; car enfin, mon cher Antoine, ce petit armement n’était fait que contre vous. Ce ne fut donc pas sans dessein que je vous surmontai, j’employai toutes choses pour cela, et tout ce que la beauté, l’esprit, la magnificence peuvent faire, ne fut pas oublié en cette occasion. Je sais bien que c’est une imprudence, de vous parler de toutes ces choses, dans un temps si éloigné de la félicité de celui-là, mais cette journée me fut glorieuse, que je n’en puis jamais perdre la mémoire ; et puis, à parler raisonnablement, ce souvenir n’est pas inutile à ma justification. Car le moyen de penser que j’aie voulu moi-même perdre ma conquête ? c’est un sentiment qui n’est jamais tombé dans l’esprit de tous les conquérants. Alexandre aurait sans doute mieux aimé perdre la Macédoine que la Perse : ce royaume-là était le bien de ses pères, mais cettui-ci était véritablement à lui ; et par la même raison, je me perdrais plutôt moi-même que de vous perdre. Vous savez encore, si je ne me trompe, que je ne fus pas un vainqueur rigoureux, les chaînes que je vous ai données n’étaient point pesantes, mes lois n’avait rien de rude, et de la façon dont j’en usai, il eût été difficile de connaître le victorieux. Depuis cela, qu’ai-je fais Antoine, qui me puisse rendre suspecte ? Il est vrai que j’ai oublié ma propre gloire, mais ça été pour l’amour de vous. Oui, j’ai souffert qu’on m’ait diffamée à Rome ; et quoique l’orgueil de votre nation, qui traite toutes les étrangères de barbares et toutes les reines d’esclaves, m’ait empêché d’être votre femme, l’affection que j’ai pour votre personne a été si forte, que je n’ai pas laissé d’être à vous. Oui, Antoine, je vous ai aimé plus que mon honneur, et plus que ma vie. J’ai cru qu’il ne pouvait être injuste d’aimer un homme digne du rang des dieux, et que la passion, que j’avais dans l’âme, avait une si noble cause, qu’elle me rendait excusable, de sorte que sans considérer les malheurs qui m’étaient préparés, je vous ai toujours constamment aimé, depuis le premier jour que je vous l’ai promis. Jugez après cela, si j’ai pu vous trahir, ou pour mieux dire, si j’ai pu me trahir moi-même. Il est vrai que j’ai pris la fuite ; mais généreux Antoine, si j’ai fui, ce n’a été que pour l’amour de vous. J’ai méprisé la victoire pour conserver votre vie, et votre personne m’a été plus chère ni que votre gloire, ni que la mienne. Je vois bien que ce discours vous étonne et vous surprend, mais pour vous le faire comprendre, souffrez que je vous die en quel état se trouva mon âme, lorsqu’au milieu du combat, je vous vis tout couvert de traits et de flammes. La mort, que je voyais en tant de lieux, me faisait appréhender la vôtre ; toutes les javelines des ennemis me semblaient ne s’adresser qu’à vous, et de la façon dont mon imagination me représenta la chose, je crus que toute l’armée de César ne voulait combattre qu’Antoine. Il me sembla même plus d’une fois, que je vous avais vu entraîner par force dans les vaisseaux ennemis, ou tomber mort à leurs pieds. Et quoique ceux qui m’environnaient m’assurassent que mes yeux me trompaient, et que la victoire était encore incertaine, que ne disais-je point en ces funestes moments ? et quelle douleur ne sentais-je pas ? Ha ! mon cher Antoine, si vous saviez en quelle peine se trouve une âme, qui voit la personne aimée au hasard de mourir à chaque instant ; vous trouveriez que c’est le plus effroyable tourment que l’on puisse endurer. Mon cœur reçut tous les coups que l’on vous porta, je fus captive toutes les fois que je crus que vous l’étiez, et la mort même n’a rien de si rude, que je n’éprouvasse en cette occasion. En ce déplorable état, je ne trouvais point de remède à ma douleur, et mon imagination devenant toujours plus ingénieuse à me persécuter, après m’avoir persuadé que tous les ennemis voulaient votre mort, me persuadait ensuite qu’ils songeaient à conserver votre vie, pour se rendre maîtres de votre liberté. Ce premier sentiment me donnait sans doute un instant de repos, mais l’image du triomphe de César se présentant tout d’un coup à moi, je retombais dans mon premier désespoir. Ce n’est pas, mon cher Antoine, que je vous crusse capable de suivre le char d’un vainqueur, mais je crus que pour éviter cette suprême infortune, vous auriez recours à la mort, et qu’ainsi, de quelque façon que fût la chose, je me trouverais toujours également malheureuse. Je cherchais quel serait le poison que je choisirais pour vous suivre, et il n’est point de funeste résolution, qui ne me passait en l’esprit. Je pensai plus de vingt fois me jeter dans la mer, pour me délivrer de la peine où j’étais ; néanmoins, comme je ne pouvais mourir sans vous quitter, je ne pus suivre ce dessein. Mais tout d’un coup, venant à considérer la forte passion que vous m’aviez toujours témoignée, je crus que si vous me voyiez abandonner l’armée, vous l’abandonneriez aussi, et que par là j’aurais trouvé un moyen de conserver votre vie et votre liberté tout ensemble. Car (disais-je en moi-même, après avoir formé cette résolution) César ne cherche pas tant la victoire que la vie ou la liberté d’Antoine, et pourvu qu’il n’ait ni lune ni l’autre, je me consolerai de la perte de la bataille. Enfin, mon cher Antoine, je fis ce que mon affection et mon désespoir me conseillèrent de faire, et vous fîtes ce que j’avais attendu de votre amour. Je n’eus pas si tôt vu que, quittant votre vaisseau, vous preniez une gallère pour me suivre, que mon cœur se laissa surprendre à la joie. Il me sembla que c’était moi qui gagnais la bataille, puisque je vous conservais ; et venant à penser que César eût voulu échanger sa fortune avec la mienne, j’étais presque consolée de toutes mes disgrâces. Mais ce qui me donna le plus de satisfaction en cette funeste journée, fut de voir qu’Antoine avait été capable de préférer Cléopâtre au désir de vaincre ses ennemis, qu’il avait mieux aimé la suivre infortunée que de poursuivre sa victoire, et qu’enfin l’empire de tout le monde lui était moins cher que Cléopâtre. Cette pensée est si douce, qu’encore que ma fuite nous ait mis au rang des vaincus, je ne puis toutefois m’en repentir, et de la façon qu’est la chose, la bataille d’Actium ne sera pas si glorieuse pour César que pour Cléopâtre. Il a vaincu des soldats qui n’avaient plus de chef, mais Cléopâtre a vu le plus vaillant de tous les héros jeter ses armes pour la suivre. Or pour achever de me justifier, souvenez vous mon cher Antoine, qu’aussitôt que vous fûtes détaché de vos vaisseaux, je fis mettre sur la poupe du mien une banderole, pour vous avertir que c’était là où vous deviez me trouver. Jugez si cette action est d’une criminelle, car si j’eusse eu dessein de me séparer de vous, il m’était aisé de ne vous recevoir pas, puisque j’avais soixante voiles et que vous n’aviez qu’une simple galère. Si je vous eusse trahi, il m’eût été aisé de vous remettre entre les mains de César, et par là lui donner véritablement la victoire. Si j’eusse essayé de me ranger du côté des ennemis, si la route que je prenais vous eût pu être suspecte, je dirais que vos soupçons sont légitimes ; mais au contraire, ma fuite n’ayant été qu’un effet de mon désespoir et de mon amour, vous devez vous plaindre de la fortune, et non pas accuser Cléopâtre. Au reste, ne vous imaginez pas ni que cette victoire soit fort glorieuse à César, ni que votre retraite vous soit honteuse : vous n’avez pas fui vos ennemis, mais vous avez suivi Cléopâtre. Vos soldats ont été vaincus par César, mais pour vous, vous ne l’avez été que de l’amour seulement. Si cette bataille était la première occasion de guerre, où vous vous fussiez trouvé, votre valeur pourrait être mise en doute, mais elle est si universellement connue qu’aucun ne la peut ignorer. Il n’y a presque point de peuple, où vous n’ayez rendu des preuves de votre courage en votre première jeunesse. Et certes, il fallait que vous en eussiez beaucoup donné, puisque le grand Jules César vous choisit pour commander la pointe gauche de son armée, en cette fameuse bataille de Pharsale, et en une journée d’où dépendait la conquête de l’empire de tout le monde. Et puis, Octave sait assez que vous savez l’art de combattre et de vaincre ; la bataille que vous gagnâtes contre Cassius ne lui permet pas d’en douter, et moins encore la victoire que vous remportâtes sur Brutus, vu qu’en cette occasion on peut dire que vous avez vaincu les vainqueurs d’Octave, puisque, comme vous savez, il avait perdu la bataille quelques jours auparavant et avait fui lâchement devant ceux que vous surmontâtes peu de temps après, mais avec cette différence que l’amour a fait votre fuite et que la crainte faisait peut-être la sienne. Vous voyez donc bien, mon cher Antoine, que vous êtres vaincu sans honte, et que votre ennemi a presque vaincu sans gloire. Et puis nos affaires ne sont point encore désespérées. Vous avez une puissante armée auprès d’Actium, qui n’est pas encore sous les enseignes de César. Mes royaumes ont encore des hommes, de l’argent et des places fortes ; et je veux que tous mes sujets répandent jusques à la dernière goutte de leur sang pour conserver le vôtre et votre liberté. Mais enfin, quand la fortune vous ôtera avec injustice toutes les couronnes que votre mérite et votre valeur lui ont arrachées par force, sachez que Cléopâtre ne vous en aimera pas moins. Non, mon cher Antoine, quand cette ennemie des personnes illustres nous réduirait à vivre sous une cabane de chaume, en quelque lieu séparé de la société des hommes, j’aurais pour vous le même respect que j’avais en ce bienheureux temps où vous donniez des royaumes et où l’on voyait vingt-deux rois à votre suite. Ne craignez donc point que le malheur m’épouvante, il n’y en a qu’un que je ne puis jamais souffrir avec vous, et que sans doute vous ne souffrirez pas aussi. Oui, Cléopâtre peut être exilée avec Antoine sans se plaindre, elle peut renoncer à toutes les grandeurs de la royauté et conserver encore le désir de la vie, mais pour la servitude, c’est ce qu’elle ne saurait endurer, et ce qu’elle sait bien que vous ne souffrirez non plus qu’elle. Soyez donc assuré que, bien loin d’avoir intelligence avec César, je vous engage ma parole de mourir plutôt que de me fier en lui et me mettre au hasard de servir à son triomphe. Non, Antoine, Cléopâtre ne portera jamais de chaînes, et si la fortune la conduit aux termes de n’avoir point d’autre chemin à choisir que celui de Rome ou celui de la mort, la fin de sa vie justifiera l’amour que vous avez pour elle et son innocence. Mais auparavant que d’en venir à cet extrême remède, faisons toutes choses pour résister à nos ennemis. Conservons la vie aussi longtemps que nous le pourrons sans honte ; car enfin, elle ne nous doit pas être indifférente, tant que nous nous aimerons parfaitement. Il me semble, mon cher Antoine, que je vois dans vos yeux que mon discours n’a pas été inutile : ils me disent que votre cœur se repent de m’avoir injustement soupçonnée, qu’il voit mon innocence aussi pure qu’elle est, et que l’amour qu’il a pour moi est si forte, qu’il ne laisse pas d’aimer encore la personne qui lui a arraché la victoire d’entre les mains. Pour moi, mon cher Antoine, vous serez toujours ma plus forte et ma dernière passion. J’avoue bien que, dans un temps où je ne vous connaissais point, la gloire de Jules César avait touché mon cœur, et que je ne pus m’empêcher d’aimer un homme qui, par toute la terre, passait pour le premier des mortels. Un homme (dis-je) que vous avez autrefois jugé digne de l’empire de tout le monde, puisque ce fut vous qui lui rendîtes les premiers honneurs en lui mettant un diadème sur la tête au milieu de Rome, et que ce fut vous qui, après sa mort, fûtes cause qu’il fut mis au rang des dieux, par la belle et forte harangue que vous fîtes au peuple romain, qui chassa Brutus et Cassie, porta la flamme dans leurs palais, et signala votre courage et votre amitié. Mais depuis que je vous ai vu, je puis vous assurer que vous avez régné souverainement en mon âme, et que vous y régnerez toujours. C’est un empire que la fortune vous a donné, et qui n’étant point de sa domination, sera toujours à vous malgré son injustice. Elle peut renverser tous les royaumes et tous les empires, mais elle ne changera jamais mon cœur, et tout ce qui a accoutumé de détruire les affections les plus fortes, ne fera qu’affermir la mienne. Et pour vous témoigner que je sais aimer plus parfaitement que vous, en ne soupçonnant pas votre amitié d’aucune faiblesse. Oui Antoine, je crois qu’encore que Cléopâtre soit la cause de tous vos malheurs, elle fera toujours toute votre félicité, et que, sans vous repentir jamais de l’avoir aimée, elle régnera toujours en votre âme, comme vous régnez en la mienne. Allons donc, mon cher Antoine, allons dans Alexandrie faire nos derniers efforts pour vaincre ceux qui nous ont vaincus ; c’est là que nous trouverons peut-être encore de quoi repousser l’insolence de nos ennemis. Mais s’il arrive enfin que le ciel ait résolu notre perte, que la fortune devienne constante à nous persécuter, que l’espérance nous soit absolument défendue, que tous vos amis vous abandonnent, que tous mes sujets me trahissent et se rangent du parti du plus fort, s’il arrive (dis-je) que toutes ces choses nous adviennent, nous trouverons toujours mon tombeau dans Alexandrie, et pour mériter de nos ennemis la grâce d’y laisser nos cendres ensemble, il faudra signaler notre mort, en évitant la servitude ; et de cette sorte, nous leur arracherons le plus noble fruit de leur victoire, et vaincrons César même en mourant.
Ceux qui aiment se laissent aisément persuader les choses qui leur peuvent plaire, et la voix de ce beau monstre du Nil ne manqua pas d’attirer l’âme d’Antoine, au point qu’il la désirait. Il n’avait pas suivi Cléopâtre pour l’abandonner après, et sa colère étant un effet de son amour, aussi bien que l’avait été sa fuite, il ne lui fut pas plus difficile de s’apaiser que de fuir. Il crut donc tout ce qu’elle voulut lui dire ; il se repentit d’avoir soupçonné sa fidélité, et ne se repentit plus d’avoir perdu l’empire du monde pour conserver Cléopâtre. Il l’a suivie dans Alexandrie où, quoiqu’elle fut plus généreuse cette seconde fois que la première, ils ne furent pas plus heureux ; et de toutes les choses qu’elle lui avait promises, Cléopâtre ne put donner à Antoine que la moitié de son tombeau.
Après la conquête des Indes, Alexandre le Grand épousa Statira, l’une des filles de Darius. Ce fut lors que Sisygambis, mère de cette princesse, abandonna son âme à la joie et à l’inclination qu’elle avait pour cette invincible conquérant. Il lui souvint, en cette occasion, de tout ce qu’il avait fait pour elle ; et, comme son âme était généreuse, elle lui témoigna sa reconnaissance à peu près de cette sorte.
Sisygambis, mère de Darius
Avoir des fers, sans souffrir leur rigueur ;
Baiser la main qui contraint de les prendre ;
Perdre un empire, et chérir son vainqueur ;
C’est ce qu’on fait, pour le grand Alexandre.
C’est véritablement en cette journée, ô invincible Alexandre, que je vous crois fils de Jupiter : un homme ordinaire ne saurait être capable de tant de vertu. Il s’est trouvé autrefois des vainqueurs et des conquérants, mais il ne s’est jamais trouvé personne que vous, qui ait rendu le sort des vaincus égal à celui des victorieux, ni qui ait partagé l’empire qu’il avait conquêté avec les enfants de son ennemi. Enfin Alexandre, quand vous seriez du sang des hommes, et non pas de celui des dieux, il est toujours certain que vous mériteriez de l’encens et des autels. Je laisse à tous les illustres témoins de votre valeur, à publier les merveilleux exploit que vous avez faits, en vous rendant maître de tout le monde ; et je ne me propose de vous entretenir que de votre clémence et de votre bonté. Vous savez, généreux Alexandre, que si je voulais effleurer un trophée à votre gloire, des dépouilles de vos ennemis, j’y trouverais des choses qui me feraient verser des larmes de douleur, en un jour où je n’en dois répandre que de joie. Ce n’est pas que je sache bien que je n’y verrais point le corps de mon fils, car je me souviens que vous eûtes la bonté de le couvrir de votre manteau royal et de l’arroser de vos larmes, lorsqu’arrivant au lieu où il venait d’expirer, par la cruauté du traître Bessus, vous vîtes ce grand prince en un si déplorable état. Non, Alexandre, aux termes où sont les choses, je ne vous dois point regarder comme l’ancien ennemi de Darius, mais comme le vengeur de sa mort, comme le protecteur de sa mère et de sa femme, comme le mari de sa fille et comme le légitime héritier du trône du grand Cyrus. En effet, vous savez quelles furent les dernières paroles de mon fils : il témoigna la reconnaissance qu’il avait des obligations dont je vous étais redevable, il fit des vœux pour votre gloire, il assura qu’il mourrait votre ami et votre serviteur ; et sans employer le peu de moments qu’il avait à vivre, à déplorer son infortune, il souhaita que vous fussiez vainqueur de l’univers, il espéra que vous vengeriez sa mort, que vous prendriez soin de perpétuer sa mémoire, et vous laissa même celui de récompenser Polistrate de ce peu d’eau qu’il lui avait donné, pour pouvoir prononcer plus distinctement les choses qu’il disait pour votre gloire. Ô mon cher Darius, vous étiez véritablement mon fils en parlant ainsi d’Alexandre, et je rends grâce aux dieux de ce qu’enfin vous avez pu reconnaître ce que nous devions à sa clémence et à sa bonté. C’est par ces deux vertus que je vous considère aujourd’hui, ô invincible héros ! Toute la terre n’est remplie que du bruit de vos victoires : vous êtes le maître et le vainqueur de tous les hommes, il n’en est point qui ne sache jusqu’au moindre de vos exploits, les jeux même de votre enfance serviront de leçon à tous les rois qui vous suivront. On sait partout quelles ont été vos conquêtes, personne n’ignore combien la guerre que vous fîtes en Grèce vous fut glorieuse, les superbes ruines de Thèbes, que vous fîtes raser, sont des marques éternelles que vous avez été son vainqueur. La bataille que vous donnâtes au passage du Granique, témoigne également votre conduite et votre courage ; on ne peut ignorer ce que vous fîtes en la journée d’Issus, non plus que ce qui se passa au fameux siège de Tyr. La bataille d’Arbèle a eu des circonstances trop remarquables pour n’être pas sues de toute la terre. La conquête des Indes et la défaite de Porus sur les bords de l’Hidaspe sont des monuments éternels pour votre gloire. Car non seulement on sait que vous surmontâtes ce grand roi, mais on sait aussi qu’après avoir conquêté son royaume, vous le lui rendîtes plus grand qu’il n’était auparavant ; et de cette sorte, s’il est permis de parler ainsi, on vous peut non seulement nommer le vainqueur de ce prince, mais le conquérant de Porus, puisqu’il semble que vous n’ayez combattu que pour l’agrandir. La ville des Oxidraques, où vous vous exposâtes si déterminément, est en vue à toute la terre : on la regarde comme le champ de bataille où votre grand cœur sembla également défier la mort et la fortune, et où vous les surmontâtes toutes deux. Enfin, Alexandre, on trouve partout des témoignages de votre valeur et de vos conquêtes, c’est pourquoi, sans vous en parler, je me contenterai de louer votre clémence et votre bonté. Mais que dis-je, ces deux vertus sont aussi généralement connues que votre courage ; car si, comme je l’ai déjà dit, vous êtes le maître et le vainqueur de tous les hommes, on peut dire aussi, que vous êtes le bienfaiteur de tous les hommes. On dirait que les dieux ont remis entre vos mains toutes les grâces qu’il ont accoutumé de leur faire, qu’ils vous ont établi le distributeur des bienfaits, et qu’ils vous ont donné la commission de rendre tout le monde heureux. Vous n’avez pas plutôt conquêté un royaume, que vous le donnez ; vos ennemis ne sont pas plutôt vos sujets, qu’ils sont vos amis ; et vous ne les avez pas plutôt vaincus, que vous devenez leur protecteur. J’ai en ma personne un si illustre exemple de ce que je dis, que je n’en saurais douter sans crime. Car, ô invincible Alexandre ! je n’oublierai jamais les grâces que j’ai reçues de vous. Oui, je me souviendrai toujours de cette effroyable journée où mes filles et moi devînmes vos prisonnières : la crainte de la servitude avait rempli notre esprit de si funestes images, que la mort nous paraissait le plus grand bonheur qui nous pût arriver. Nous avions perdu la bataille avec le trône, nous croyions déjà avoir perdu Darius, et, ce qui nous était le plus insupportable, nous pensions que nous allions être en nécessité de mourir de notre propre main, pour éviter l’insolence des vainqueurs. Mais hélas ! je ne vous connaissais pas encore Alexandre. Car, disais-je en moi-même, je suis mère du plus grand de ses ennemis, puisque Darius est le plus puissant de tous ceux qui lui ont résisté ; et jugeant de vous par les autres, je vous craignais autant en ce temps-là, que je vous aime en celui-ci. Cette injuste crainte ne dura pourtant guère en mon esprit, votre vue la dissipa bientôt, et je me souviens même, que la première fois que j’eus l’honneur de vous voir, vous me pardonnâtes une faute. Car comme je ne vous connaissais point, et que le trouble où j’étais ne me laissait pas la liberté de bien raisonner sur les choses, vous savez que je pris le généreux Éphestion pour vous, et que, sans vous en fâcher, vous me dites que je ne me trompais pas, puisque celui-là était encore Alexandre. Cette marque de modération envers moi et d’amitié envers votre favori, commença de me donner de plus justes sentiments de vous et de remettre en mon âme l’espérance que la crainte en avait chassée. Et certes, vous témoignez bien encore aujourd’hui qu’Éphestion vous est aussi cher que vous-même, puisqu’ayant fait dessein d’épouser l’aînée de mes filles, vous donnez l’autre à ce second Alexandre. Depuis cela, que n’avez-vous point fait pour moi ? Vous m’avez non seulement traitée en reine, bien que je fusse captive, mais vous m’avez traitée comme votre mère, et même m’avez fait la grâce de m’appeler toujours ainsi. Toutes les fois qu’il m’est arrivé un nouveau sujet de douleur, vous avez eu la bonté de m’en consoler ; je vous ai vu pleurer vos propres victoires en ma considération, je vous ai vu regretter la perte de Darius, je vous ai vu prendre soin de ses funérailles et de son tombeau, je vous ai vu exposer votre vie pour venger sa mort, je vous ai vu punir le traître Bessus qui l’avait assassiné, je vous ai vu récompenser ceux qui lui avaient été fidèles, et je vous vois même aujourd’hui remettre Darius sur le trône en y mettant sa fille et la mienne. Mais ce que j’ai vu encore de plus merveilleux en toutes les choses que vous avez faites pour Darius, c’est que j’ai vu autrefois cet Alexandre, vainqueur de tout l’univers, avoir assez de vertu pour ne pas se fier en la sienne et pour ne s’exposer point aux yeux de la femme de Darius, de peur d’être vaincu par sa beauté. Ha ! certes après cela il faut avouer que tout ce que l’on peut dire de vous est beaucoup au dessous de ce que vous méritez : vous avez tout ensemble la chasteté de mon sexe et la vertu de tous les héros, qui vous ont devancé du temps seulement. Il n’est point de bonnes qualités, qui ne se trouvent en votre personne au suprême degré ; et c’est en votre âme qu’on peut dire que les vertus se perfectionnent et qu’elles prennent un nouveau lustre. Ce qui serait témérité en un autre, n’est qu’un simple effet de votre courage, et l’excès du bien ne peut être vicieux en vous. Vous donnez avec profusion, et donnez pourtant sans prodigalité, parce que vous ne proportionnez pas seulement les présents que vous faites à ceux qui les reçoivent, mais à celui qui les fait. Et cela étant ainsi, les villes, les provinces entières, les millions d’or, les sceptres et les couronnes sont des choses qu’Alexandre peut donner sans être prodigue ; car comme il a plus reçu de faveur du ciel qu’aucun autre, c’est aussi à lui à donner plus que tous les autres. Cette vérité vous est si connue, et vous la pratiquez si parfaitement, qu’après avoir conquêté tout le monde et l’avoir donné presque tout entier à diverses personnes, lorsqu’on vous a demandé ce que vous réserviez pour vous, vous avez répondu l’espérance. En vérité, je me suis étonnée souvent de voir que vous n’avez pas plutôt une chose en votre puissance, que vous la mettez en celle d’autrui, et que cependant vous ne laissez pas de donner toujours. Cette réflexion m’a fait croire qu’on pouvait dire qu’Alexandre était comme la mer, qui n’a plutôt reçu en son vaste sein le tribut que lui portent toutes les fontaines, toutes les rivières et tous les fleuves, qu’elle les rend avec usure à quelque autre partie du monde. Ce qu’elle ôte aux Persans, elle le redonne aux Grecs, les naufrages même qu’elle fait faire ne l’enrichissent point, elle n’appauvrit personne, que pour augmenter le bien de quelqu’un ; et sans rien garder ni de ce qu’on lui donne ni de ce qu’elle usurpe, elle roule toujours ses vagues d’un mouvement égal. Il en est de même des choses que vous recevez de la gratitude de vos sujets, des tributs qu’ils vous rendent ou des conquêtes que vous faites. Vous les recevez d’une main et les donnez de l’autre : le butin que vous prenez, même sur vos ennemis, ne fait qu’enrichir vos soldats, de sorte que, soit en la paix, soit en la guerre, durant la tempête ou durant le calme, vous faites également du bien à tous, sans vous en faire à vous-même. Il y a toutefois cette différence entre l’océan et vous, que tout ce qui part de la mer y retourne, et que tout ce qui part de vos mains n’y rentre jamais. Au reste, ce vous sera une chose bien glorieuse de voir dans votre histoire des gens qui auront refusé ce que vous leur donniez, parce que vous leur donniez trop, et de n’en trouver point qui se soient plaints que vous leur donniez trop peu. Votre libéralité est d’autant plus excellente qu’elle n’est pas aveugle. Vous faites du bien à tout le monde, mais vous n’en faites pas toujours sans choix. Tous les jours de votre vie ne sont pas de ceux où vous faites largesse au peuple, où sans distinction vous jetez les trésors au milieu de la multitude, et où les heureux seulement on de l’avantage. Le disciple d’Aristote sait mieux user des richesses et sait mieux comme il faut pratiquer la libéralité. Oui, Alexandre, vous avez réconcilié la fortune avec la vertu : nous voyons des philosophes, des poètes, des musiciens, des peintres et des sculpteurs dans l’abondance, et ne travailler seulement que pour votre gloire et pour la leur. Nous voyons (dis-je des philosophes pratiquer la politique qu’ils enseignent en gouvernant de grands royaumes. Nous voyons des poètes porter tout ensemble une lyre d’or et un carquois d’ébène, chanter vos triomphes et commander des provinces. Nous voyons des musiciens, dont les luths sont d’ivoire, qui n’emploient leur voix que pour vous remercier et pour parler de leur félicité. Nous voyons des peintres aussi riches que l’étaient autrefois les princes souverains qui les faisaient travailler. Nous voyons des sculpteurs, non seulement employer le marbre, le porphyre et l’albâtre en leurs statues, mais avoir eux-mêmes des palais, où toutes ces choses se font voir. Enfin toutes les belles sciences et tous les beaux arts fleurissent sous votre règne. Aussi dirait-on que, comme les dieux ont fait un miracle en vous, la nature a voulu faire des chefs-d’œuvres pour l’amour de vous. Vous avez des Aristotes, des Philoxènes, des Xénophantes, des Apelles et des Lysippes qui, vous devant leur bonheur et leur gloire, travailleront aussi à la vôtre. Tous les siècles futurs voyant les portraits que ces illustres laisseront de vous, ou par leurs écrits, ou par leurs tableaux, ou par leurs statues, porteront sans doute envie à celui du grand Alexandre. Tous les vertueux de ce temps-là souhaiteront d’avoir été de celui-ci. Vous serez le modèle des grands princes et la honte des mauvais ; et tant qu’il y aura des hommes, on parlera de vous comme d’un dieu. Certes, je ne m’étonne plus si notre grand Xerxès, avec toute sa puissance, ne put achever les desseins qu’il avait conçus ; car, puisque la Grèce vous devait produire, les dieux avaient raison de vous réserver la conquête du monde. Si Xerxès eût achevé ce qu’il avait entrepris, on l’aurait peut-être appelé le tyran et le fléau de l’univers ; mais pour vous, vous êtes le prince légitime de tous les peuples que vous avez conquis. Vous êtes envoyé du ciel pour la félicité du monde ; et ce n’était pas sans sujet que l’oracle de Jupiter Hammon vous dit que vous étiez son fils et que vous étiez invincible. Non, Alexandre, on ne saurait vous surmonter ni en guerre ni en vertu. Et après le dessein que vous avez fait aujord’hui, de remettre Darius sur le trône en le partageant avec Statira sa fille, il ne vous reste plus rien à faire, et il ne me reste plus rien à désirer, que la continuation de votre gloire. Ce n’est pas que je craigne que l’on vous la puisse ravir ; non, ce sentiment-là n’est point dans mon âme, mais je crains que l’injustice des hommes ne les rende indignes de vous avoir longtemps pour maître, ou que les dieux jaloux de notre bonheur ne vous rappellent auprès d’eux. Quoi qu’il en arrive, je vous assure, ô invincible Alexandre, de ne pas demeurer au monde après vous ; j’ai pu survivre à Darius qui était mon fils, mais après toutes les obligations que je vous ai, je ne survivrais point à Alexandre. Je ne vous aurais pas dit un si triste sentiment en un jour de réjouissance, si je n’avais cru qu’il vous serait avantageux que l’on sût qu’il s’est trouvé une princesse, qu’il s’est (dis-je) trouvé une mère, et si je l’ose dire, une mère vertueuse qui, sans lâcheté et sans injustice, vous a plus aimé que son propre fils, quoique vous ayez été son ennemi. Pardonnez-moi donc une pensée si funeste, puisqu’elle vous est glorieuse ; et croyez que si mes vœux sont exaucés, non seulement votre gloire sera immortelle, mais votre personne la sera aussi.
Il faudrait peu connaître Alexandre pour douter de l’effet de ce discours. Cette grande et généreuse âme redoubla encore ses bons offices envers cette illustre princesse, et gagna tellement son cœur que, lorsque peu de temps après la mort de cet invincible conquérant arriva dans Babylone, elle ne manqua pas de lui tenir ce qu’elle lui avait promis, car elle mourut de douleur. Et certes, cette mort fut une glorieuse marque de la bonté d’Alexandre. Et quand un excellent orateur aura employé tout son art à lui faire un superbe éloge, qu’il aura (dis-je) exagéré magnifiquement toutes les grandes actions qu’il a faites, je croirai dire quelque chose de plus grand et de plus extraordinaire, quand je dirai seulement que Sisygambis souffrit la mort de Darius son fils et qu’elle ne put souffrir celle du grand Alexandre. Elle vécut après l’une, elle mourut après l’autre, et la vertu fut plus forte que la nature. Ô le beau panégyrique ! mais quoi, c’était Alexandre.
Après que par l’assistance des Romains, Massinisse eut reconquis le royaume de ses pères et fait Syphax prisonnier, qui le lui avait usurpé, il fut assiéger et prendre la ville de Syrte, où Sophonisbe, femme de ce roi captif, s’était retirée. Les charmes de cette belle Africaine firent une puissante impression en son cœur ; et comme les Numides sont naturellement d’inclination amoureuse, il ne fut pas si tôt victorieux qu’il sentit qu’il était vaincu. Mais venant à faire réflexion sur l’humeur austère de Scipion, il ne douta point qu’il ne voulût mener en triomphe cette belle reine captive, de sorte que pour l’empêcher, il l’épousa le même jour, ne croyant pas qu’après cela l’on voulût triompher de la femme d’un roi allié au peuple romain. À peine ces noces précipitées furent faites, que Scipion, en étant averti, envoya ordonner par Lélius à Massinisse de lui venir rendre compte de sa victoire. Mais Sophonisbe, qui avait une aversion naturelle pour les Romains, et plus encore pour la servitude, ayant vu quelque chose dans les yeux de Lélius qui la menaçait du triomphe, parla de cette sorte à Massinisse sur le point qu’il l’allait quitter.
Sophonisbe, reine de Numidie
Ô quel présent à recevoir !
Ô bon Dieu, quel présent à faire !
Pour moi, je ne saurais savoir,
De qui la peine est plus amère :
Ou d’elle, qui prend le poison ;
Ou de lui, qui l’envoie à celle qu’il révère :
Et plus mon cœur les considère,
Plus j’en doute avec raison.
Seigneur,
Je vois bien par la procédure de Lélius, que la fortune n’est pas encore lasse de me persécuter, qu’après avoir en une même journée perdu ma couronne, mon mari et ma liberté, et que, par le caprice de cette inconstance, j’ai en ce même jour retrouvé ma liberté, un illustre mari et une couronne, je vois bien, dis-je, qu’après de si étranges évènements, elle s’apprête encore à me faire perdre toutes ces choses. Lélius, en me regardant, a sans doute jugé que j’étais assez bien faite pour honorer le triomphe de Scipion et pour suivre son char. J’ai vu dans ses yeux l’image qu’il portait en l’âme et le dessein qu’il avait dans le cœur, mais il n’a peut-être pas découvert celui que j’ai dans le mien. Il ne sait pas que le désir de la liberté est de beaucoup plus puissant en moi que celui de la vie, et que, pour conserver la première, je suis capable de perdre l’autre avec joie. Oui, je m’aperçois bien, mon cher Massinisse, que vous allez avoir de forts ennemis à combattre : l’austérité de l’humeur de Scipion se joignant à l’austérité romaine, le portera sans doute à vous faire une aigre réprimande, il trouvera étrange que le propre jour de la victoire et le propre jour que vous avez repris la couronne qui vous appartenait, vous ayez songé à des noces et choisi pour femme, non seulement celle de votre ennemi, mais une captive, une Carthaginoise, fille d’Asdrubal et ennemie de Rome. Souvenez-vous toutefois, seigneur, que vous ne devez pas me regarder en cette occasion, ni comme femme de Syphax, ni comme fille d’Asdrubal, ni comme ennemie de Rome, bien que je fasse gloire de l’être, mais comme la femme de l’illustre Massinisse. Souvenez-vous aussi que je n’ai consenti à recevoir cet honneur qu’après que vous m’ayez promis que je ne tomberais point au pouvoir des Romains ; vous m’avez engagé votre parole, songez donc à n’y manquer pas. Je ne demande point que vous vous exposiez à perdre l’amitié du sénat pour me conserver, puisque votre malheur a fait que vous en avez besoin, mais je veux seulement que, suivant ce que vous m’avez juré, vous m’empêchiez de tomber vive au pouvoir de Scipion. Je ne doute point que Syphax, en l’état qu’il est, ne die à son vainqueur que c’est moi qui suis cause de son infortune, que c’est moi qui l’ai chargé de fers, que c’est moi qui l’ai fait ami de Carthage et ennemi de Rome. Oui, généreux Massinisse, j’avoue toutes ces choses, et si je pouvais vous dérober aux Romains, je m’estimerais heureuse et croirais que ma mort serait véritablement digne de la fille d’Asdrubal. Pardonnez-moi, mon cher Massinisse, si je vous parle avec tant de hardiesse, mais comme c’est peut-être la dernière fois que je vous verrai jamais, je serai bien aise de vous dire quels ont toujours été mes sentiments, afin que par la connaissance que vous aurez de l’aversion que j’ai toujours eu pour la servitude, vous vous portiez plus aisément à songer à ma liberté. Aussitôt que j’eus ouvert les yeux à la lumière, la première chose que j’appris fut qu’il y avait un peuple qui, sans aucun droit que celui que le fort impose au faible, voulait se rendre maître de tous les autres, et tant que mon enfance dura, je n’entendis parler que des triomphes des Romains, des rois qu’ils avaient enchaînés, des illustres captifs qu’ils avaient faits, de la misère de ces malheureux, et de toutes les choses qui se font en ces funestes spectacles où l’orgueil des Romains fait consister le plus noble fruit de leurs victoires. Ces images s’imprimèrent si avant dans ma fantaisie, que rien ne les en a jamais pu chasser. Depuis cela, devenant plus raisonnable avec l’âge, j’ai encore eu plus d’aversion pour cette aigle romaine qui ne vit que des rapines qu’elle fait, et qui ne vole sur la tête des rois que pour leur enlever leurs couronnes. On ne dira peut-être que les Romains donnent autant de royaumes qu’ils en usurpent et qu’ils font autant de rois qu’ils en attachent à leurs chars, mais, mon cher Massinisse, si vous voulez bien considérer les choses, vous trouverez qu’ils ne donnent des sceptres que pour avoir de plus illustres esclaves, et que s’ils mettent des couronnes sur la tête de leur vassaux, ce n’est que pour avoir le plaisir de les voir mettre à leurs pieds, lorsque par leurs ordres ils vont leur rendre hommage. La vanité est l’âme de cette nation, c’est la seule chose qui la fait agir, ce n’est que pour cela qu’elle fait des conquêtes, qu’elle usurpe des royaumes, qu’elle désole toute la terre ; et que, non contente d’être maîtresse absolue de cette grande partie de l’univers, qui est de son continent, elle passe les mers pour venir troubler notre repos. Car si le seul désir d’agrandir ses limites et d’accroître ses richesses, la portait à faire la guerre, elle se contenterait de renverser des trônes et de faire mourir ceux qui les possédaient légitimement, mais comme le seul orgueil la fait agir, il faut qu’un simple bourgeois de Rome, pour la gloire et pour le divertissement du peuple, traîne des rois enchaînés après son char de triomphe. Ô dieux ! est-il possible qu’il se trouve des vainqueurs assez inhumains pour cela ! et est-il possible qu’il se trouve des rois vaincus assez lâches pour endurer une si cruelle chose ? Oui sans doute, et trop d’exemple de cette sorte ont fait connaître que tous les princes ne sont pas généreux. Cependant il est certain que des fers et des couronnes, des sceptres et des chaînes sont des choses que l’on ne devrait jamais voir ensemble ; un char traîné par des éléphants ne devrait point être suivi par des rois, et des rois attachés comme des criminels, à qui on ne laisse les marques de la royauté que pour marquer leur honte et la gloire de leur vainqueur. Mais quelle gloire peut avoir celui qui triomphe de cette sorte ? Car si ceux qu’il a vaincus sont lâches (comme il y a grande apparence, puisqu’ils vivent), ce n’est pas un juste sujet de vanité que de les avoir surmontés. Que si ces infortunés ont témoigné du cœur en leur défaite, il y a beaucoup d’inhumanité à celui qui traite de cette sorte des princes qui n’ont fait autre chose que défendre leur couronne, leurs pays, leurs femmes, leurs enfants, leurs sujets et leur dieux domestiques. Que si pour la gloire de leurs vainqueurs et pour le plaisir du peuple, ils voulaient des triomphes, il leur eût été plus glorieux de faire porter les armes des ennemis qu’ils avaient tués de leur mains, que de faire suivre par des rois qu’ils n’ont pas combattus. Des chars tous remplis d’armes rompues, de boucliers, de dards, de javelines et d’enseignes prises sur leurs adversaires seraient un spectacle moins funeste et plus agréable aux yeux du peuple. Mais, dieux, est-il possible que des rois soient destinés à une chose si infâme ? que ce même peuple, à qui on donne pour divertissement des combats de gladiateurs et de bêtes sauvages, soit encore la cause de cette funeste cérémonie ? et qu’il tire ses plaisirs de la honte et de l’infortune des rois ? qu’il faille que ceux qui trouvent de la volupté à voir entretuer par une brutalité horrible quatre mille hommes en un même jour, et qui trouvent leur félicité à voir entredévorer des tigres et des lions, est-il possible (dis-je) que ce soit pour ce même peuple que l’on traîne des rois accablés de fers ? Pour moi, mon cher Massinisse, je trouve quelque chose de si étrange à cette sorte de triomphe que je doute s’il est plus honteux aux vaincus qu’aux victorieux ; et en mon particulier, je sais bien que je ne ferais ni l’un ni l’autre. Jugez donc, mon cher Massinisse, si une personne, qui ne voudrait pas entrer à Rome dans un char de triomphe suivi de cent rois enchaînés, pourrait se résoudre à suivre avec des fers celui de l’orgueilleux Scipion ? Non, Sophonisbe à l’âme trop grande pour cela. Quand je ne serais que Carthaginoise, je n’en serais pas capable ; quand je ne serais que fille d’Asdrubal, je ne m’y résoudrais jamais ; quand je ne serais que femme de l’infortuné Syphax, c’est une faiblesse qui ne me viendrait point en l’âme ; et quand je ne serais que l’esclave de l’illustre Massinisse, je ne suivrais pas un autre vainqueur. Mais étant tout à la fois, Carthaginoise, fille d’Asdrubal, femme de Syphax et de Massinisse, et reine de deux grands royaumes, que Scipion ne s’attende pas de triompher de Sophonisbe. Non, généreux Massinisse, quand les chaînes que l’on me donnerait seraient de diamants, que tous mes fers brilleraient d’or et de pierreries, et que l’on m’assurerait de me faire remontrer sur le trône aussitôt qu’on m’aurait détachée du char de triomphe, je choisirais la mort au préjudice de la royauté, et si ma main avait porté des fers, je ne la tiendrais plus digne de porter un sceptre. Enfin, j’ai une aversion si forte pour la servitude et pour l’esclavage, et mon âme est si délicate en cette matière, que si je pensais que Scipion dût faire porter mon portrait en triomphe, je vous prierais de faire périr tous les peintres de Numidie. Mais non, je me repens de ce sentiment, car si l’insensible Scipion fait porter mon image en entrant à Rome, il publiera plutôt ma gloire que la sienne : on verra que j’aurai su mourir quand je n’aurai pu vivre davantage avec honneur, et que le courage d’une femme aura été encore plus grand que la vanité romaine. Je ne doute point, généreux Massinisse, si vous ne vous opposez fortement à la sévérité de Scipion, que vous ne soyez contraint de me donner la mort pour vous acquitter de votre promesse, car outre l’intérêt public, il a encore le sien particulier. Il se souvient que son père et son oncle sont autrefois morts en Afrique ; il me regarde comme une victime propre à apaiser leurs manes, et joignant ensemble dans son cœur la gloire de Rome et sa vengeance, il n’est pas croyable que la fille d’Asdubal obtienne sa liberté. Il me semble pourtant, généreux Massinisse, qu’il sera bien injuste, si dans le même jour que vous reprenez la couronne de Numidie, l’on attache votre femme à un char de triomphe. C’est, ce me semble, vous faire tout à la fois et roi et esclave, puisque s’il est vrai (comme vous me l’avez dit) que ma misère et mes larmes, jointes au peu de beauté que j’ai, aient touché votre âme et vous aient forcé de m’aimer autant que vous-même, ce serait triompher de vous aussi bien que de moi. Songez bien, Massinisse, si vous pourriez être mon spectateur en cette journée et si vous ne me croiriez pas indigne de l’honneur que vous m’avez fait de m’épouser, si j’étais capable de vous faire cette honte ? Mais ne craignez pas que je vous expose à une semblable douleur ; si Scipion est inexorable et que vous me teniez la parole que vous m’avez donnée, ma mort justifiera le choix que vous avez fait. Néanmoins, auparavant que d’avoir recours à cet extrême remède, faites tout ce que vous pourrez pour toucher le cœur de cet insensible : dites-lui que je ne me suis rendue qu’à vous, que de tant de butin que votre valeur a acquise au peuple romain, vous ne lui demandez qu’une seule esclave. Que si son injustice veut vous obliger à la lui remettre entre les mains, comme si vous étiez le moindre soldat de ses légions, dites-lui lors que cette esclave est votre femme, qu’on ne peut triompher d’elle sans triompher de vous, et que le sang que vous avez versé pour le service de la république mérite qu’on vous accorde la permission de la laisser vivre en liberté. Représentez-lui que vous l’avez trouvée dans votre royaume, dans votre palais et dans votre trône, que c’est raisonnablement à vous qu’elle appartient et qu’on ne vous la peut ôter sans injustice. Que si de si puissantes raisons ne le touchent pas, priez-le avec tendresse ; mais enfin, si vous ne le pouvez fléchir, souvenez-vous de votre parole et ne manquez pas de me la tenir. Je vois bien dans vos yeux, mon cher Massinisse, que vous aurez peine à me faire un si funeste présent ; je vois bien (dis-je) que vous aurez peine à envoyer du poison à la même personne à qui vous avez donné un diadème, votre cœur et la liberté. Je connais bien que c’est un rigoureux sentiment et qu’il vous sera bien dur de voir que les mêmes torches qui ont éclairé mes noces, éclairent mes funérailles, et que cette même main que vous m’avez donnée pour gage de votre foi, sera celle qui m’ouvrira le tombeau. Mais enfin, toutes ces choses vous seront encore plus supportables (si vous êtes généreux comme je le crois) que de me voir enchaînée. Ceux qui disent que la véritable générosité consiste à souffrir les funestes événements avec constance, et que quitter la vie pour éviter un malheur c’est, selon leur sens, céder la victoire à la fortune, ces gens (dis-je) ne savent pas ce que c’est que la véritable gloire des princes. Ce sentiment est bon pour les philosophes et non pour les rois, dont toutes les actions doivent être de grands exemples de courage. Que s’il est permis de quitter la vie (comme je n’en doute point), il faut sans doute que ce soit pour éviter la honte d’être menée en triomphe. C’est un grand malheur à un roi quand ses sujets se révoltent, mais si lors il songeait à quitter la vie, je l’estimerais un lâche, parce qu’il peut encore les combattre et les châtier. C’est une grande infortune à un prince que d’avoir perdu une bataille, mais comme on voit assez souvent que ceux qui sont vaincus aujourd’hui seront demain victorieux, il faut se tenir ferme et ne s’abandonner pas au désespoir. Enfin, tous les malheur qui peuvent avoir un remède honorable, ne doivent point nous porter à avoir recours au tombeau ; mais lorsqu’après avoir perdu toutes choses, il ne reste plus rien à notre choix que des chaînes ou la mort, il faut rompre les liens qui nous attachent à la vie, pour éviter la servitude. Voilà, mon cher Massinisse, tout ce que j’avais à vous dire : souvenez-vous en, je vous en conjure, et n’écoutez pas tant ce que vous dira Scipion, que vous ne vous souveniez de votre promesse et du discours que je viens de faire. Il est (si je ne me trompe) si juste et si raisonnable que vous ne sauriez le désapprouver. Allez donc, mon cher et bien aimé Massinisse, allez combattre pour ma liberté et pour votre gloire, contre l’insensible Scipion. Demandez-lui, de grâce, si, après n’avoir pas voulu regarder les belles prisonnières qu’il a faites dans ses nouvelles conquêtes, il voudrait voir attaché à son char une femme de qui les regards ont pu vaincre Massinisse. Qu’il craigne que je ne fusse son vainqueur en voulant être le mien, et que du moins cette vertu austère dont il fait profession, serve à l’empêcher de vouloir triompher de moi. Vous voyez bien, mon cher Massinisse, que mon âme n’est pas troublée, et que je vous parle avec beaucoup de tranquillité ; aussi vous puis-je assurer qu’en l’état où je me trouve, je ne regrette rien que d’être contrainte de m’éloigner si tôt de vous. C’est sans doute la seule chose qui peut encore toucher mon esprit ; car après avoir vu mon pays désolé, Syphax prisonnier, la couronne tomber de dessus ma tête et, ce qui est encore pire, Sophonisbe prête d’être captive de Scipion, après (dis-je) toutes ces choses, le tombeau me serait un asile et un lieu de repos si j’y pouvais entrer sans vous abandonner. Mais j’ai cette consolation dans mon infortune, qu’ayant toujours eu une haine irréconciliable pour la tyrannie des Romains, j’ai du moins cet avantage de n’avoir été captive que d’un Numide, et de ne pas l’avoir été d’un Romain ; mais d’un Numide encore qui est mon mari et mon libérateur et dont je n’ai pas plutôt été esclave que j’ai été maîtresse absolue de son âme. Allez donc, mon cher Massinisse, et ne manquez pas de tenir votre parole à l’infortunée Sophonisbe, qui attendra avec beaucoup d’impatience la liberté ou le poison.
Cette belle et déplorable reine obtint ce qu’elle demandait, parce que Massinisse n’obtint rien de Scipion. Il lui envoya la mort, ne pouvant lui conserver la liberté sans danger. Et ce lâche préféra son intérêt et l’amitié des Romains, à la vie de cette généreuse personne. J’aurais souffert qu’il l’eût perdue pour conserver sa gloire, s’il ne le pouvait autrement, mais que le galant homme ait vécu quatre-vingts ans après sa perte, et toujours ami des Romains, c’est ce qui m’a mis en colère contre lui, toutes les fois que j’ai vu cet événement dans l’histoire ; et c’est encore ce qui me fait taire ici, parce que si j’écrivais davantage, je lui dirais des injures. Plains Sophonisbe avec moi, mon cher lecteur, et puisque je tâche de te divertir, aies au moins la complaisance de n’approuver pas l’action de l’insensible et trop sage Massinisse.
Cette harangue et celle qui la précède font bien voir que toutes les choses ont deux faces, et que par des chemins différents l’on arrive à même fin, je veux dire à la vertu. Sophonisbe veut mourir, la vaillante Zénobie veut vivre, et toutes deux veulent vivre et mourir par des sentiments généreux. L’une regarde la liberté comme le souverain bien ; l’autre croit que le souverain bien n’est qu’en la souveraine sagesse. L’une ne peut seulement souffrir l’idée d’un char, parce qu’elle le croit honteux à ceux qui le suivent ; l’autre suit ce char presque sans douleur, parce qu’elle ne croit rien honteux que le crime. L’une regarde le triomphe d’un vainqueur avec désespoir, comme sa suprême disgrâce ; l’autre le considère avec mépris, comme un caprice de la fortune. L’une meurt et l’autre vit ; l’une cherche la gloire, où l’autre croit l’infamie, et néanmoins, comme je l’ai dit, l’une et l’autre ont la vertu pour objet, tant il est vrai que toutes choses ont des visages divers, selon le biais dont on les regarde. Vous avez entendu les raisons de l’une, oyez encore celle de l’autre, et jugez de toutes deux.
Zénobie, reine de Palmyrénie
Suivre un char sans faiblesse, avec une couronne ;
Voir un sceptre et des fers, sans en mourir d’ennui ;
Enseigner la constance à celui qui les donne ;
C’est vaincre la fortune et triompher de lui.
Il y a déjà longtemps, chères et infortunées princesses, que je vois couler vos larmes inutilement. C’est en vain que ma confiance vous a fait connaître que les grandes âmes peuvent supporter les grandes douleurs sans désespoir. L’image du trône que vous avez perdu et du char que vous avez suivi, revenant toujours en votre mémoire, fait que mon exemple ne vous sert de rien, et que tous les jours de votre vie vous redonnent une nouvelle affliction. Vous portez encore dans le cœur les fers que vous aviez aux mains, le funeste jour que vous entrâtes à Rome, et sans rien perdre de ce noble orgueil, que l’illustre naissance inspire à ceux qui naissent avec cet avantage, Aurélien triomphe encore de vous, toutes les fois que vous vous souvenez de son triomphe. Je suis bien marrie, ô mes filles, qu’après vous avoir rendu les compagnes de mes disgrâces, je ne puisse vous donner la confiance nécessaire pour les supporter. C’est pourtant le seul héritage que je vous puis laisser en mourant, et je souhaite de toute mon affection que cette vertu puisse passer de mon cœur dans le vôtre, afin que ne pouvant vivre en reines, vous puissiez du moins régner sur vous-mêmes. Si quelqu’un pouvait avec raison se désespérer pour un excès de malheur, il est certain que Zénobie l’aurait dû faire ; car comme elle a eu plus de gloire que personne de son sexe n’en a jamais pu obtenir, son infortune aussi a été la plus déplorable dont on ait jamais entendu parler. Vous savez que de mon côté vous pouvez compter entre vos aïeuls les Ptolomées rois d’Égypte, et qu’enfin je suis descendue de Cléopâtre. Mais hélas ! on dirait que ce char de triomphe qu’Auguste lui destinait, a passé jusqu’à moi par droit de succession et que je n’ai fait que suivre celui qui lui était préparé. La fortune m’a pourtant traitée avec plus d’inhumanité, car, comme vous ne le pouvez ignorer, j’ai suivi un char que je croyais mener et que j’avais fait faire avec dessein de triompher de celui qui a triompher de moi. Vous savez encore que le commencement de ma vie n’a été rempli que de félicités. Le vaillant Odénat, votre père et mon cher seigneur, après m’avoir donné la couronne de Palmyrénie, voulut encore que je partageasse avec lui la gloire de ses conquêtes ; et je puis dire sans orgueil et sans faire tort à ce grand homme, que s’il avait donné à Zénobie la couronne qu’elle portait, elle aussi avait de sa main ajouté quelques feuilles de laurier à celle que la victoire lui avait mise sur la tête. Oui, mes filles, je puis dire sans offenser la mémoire d’Odénat, que nous conquêtâmes ensemble tout l’Orient, et que, poussés d’un juste sentiment, nous entreprîmes de venger sur les Perses les indignités que l’on avait fait souffrir à l’empereur Valérien que Sapor tenait prisonnier, pendant que l’infâme Gallienus, son fils, s’abandonnait à toutes sortes de délices. Odénat pourtant ne laissa pas de lui envoyer tous les prisonniers que nous fîmes en cette guerre. Nous prîmes les meilleurs places de la Mésopotamie, Carres et Nisibe se rendirent à mon cher seigneur, et, poursuivant la victoire, nous défîmes auprès de Ctésiphonte une multitude innombrable de Perses. Nous fîmes plusieurs satrapes prisonniers, leur roi même prit la fuite. Et demeurant presque toujours victorieux en toutes les rencontres où nous nous trouvâmes, la renommée fit tant de bruit de la valeur d’Odénat, qu’enfin Gallienus s’en éveilla. Alors, poussé par la crainte plutôt que par la reconnaissance, il le fit son collègue à l’empire, et pour l’honorer encore davantage il fit faire aussi, comme vous l’avez su, des médailles où mon cher Odénat traînait les Perses captifs. Jusque-là je n’ai eu que de la félicité, la victoire et la fortune m’ont également favorisée. Mais hélas ! le pourrai-je dire ? mon cher Odénat ayant été assassiné avec l’aîné de mes enfants, je passai d’une extrémité à l’autre et je fus aussi infortunée que j’avais été heureuse. Ce fut là, mes filles, que j’eus besoin de toute ma vertu pour supporter ce malheur, et la perte d’Odénat est sans doute ce qui m’a rendu moins rude la perte de ma liberté. J’eus plus de peine à suivre mon cher seigneur jusques au tombeau, que je n’en ai eu à suivre le char d’Aurélien ; et sa pompe funèbre me fit bien plus verser de larmes, que n’a fait la magnificence du triomphe que l’on a fait de moi. Mais quoique ma douleur fût excessive, je ne m’arrêtai pourtant pas longtemps à pleurer, je songeai à conserver l’empire à mes enfants et à laver le sang qu’il avait répandu, avec le sang de ses ennemis. Et comme on pouvait dire que la valeur avait été l’âme de ce grand homme, je fis vœu de passer toute ma vie à cueillir des palmes pour mettre sur son tombeau, afin de pouvoir dire un jour, que de ma seule main j’aurais vengé sa mort, conservé l’empire à ses enfants et élevé un trophée à sa gloire. Je crus (dis-je) qu’il valait mieux appendre sur son cercueil les dépouilles des ennemis que je surmonterais, que de mouiller ses cendres avec mes pleurs ; et en cette résolution, je pris les armes d’une main, et de l’autre les rênes de l’empire. J’ai toujours cru, mes filles, que toutes les vertus ne pouvaient être incompatibles, qu’il était possible qu’une même personne les possédât toutes, que celles des hommes pouvaient être pratiquées par des femmes, que la véritable vertu n’avait point de sexe affecté, qu’on pouvait être chaste et vaillante tout ensemble, témoigner de la grandeur de courage en une occasion et de l’humilité en l’autre, être sévère et clémente en diverses rencontres, pouvoir commander et obéir, et savoir porter des fers et une couronne, avec un même visage. C’est par ce sentiment (ô mes filles) que j’ai fait des choses si différentes en apparence, quoique j’aie toujours été la même que je suis aujourd’hui. Mais pour vous repasser toute ma vie, vous savez que la mort qui me ravit mon cher Odénat, ne me ravit pas le bonheur des armes. Au contraire, il semble que sa valeur se joignit à la mienne, je défis l’armée que Gallienus avait envoyé contre moi, sous la conduite d’Héraclien ; et, non contente de cette première victoire, je passai en Égypte et me rendis maîtresse absolue du royaume de mes prédécesseurs. De là, je fus jusques à Ancyre, ville principale de Galatie ; je portai même mes armes par toute la Bithynie, jusques à Calcédoine et au dessous du Bosphore, et, après avoir vaincu les Perses en diverses rencontres et porté le bruit de mes victoires par tout l’univers, Aurélien, conduit par la fortune et plus capable de se servir d’une épée, que ne l’avait été Gallienus, vint enfin en personne en arrêter le cours. Je vous repasserais mes infortunes exactement, comme j’ai fait ma félicité, si je ne savais bien, qu’il ne vous en souvient que trop ; et je n’aurais pas entrepris de vous dire mes victoires, si votre extrême mélancolie ne m’avait fait penser que, votre imagination ne recevant plus que de funestes images, vous les auriez oubliées. Vous n’ignoriez donc pas par quel chemin Aurélien m’a conduite à Rome. Vous vous souvenez sans doute comme la perfidie d’Héraclamon lui fit prendre la ville de Tiane, comme, malgré ma conduite et ma valeur, l’artifice d’Aurélien lui fit gagner la bataille devant Antioche, comme l’industrie de Zabas mit ma personne en sûreté, comme je me retirai dans Émèse et m’allai renfermer dans Palmyrénie en attendant le secours que les Perses, les Sarrasins et les Arméniens m’avaient promis. Vous savez (dis-je) qu’Aurélien m’y vint assiéger avec cette puissante armée qu’il avait lors, composée de Pannoniens, de Dalmates, des Mœsiens, de Celtes, de quantité de Maures et de grand nombre d’autres troupes tirées de l’Asie, de Thiane, de la Mésopotamie, de la Syrie, de la Phénicie et de la Palestine. Vous savez (dis-je) que je vis en ce temps-là un aussi grand appareil de guerre contre moi, qu’il en aurait fallu pour conquêter toute la terre. Néanmoins, je ne perdis pas le cœur en cette occasion ; vous savez que je défendis les murailles de Palmyrénie, avec autant de courage que de conduite, qu’Aurélien même y fut dangereusement blessé par un coup de flèche, qui peut-être lui fut tiré de ma main, car les dieux savent si j’ai épargné ma vie pour conserver votre liberté. Au reste, j’ai su depuis que je suis à Rome, que la postérité saura que je n’ai pas abandonné le trône qui vous appartenait, sans le défendre, Aurélien ayant écrit de sa main à Mucapor, son ami, qu’il était vrai qu’il faisait la guerre à une femme, mais à une femme qui avait plus d’archers à sa solde que si ç’eût été un homme. À une femme qui avait de la prudence dans le péril et qui, par sa prévoyance, avait fait un si grand appareil de guerre pour s’opposer à ses conquêtes, qu’il était impossible de s’imaginer le nombre prodigieux de dards et de pierres dont elle avait fait provision. Enfin (disait-il parlant toujours de moi), il n’y a endroit des murailles de Palyirénie, qui ne soit défendu de plusieurs machines. Les siens lancent à toute heure des feux à artifice sur les nôtres ; et, en peu de paroles, elle craint comme une femme et combat aussi comme une personne qui craint. Voilà, mes filles, ce que mon ennemi a dit de moi. Et certes, il n’avait pourtant pas raison de dire que je craignais, puisque lorsqu’il m’envoya offrir la vie et le pardon (car sa lettre était conçue en ces termes), pourvu que je rendisse la place et que je remisse entre ses mains toutes mes pierreries et tous mes trésors, je lui répondis avec tant de fermeté, qu’Aurélien s’en offensa. Il me souvient qu’entre autres choses que je lui disais, je lui mandais que jamais personne auparavant lui ne m’avait demandé ce qu’il désirait de moi : souviens-toi (lui disais-je) que la vertu doit aussi bien conduire les choses de la guerre que celles de la paix. Au reste, je t’apprends que le secours des Perses que nous attendons, ne nous manquera point ; nous avons dans notre parti les Arméniens et les Sarrasins, et puisque les voleurs de Syrie, Aurélien, ont vaincu ton armée, que sera-ce quand nous aurons les forces que nous attendons de toutes parts ? Alors certes, tu rabattras quelque chose de ce grand orgueil avec lequel, comme si tu étais pleinement victorieux, tu me commandes de me rendre. Vous voyez, mes filles, que durant que vous étiez aux temples à prier les dieux, je faisais toutes choses possibles pour vous conserver et pour ne rien faire contre ma gloire. Vous savez ensuite, comme Aurélien défit les Perses qui venaient à notre secours, et que, voyant qu’il était absolument impossible de sauver cette place, je voulus du moins mettre ma personne en sûreté ; mais le destin, qui avait résolu ma perte, fit enfin qu’Aurélien fut mon vainqueur et que je fus sa prisonnière. Aussitôt qu’il me vit, il me demanda d’où venait que j’avais eu l’audace de m’attaquer aux empereurs romains et de mépriser leurs forces ? Aurélien (lui dis-je), je te reconnais pour légitime empereur, parce que tu sais comme il faut vaincre ; mais pour Gallienus et ses semblables, je ne les ai jamais tenus pour tels. Jusques ici, mes filles, vous ne pouvez pas m’accuser d’avoir manqué de cœur. J’ai autrefois porté une couronne sans orgueil, j’ai eu la main assez ferme pour tenir tout à la fois, et un sceptre et une épée ; j’ai su également l’art de régner et l’art de combattre ; j’ai su vaincre et, qui plus est, j’ai su bien user de la victoire. J’ai reçu la bonne fortune avec modération et, dans le temps même où ma jeunesse et la faiblesse de mon sexe me pouvaient faire prendre quelque vanité du peu de beauté qui paraissait en moi, j’ai entendu sans plaisir tous les flatteurs de la cour me peindre dans leurs vers avec des lis et des roses, dire que mes dents étaient des perles orientales, que mes yeux, tous noirs qu’ils étaient, paraissaient plus clairs que le soleil, et que Vénus enfin n’était pas plus belle que moi. Je vous ai dit toutes ces choses, mes filles, et je me suis étendue plus que je ne devais pour vous faire comprendre qu’en toutes les actions de ma vie, je n’ai jamais eu de faiblesse. Ne pensez donc pas qu’en la plus importante de toutes celles que j’ai faites, et en celle où il fallait le plus de cœur, j’ai manqué d’en avoir, comme j’en ai eu en toutes les autres. Non, mes filles, je n’ai rien fait en toute ma vie, qui me donne une plus grande satisfaction de moi-même que d’avoir pu suivre un char de triomphe avec constance. C’est véritablement en ces occasions, qu’il faut avoir l’âme grande ; et qu’on ne me die point qu’en ces rencontres le désespoir est une vertu et la constance une faiblesse. Non, le vice ne saurait jamais être vertu, et la vertu aussi ne saurait jamais être vicieuse. Qu’on ne me die point encore, que cette sorte de constance est plus propre à des philosophes qu’à des rois, et sachez, mes filles, qu’il n’y a nulle différence entre des philosophes et des rois, sinon que les uns enseignent la véritable sagesse et que les autres la doivent pratiquer. Enfin, comme les souverains doivent l’exemple à leurs sujets, et qu’ils sont en vue à toute la terre, il n’est point de vertu qu’ils ne doivent suivre. Entre toutes celles qui sont néanmoins les plus nécessaires aux princes, la constance est la plus illustre, comme étant la plus difficile, car pour ce désespoir qui met le poignard à la main de ceux qui veulent éviter la servitude, c’est plutôt une faiblesse qu’une vertu. Ils ne peuvent regarder la fortune quand elle est irritée ; elle ne veut pas plutôt les attaquer, qu’ils évitent de la combattre ; elle ne les veut pas plutôt détruire, qu’ils aident eux-mêmes à son dessein. Par une faiblesse indigne d’eux, ils quittent la victoire à cette volage, et par une action précipitée, sans savoir bien souvent ce qu’ils font, ils quittent leurs fers en quittant la vie, dont ils n’ont aimé que les douceurs, sans en pouvoir souffrir les amertumes. Pour moi, mes filles, qui suis dans d’autres sentiments, je tiens que quiconque a vécu avec gloire doit mourir le plus tard qu’il lui est possible, et qu’à raisonnablement parler, la mort précipitée est plutôt une marque de remords, de repentir et de faiblesse, que de grandeur de courage. Quelqu’un me dira peut-être, que je suis d’un sang à ne jamais devoir porter de fers, que Cléopâtre n’ayant pas voulu suivre le char d’Auguste, je ne devais jamais suivre celui d’Aurélien, mais il y a cette différence entre cette grande reine et moi, que toute sa gloire consiste en sa mort et que je fais consister la mienne en ma vie. Sa réputation ne lui eût pas été avantageuse, si elle ne fût morte de sa main ; et la mienne ne serait pas au point où elle est, si je ne m’étais privée de la gloire de savoir porter des fers avec autant de grandeur de courage, que si j’eusse triomphé d’Aurélien, comme il a triomphé de moi. Si Cléopâtre eût suivi le char d’Auguste, elle eût vu cent objets fâcheux en traversant Rome, qui lui eussent reproché ses imprudences passées ; le peuple lui aurait sans doute fait entendre par ses murmures une partie des manquements de sa conduite. Mais pour moi, j’étais bien certaine de ne voir à l’entour du char que je suivais, que des hommes que j’avais vaincus autrefois et des témoins de ma valeur et de ma vertu. J’étais (dis-je) assurée de n’ouïr rien de fâcheux et de n’entendre parler que de mon malheur présent et de mes victoires passées. Voilà, disait ce peuple, la vaillante Zénobie, voilà cette femme qui a remporté tant de victoires, admirez sa constance en cette rencontre : ne dirait-on pas que ces chaînes de diamants qu’elle porte, la parent plutôt qu’ils ne l’attachent et qu’elle mène le char qu’elle suit ? Enfin, mes filles, pendant que j’étais toute chargée de fers, ou pour les mieux nommer, de chaînes d’or et de pierreries, comme une illustre esclave, pendant toute la magnificence de ce triomphe, qui est sans doute le plus fâcheux jour de servitude, j’étais libre dans mon cœur ; et j’eus l’âme assez tranquille pour voir avec plaisir, que ma constance arracha des larmes de quelques-uns de mes ennemis. Oui, mes filles, la vertu a de si puissants charmes, que l’austérité romaine n’y pu résister, et je vis quelques -uns d’entre eux pleurer la victoire d’Aurélien et mon infortune. Au reste, il ne faut pas avoir la faiblesse de laisser ébranler son âme par des choses qui ne la touchent point du tout, quand on est parfaitement sage. Tout ce grand appareil que l’on fait pour les triomphes, ne doit point donner d’effroi à un esprit raisonnable ; tous ces chariots d’or, ces chaînes de diamants, ces trophées d’armes et cette multitude de peuple, qui s’amasse à voir cette funeste cérémonie, ne doivent point faire peur à une personne généreuse. Il est vrai que mes chaînes étaient pesantes, mais quand elles ne blessent point l’esprit, elle n’incommodent guère les bras qui les portent ; et pour moi, en ce déplorable état, je pensai plus d’une fois que, comme la fortune avait fait que je suivais un char que j’avais moi-même fait faire pour triompher, par la même révolution qui arrive à toutes les choses du monde, il pourrait être qu’un jour, on vous ferait des sceptres des mêmes chaînes que je portais. Mais enfin, quand cela n’arrivera pas, ne vous en affligez que modérément, ayez plus de soin de vous rendre dignes du trône que d’y remonter, car de l’humeur dont je suis, je fais plus de cas d’un simple esclave quand il est fidèle, que du plus puissant roi du monde, quand il n’est pas généreux. Songez donc, mes filles, à supporter votre servitude avec plus de constance, et croyez certainement que, si j’ai été vaincue d’Aurélien, la mienne a surmonté la fortune. Il a assez paru dans toute la suite de ma vie, que la mort ne m’épouvantait point, quand elle pouvait m’être glorieuse ; je l’ai vue cent fois, sous un visage plus terrible que tous les désespérés ne l’ont jamais vue. Le poignard de Caton, l’épée de Brutus, les charbons ardents de Porcie, le poison de Mithridate ni l’aspic de Cléopâtre n’ont rien de si effroyable. J’ai vu une grêle de dards et de flèches tomber sur ma tête, j’ai vu cent javelines les pointes tournées contre mon cœur, et tout cela sans m’épouvanter. Ne pensez donc pas, si j’eusse cru que la mort m’eût pu être glorieuse, que je ne l’eusse trouvée en ma propre main : elle était accoutumée à vaincre les autres, elle aurait rompu mes fers si je l’eusse voulu, mais j’ai cru que j’aurais plus de gloire à les porter sans répandre des larmes, qu’à verser mon sang par faiblesse ou par désespoir. Ceux qui font consister leur satisfaction en eux-mêmes quittent le trône avec moins de regrets que les autres qui, ne rencontrant rien en leur âme qui les contente, sont contraints de trouver leur félicité dans les choses qui leur sont étrangères. Vous me demanderez peut-être ce qui reste à faire à des princesses qui ont perdu l’empire et la liberté, et je vous répondrai avec raison que, puisque les dieux ont voulu donner une si noble matière à votre courage, vous êtes obligées d’en bien user et de faire connaître à toute la terre, par votre patience et votre vertu, que vous étiez dignes du sceptre qu’on vous a ôté, et que les fers qu’on vous a donnés sont indignes de vous. Voilà, mes filles, ce qui vous reste à faire, et si vous pouvez vous laisser toucher à mon exemple et mes raisons, vous trouverez que la vie vous pourra être encore douce et glorieuse. Vous avez du moins cet avantage qu’en l’état qu’est votre fortune elle ne saurait devenir plus mauvaise qu’elle est, de sorte que si vous pouvez une fois vous y accoutumer, rien ne pourra plus après cela troubler votre repos. Souvenez-vous que de tant de millions d’hommes qui sont au monde, il n’y en a pas cent qui portent des couronnes. Et croyez-vous, mes filles que tous ces hommes soient malheureux, et que hors du trône il n’y puisse avoir nulle douceur ? Si la chose est ainsi, ô que vous êtes abusées ! Il n’est point de condition en la vie, qui n’ait ses peines et ses plaisirs, et la véritable sagesse est de savoir également bien user de toutes, si la fortune vous les faits éprouver. Ceux qui se font mourir eux-mêmes ne savent pas que tant que l’on est vivant, l’on est en état d’acquérir de la gloire. Il n’est point de tyran qui puisse m’empêcher d’immortaliser tous les jours mon nom, pourvu qu’il me laisse vivre et que je sois vertueuse ; et mon silence même, s’il me faisait souffrir quelque supplice que j’endurasse constamment, ne laisserait pas de parler pour moi. Vivons donc, mes filles, puisque nous le pouvons faire avec honneur et qu’il nous reste encore des moyens de témoigner notre vertu. Le sceptre, le trône et l’empire que nous avons perdus, ne nous ont été donnés que par la fortune, mais pour la constance, elle vient directement des dieux. C’est de leur main que je l’ai reçue, et c’est pour cela que vous la devez imiter ; elle est la véritable marque des héros, comme le désespoir l’est des faibles ou des inconsidérés. Ne vous mettez donc point en peine de ce que la postérité dira de moi, et ne craignez pas que le jour du triomphe d’Aurélien ait terni toutes mes victoires, puisque, comme je vous l’ai dit, c’est le plus glorieux de ma vie. Et puis, j’ai su qu’Aurélien a fait un portrait de moi en parlant au sénat, qui me fera connaître à nos neveux. Conservez-le, mes filles, afin que quand je ne serai plus, le souvenir de ce que j’ai été vous oblige à être toujours ce que vous devez être. Voici les couleurs dont Aurélien s’est servi en ce tableau. J’ai appris, a-t-il dit, qu’on me reproche que j’ai fait une chose peu digne d’un grand courage, triomphant de Zénobie ; mais ceux qui me blâment ne sauraient quelle louange me donner, s’ils savaient quelle était cette femme. Combien elle était avisée en ses conseils ; combien elle se montrait courageuse et constante en l’ordre qu’elle tenait ; combien elle était impérieuse et grave à l’endroit des gens de guerre ; combien elle était libérale, quand ses affaires l’y obligeaient ; et combien elle était sévère et exacte, quand la nécessité l’y contraignait. Je puis dire que ç’a été par son moyen qu’Odénat a vaincu les Perses et poursuivi le roi Sapor jusques à Ctésiphonte. Je puis assurer que cette femme avait tellement rempli l’Orient et l’Égypte de la terreur de ses armes, que ni les Arabes, ni les Sarrasins, ni les Arméniens n’osaient remuer. Que ceux donc à qui ces choses ne plaisent pas, se taisent, car s’il n’y a point d’honneur d’avoir vaincu et d’avoir triomphé d’une femme, que diront-ils de Gallienus, au mépris duquel elle a su maintenir son empire ? que diront-ils de Claudius, prince saint et vénérable, qui, étant occupé au guerres des Goths, par une louable prudence, a enduré qu’elle régnât, afin que cette princesse, occupant ailleurs ses armes, il pût plus aisément achever ses autres entreprises ? Voilà, mes filles, ce que mon vainqueur a dit de moi, quoique j’ai suivi son char. Ayez la même équité, je vous en conjure ; et croyez que quiconque a vécu de cette sorte, n’a que faire de se donner la mort pour immortaliser son nom.
Cette harangue fit voir que l’orateur persuadé persuade aisément les autres. Ces princesses vécurent comme leur mère n’avait pas voulu mourir ; et les jardins qu’Aurélien leur avait donnés pour leur demeure, et qu’on appelle aujourd’hui Tivoli, leur semblèrent plus beaux que le cercueil. L’histoire marque que cette généreuse reine fut toujours fort estimée de toutes les dames de Rome, et que ces filles furent mariées dans les plus illustres familles. C’était peu pour leur naissance, mais c’était beaucoup pour leur infortune, puisque ce même peuple avait cru qu’Antoine et Titus s’étaient mariés indignement, quoiqu’ils eussent épousés des reines. Ce sentiment était superbe, mais c’était celui des maîtres du monde ; et qui dit cela, dit tout.
Après que Brutus et Cassie eurent été défaits, et qu’ils se furent tués, Porcie, femme du premier et fille de Caton d’Utique, témoigna par ses discours et par ses actions, qu’elle voulait suivre la fortune de son mari et qu’elle ne voulait plus vivre. Ses parents, qui voulaient l’empêcher de mourir, après lui avoir ôté tout ce qui pouvait servir à ce funeste dessein, lui envoyèrent le philosophe Volumnius, qui avait été intime ami de Brutus, pour tâcher de lui persuader par raison, qu’elle ne devait pas s’abandonner au désespoir. Mais cette généreuse femme, après l’avoir écouté avec beaucoup d’impatience, lui répondit de cette sorte.
Porcie, femme de Brutus
Ô quel rang tiennent tes vertus,
Généreuse Porcie, entre les grandes âmes ?
Ô fille de Caton et femme de Brutus,
Quelles doivent être tes flammes,
Puisqu’enfin pour finir tes tristes accidents,
Tu meurs par des charbons ardents ?
C’est en vain, ô sage Volumnius, que mes parents vous ont choisi pour me persuader de vivre après la perte que j’ai faite, n’étant pas croyable que cette même philosophie, qui mit l’épée à la main de l’illustre Caton, mon père, et qui l’a mise ensuite en celle de mon cher Brutus, puisse me faire croire que la conservation de ma vie soit ni une chose juste, ni une chose possible. Non, Volumnius, en l’état où je suis réduite, je ne puis et ne dois plus vivre. Vous savez que, malgré mon sexe, cette philosophie que vous employez contre moi, ne m’est pas tout à fait inconnue, et que le vertueux Caton, mon père, me l’a fait apprendre avec assez de soin. Ne croyez donc pas que la résolution que je prends soit un effet d’un esprit aveuglé de sa propre douleur et d’un désespoir sans raison. Il y a longtemps que je médite là-dessus, et que dans l’incertitude des choses, j’ai formé le dessein que j’exécuterai aujourd’hui. Toute autre que moi pourrait peut-être satisfaire aux cendres de son mari en répandant des larmes le reste de ses jours, mais la fille de Caton et la femme de Brutus doit agir d’une autre sorte. Aussi suis-je bien assurée que Porcie a l’âme trop grande pour mener une vie indigne de sa naissance et de l’honneur qu’elle a d’avoir pour père et pour mari les deux plus illustres Romains. Car pour ceux qui vivent aujourd’hui, ce ne sont plus de véritables Romains, ce sont les restes des esclaves de Jules César ou, pour mieux dire encore, ce sont des tigres enragés qui déchirent le sein de leur mère en désolant leur patrie. Hélas ! qui eût jamais pu croire que le peuple romain fût devenu l’ennemi de sa propre liberté ? qu’il eût lui-même, non seulement forgé les chaînes qui le captivent, non seulement élevé sur le trône celui qui avait fait mourir tant de millions d’hommes pour y arriver, mais qu’il eût encore été capable de pleurer la mort du tyran, de le placer au rang des dieux et de poursuivre comme un criminel un homme qui, pour lui redonner la liberté, hasardait sa vie et méprisait même l’amitié de César ! Car que n’eût-il obtenu de lui, s’il eût pu se soumettre à la servitude ? Ses fers auraient sans doute été plus légers que ceux des autres ; et pour peu de soin qu’il eût apporté, il eût été maître de celui qui l’était de tout le monde. Mais Brutus était trop généreux pour établir sa félicité particulière sur la ruine du public. Il savait que le premier devoir emporte ou doit emporter tous les autres ; que devant toutes choses à son pays, il ne devait rien à César ; qu’étant né citoyen romain, il devait haïr le tyran ; que pour n’être pas ingrat à sa patrie, il fallait en quelque sorte l’être envers César ; et qu’étant de la race du premier Brutus, il devait le secours de son bras et de sa valeur à la république oppressée. Cependant, après avoir fait toutes ces choses, ce peuple lâche et insensé, exile celui à qui il devait dresser des statues dans toutes les places publiques. Cette extrême ingratitude ne lassa toutefois pas la vertu de Brutus. Vous savez, ô sage Volumnius, tout ce qu’il a fait pour la patrie ; aussi ne vous le dis-je pas pour vous l’apprendre, mais pour employer le peu de vie qui me reste, à parler des grandes choses qu’il a faites, et à vous conjurer de les faire savoir à la postérité. Souvenez-vous donc, Volumnius, qu’encore que tous les Romains fussent des ingrats pour lui, il n’a pas laissé de faire toutes choses pour eux ; et lorsque ces lâches, au lieu d’un tyran, en ont souffert trois, il a eu plus de compassion d’eux que de ressentiment de leur ingratitude. Et sans songer à sa conservation, que n’a-t-il point fait pour les rendre heureux malgré qu’ils en eussent ? Mais ces ennemis de la vertu sont si fort accoutumés à l’esclavage, qu’ils gardent leur chaînes comme leurs plus chers trésors, et jusques au point qu’après que Brutus les eut rompues, ils les renouèrent eux-mêmes avec soin ; et Rome, qui depuis tant de siècles a commandé toute la terre, se soumit volontairement à la tyrannie. Ô Caton, ô Brutus ! qui l’eût jamais pensé ? et qui eût pu croire que les dieux eussent protégé le crime et oppressé l’innocence ? Je vois bien pourtant ce qui porte le ciel à nous nuire : la mort de Brutus est le châtiment de Rome et le plus grand malheur qui lui pût jamais arriver, et c’est sans doute pour la punition des Romains, que les dieux ont permis qu’il ait achevé ses jours. Pour Brutus, sa peine fait sa récompense, l’ingratitude des Romains sert à sa gloire, et sa mort même illustre si fort sa vie que j’ai presque honte d’en répandre des larmes. Aussi puis-je assurer que j’ai pleuré davantage pour son absence, que je n’ai fait pour sa perte. Je regardais lors ma douleur comme n’ayant point de termes, et mon âme étant balancée entre l’espérance et la crainte, je trouvais quelque soulagement à pleurer. Mais aujourd’hui que je n’ai plus rien à perdre et que je vois un moyen infaillible de finir ma misère, j’ai l’âme plus tranquille ; et quoique ma douleur soit la plus grande que personne ait jamais sentie, je souffre pourtant avec moins d’impatience, parce que je sais qu’elle finira bientôt. Et ne me dites point que je dois vivre pour conserver la mémoire de Brutus : l’action qu’il a faite est si grande et si noble qu’elle vivra toujours en celle de tous hommes. Il sera toujours regardé comme le premier et le dernier des Romains, et les tyrans même qui régneront après ceux-ci, serviront encore à en conserver le glorieux souvenir. Tant qu’on verra des rois à Rome, on se souviendra que l’ancien Brutus les avait chassés et que le dernier est mort pour sauver la liberté que le premier lui avait acquise. Car je ne doute point que Rome ne soit toujours asservie, étant indubitable que si elle eût pu recouvrer sa liberté, Brutus la lui aurait redonnée, mais ne l’ayant pu faire, il a du moins eu la gloire de mourir sans être esclave. Ne trouvez pas donc étrange si, étant fille et femme de deux hommes libres jusques à la mort, je veux partager cette gloire avec eux. Et puis, à dire vrai, Brutus ne serait pas tout à fait en liberté, si j’étais assez lâche pour vivre captive. Il manquerait quelque chose à sa gloire, si j’oubliais la mienne ; l’affection qu’il eut toujours pour moi fait que nos intérêts ne peuvent être séparés. Je fus de la conspiration, puisque je la sus auparavant qu’elle fût exécutée, il est donc bien juste que je suive le destin de Brutus ; et sachez, Volumnius, que celle qui eut l’âme assez ferme pour se donner un coup de poignard, pour en souffrir la douleur et pour la cacher afin de témoigner à son mari qu’elle saurait bien celer un secret, ne changera pas aisément la résolution qu’elle a prise de mourir. L’image de Caton et celle de mon cher Brutus me remplissent tellement l’esprit que je ne vois plus autre chose, et leur mort me semble si digne d’envie, que je la regarde comme le plus grand bien qui me puisse jamais arriver. Souvenez-vous, Volumnius, que le vrai zèle de la vertu consiste au désir de l’imiter, car ceux qui louent les hommes vertueux sans les suivre autant qu’ils le peuvent, méritent plus de blâme que de louange, puisqu’ils connaissent le bien et ne le suivent pas. Caton est mort avec cet avantage d’avoir fait dire à César qu’il portait envie à sa mort, parce qu’elle le privait de la gloire de lui pardonner ; et je veux qu’Octave porte envie à Brutus, de ce qu’il avait su choisir une femme assez courageuse pour le suivre jusques au tombeau. C’est là que nous jouirons d’une liberté que nous ne pourrons plus perdre, pendant que les Romains gémiront sous la pesanteur de leurs fers. Mais un jour viendra que le nom de Brutus leur sera en vénération, qu’ils souhaiteront un bien qu’ils ont refusé, et que le sang de Caton et de Brutus les fera rougir de confusion. Oui, ces citoyens romains qui se voyaient les maîtres de la terre, qui avaient des rois pour sujets, dont la gloire était sans tache et dont la puissance n’avait rien au dessus d’elle que celle des dieux, seront dorénavant d’infâmes esclaves, et leur servitude sera si rigoureuse qu’ils ne seront pas maîtres de leur propre volonté. Ils prendront tous les vices de leurs tyrans, et Rome, qui était une école de vertu, deviendra une retraite de lâches adulateurs. Ô ciel ! est-il possible que les inclinations d’un si grand peuple se soient changées en un instant ? Tous ces millions d’hommes qui combattaient dans les plaines de Pharsale, sous les enseignes de Pompée, ont-ils tous été tués en cette bataille, ou ont-ils perdu le cœur en la perdant ? Tous ces rois qui tiennent leurs couronnes de l’autorité du sénat, sont-ils tous ingrats ? et n’y en a-t-il aucun qui ait pu souffrir que Brutus l’ait déchargé de ses fers ? Ce désir de liberté, qui est si puissant parmi tous les animaux qui vivent en la terre, est-il éteint parmi les hommes ? Et le sang d’un tyran mort est-il si cher aux Romains, que pour en honorer la mémoire et en porter le deuil, ils veuillent se charger de chaînes pour toute leur vie ? Oui, toutes les légions romaines ont perdu le cœur ; tous les rois nos vassaux sont prêts de mettre leurs couronnes aux pieds de leurs tyrans ; tous les Romains préfèrent l’esclavage à la liberté, les cendres de César leur sont en vénération ; et pour dernier malheur, Brutus les a abandonnés. Ne pensez pas toutefois, Volumnius, qu’il ait voulu m’abandonner : il est vrai que lorsque nous nous séparâmes en la ville d’Éléa, il ne voulut pas que je demeurasse auprès de lui, quoique je fisse pour cela toutes choses possibles, parce, disait-il, que le voyage m’aurait donné trop de peine, et que même je lui pourrais être plus utile à Rome que dans son armée. Mais en cette occasion, il n’en a pas été ainsi ; je sais bien que Brutus a songé à moi en mourant, qu’il m’attend au lieu où il est, et qu’il ne doute point que Porcie ne se souvienne que l’illustre Caton aima mieux déchirer ses entrailles que survivre à la liberté de son pays, et qu’elle, ayant encore de plus puissantes raisons qui l’y doivent porter, ne manquera pas de suivre le chemin qu’il lui a tracé. Quand la vie ne saurait plus être ni honorable ni heureuse, c’est une extrême prudence de la quitter, étant certain qu’elle ne nous doit être chère qu’autant qu’elle sert à notre gloire ou à celle de la patrie. Cela étant ainsi, je ne dois plus conserver la mienne ; oui, Volumnius, je dois ma mort à ma propre gloire, à celle de Caton, à celle de Brutus et à celle de Rome. Mais ne pensez pas que cette mort me soit rude : je vais en un lieu où sans doute l’on connaît et l’on récompense la vertu. Cet effroyable fantôme que Brutus vit sans s’épouvanter auprès de la ville de Sardis, et depuis auprès de celle de Philippes, ne m’apparaît point : je ne vois que l’ombre de mon mari qui m’appelle et qui semble avoir quelque impatience que la mienne soit auprès d’elle. Je vois celle de Caton qui, retenant l’autorité de père, semble me commander de me hâter de quitter un lieu indigne de la vertu de Porcie. Jugez, Volumnius, si cete vision m’épouvante et si dans les deux chemins que j’ai à suivre, je puis avoir quelque difficulté à choisir. D’un côté, je vois ma patrie désolée, toute la terre couverte du sang de nos amis, nos persécuteurs devenir nos maîtres, tous mes parents en servitude ; et pour tout dire, rien au monde ne me peut plus être cher que les cendre de Brutus. Voilà, Volumnius, ce que je vois de ce côté-là. Mais de l’autre, je n’y vois que des félicités : mon père et mon mari m’attendent, le premier me demande le fruit des instructions qu’il m’a données, et l’autre la récompense de l’affection qu’il m’a témoignée. Oui, généreux Caton, oui, illustre Brutus, Porcie fera ce qu’elle doit en cette occasion, et rien ne pourra l’en empêcher. Car ne pensez pas, ô sage Volumnius, que la volonté soit une chose que l’on puisse contraindre : c’est par elle que nous ressemblons en quelque façon aux dieux, c’est un privilège que le ciel nous a donné. Les tyrans ne la sauraient forcer, elle n’est point sous leur domination, et quand on a l’âme ferme et résolue, on ne change jamais les desseins qu’on a faits. Ne croyez donc pas que les soins de mes parents puissent m’empêcher de mourir, ni moins encore que vos raisons ébranlent en quelque façon mon esprit. Caton ne se laissa point fléchir aux larmes de son fils, et Porcie ne se laissera non plus toucher à celles des ses proches ni à vos discours. Brutus, pour éviter la servitude, a pu se résoudre à me quitter ; et par quelle raison ne me serait-il pas plus aisé et plus juste encore qu’à lui, de finir ma vie ? Ma liberté m’est aussi chère que la sienne lui était précieuse, mais j’ai cet avantage et cette douceur en mourant, qu’au lieu qu’il ne pouvait être libre qu’en m’abandonnant, je n’ai qu’à le suivre pour conserver ma franchise. Vous voyez donc bien, ô sage Volumnius, après tout ce que je viens de dire, que la mort m’est glorieuse, nécessaire et douce. Ne songez donc point à m’en empêcher, puisque aussi bien vos soins seraient inutiles. Ceux à qui l’on fait changer de semblables résolutions, voulaient sans doute être persuadés, ils avaient dans le fond du cœur un sentiment secret qui s’opposait à leur volonté, et leur propre faiblesse était une garde assez forte pour conserver leur vie. C’étaient de ces gens qui voulaient s’amuser à choisir le genre de mort dont ils voulaient finir, afin que l’on eût loisir de les en empêcher. Mais pour moi, il n’en ira pas ainsi : je ne cache point mon dessein, je ne veux point tromper mes gardes, je leur dis franchement que j’échapperai de leur mains et que la mort me délivrera de la peine où je suis. Oui, Volumnius, je m’en vais mourir : ô illustre et grand Caton ! ô généreux Brutus ! venez recevoir mon âme. Voyez chères ombres, si je suis digne du nom que je porte, ne me désavouez pas pour ce que je vous suis ; car, si je ne me trompe, ma fin ne sera pas indigne d’une véritable Romaine. Voyez, mon cher Brutus, si j’ai quelque faiblesse en cette dernière heure, ou plutôt si je n’ai pas une extrême impatience d’être auprès de vous. Vous voyez, ô généreux Caton, que l’on m’ôte les poignards, les poisons et tout ce qui pourrait ce semble servir à mon dessein ; ma chambre est devenue ma prison, il n’y a pour moi ni précipice ni cordeaux, et j’ai des gardes qui m’observent. Mais en m’ôtant toutes ces choses, on ne m’ôte pas la volonté de mourir ni la mémoire de votre vertu. Je me souviens, ô illustre Caton, de ce jour glorieux où vous surmontâtes César en vous surmontant vous-même. Vous disiez lors à ceux qui vous gardaient, que votre vie n’était point en leur puissance, puisque pour la finir vous n’aviez qu’à vous empêcher de respirer ou à vous écraser la tête contre la muraille . C’est donc en suivant une si généreuse leçon, que je m’en vais trouver mon cher Brutus. Voyez, ô illustre mari, la dernière action de Porcie, jugez de sa vie par sa mort, et de l’affection que j’ai eue pour vous, par ces charbons ardents que je tiens et qui vont m’étouffer.
En disant ces dernières paroles, elle fit ce qu’elle disait ; et par une fermeté de courage qui donne de l’admiration et de l’horreur, elle fit voir que les choses ne sont aisées ou impossibles que selon la manière dont on les envisage, et que lorsqu’on aime quelqu’un plus que sa vie, l’on n’a point de peine à suivre sa mort.
Pendant la guerre de Judée, Titus devint passionnément amoureux de Bérénice, reine de Chalsis, petite-fille de Mariamne ; et même, selon l’opinion de quelques-uns, il l’épousa secrètement. Comme il fut retourné à Rome, où il la mena, le peuple romain, qui traitait toutes les étrangères de barbares, et les reines aussi bien que les autres, n’approuva point cette alliance, de sorte que l’empereur Vespasien ordonna à son fils de la renvoyer. Ce fut donc en cette fâcheuse conjoncture que cette princesse affligée parla ainsi au grand Titus.
Bérénice, reine de Chalsis
Tu perds amant et sceptre, ô beauté sans seconde !
Mais en dépit du peuple et malgré sa rigueur,
Tu te consolerais de l’empire du monde,
Si tu pouvais garder l’empire de son cœur.
Ne pensez pas, ô illustre et généreux Titus, que je me plaigne de vous en m’en séparant, puisqu’au contraire, vous connaissant comme je fais, je vous plains au lieu de vous accuser, et sans rien dire contre vous, je vous demande seulement la liberté de me plaindre de la fortune qui, après vous avoir tant favorisé en toutes les choses de la guerre, vous traite aujourd’hui si cruellement en ma personne. Car je ne doute point que vous ne ressentiez plus de douleur à m’abandonner, que vous n’avez de joie de toutes vos victoires. Je sais que, quoique l’ambition soit une passion aussi forte que l’amour, elle ne la surmonte point en votre âme, et je veux même croire pour me consoler en ma disgrâce, que si vous étiez en état de disposer absolument de vous, vous préféreriez la possession de Bérénice à l’empire de tout le monde. Mais cette raison d’État, qui autorise tant de crime et tant de violences, ne peut souffrir que l’invincible Titus, après avoir tant de fois hasardé sa vie pour assurer la félicité des Romains, puisse songer à la sienne particulière. Je n’avais pourtant jamais ouï dire que l’amour fût une passion honteuse quand l’objet en était honnête ; au contraire, je pensais que c’était une marque des grandes âmes, puisque tous les héros de l’antiquité s’en étaient trouvés capables. Je pensais (dis-je) que cette passion, quand elle régnait dans une cœur généreux, lui inspirait encore une nouvelle ardeur d’acquérir de la gloire ; cependant, je vois bien que ce n’est pas l’opinion ni de l’empereur ni du sénat, et que je me suis trompée en mes conjectures. Si vous aviez choisi pour objet de votre amour une personne absolument indigne de vous, leurs plaintes seraient plus supportables, et je mériterais le traitement que je reçois si j’avais mis en l’âme de Titus un sentiment bas et honteux ; mais, si je ne me trompe, on ne vous peut pas reprocher d’avoir pris une alliance fort inégale. Alexandre ne crut néanmoins rien faire contre sa gloire lorsqu’il épousa Roxane, quoiqu’elle fût captive et étrangère, et cette erreur que l’amour lui fit commettre, n’a pas empêché que le bruit de ses victoires ne soit venu jusques à nous et qu’il ne soit mis au rang des plus illustres héros. La faute qu’on vous reproche n’a pourtant rien de comparable à celle-là, car enfin, comme vous le savez, je suis la petite-fille de Mariamne, je compte entre mes aïeux tous les anciens rois de Judée, et je porte moi-même une couronne qui, ce me semble, devait obliger le sénat à ne me traiter pas si cruellement. Oui, Titus, la Palestine a eu des héros aussi bien que Rome, les Jonathans, les Davids et les Salomons, dont je suis sortie, ont fait peut-être d’aussi belles choses que les Romulus, les Numa Pompilius et les Césars, et les superbes et riches dépouilles que vous prîtes dans le temple de Jérusalem et dont vous ornâtes votre triomphe, n’ont que trop fait voir à Rome la grandeur et la magnificence des mes pères. Si j’étais d’un sang ennemi à la république, comme l’était autrefois Sophonisbe fille d’Asdrubal, je dirais qu’on aurais raison de craindre qu’après avoir vaincu le généreux Titus, je ne voulusse rendre ma victoire funeste au sénat, et le porter ensuite à faire des chose contraire à son autorité. Mais je suis d’une race accoutumée à recevoir des couronnes des empereurs romains : le grand Agrippa, mon père, tenait le royaume de Lisanie de la libéralité de Cajus, aussi bien que celui de Chalsis, dont je porte le sceptre aujourd’hui. Le second Agrippa, mon frère, a reçu la même faveur de l’empereur votre père, et sa mort a fait assez connaître qu’il n’en était pas ingrat. Ce fut en votre présence qu’il perdit la vie, en voulant obliger les habitants de Gamala à se rendre et à reconnaître l’autorité de Vespasien ; cependant, pour me consoler de sa perte, on me bannit comme une criminelle. On dirait que j’ai voulu renverser l’empire, et à peine se trouve-t-il un coin de terre assez reculé de Rome pour m’y envoyer en exil. Vous savez pourtant, ô mon cher seigneur, que je n’ai commis aucun crime, que de recevoir l’honneur que vous m’avez fait en me donnant le glorieux titre de votre femme. L’innocente conquête que mes yeux ont faite de votre cœur, est ce qui me rend coupable. Les Romains veulent que vous soyez leur captif et non pas le mien, ils veulent disposer de votre amour et de votre haine comme meilleur leur plaît, et vous choisir une femme selon leur fantaisie et non pas selon vos inclinations. Au reste, mon cher seigneur, je sais que mes larmes peuvent être suspectes à quiconque ne me connaîtra pas : ceux de mes ennemis qui verront ma douleur, vous diront sans doute que je regrette autant l’empire que Titus, et que l’ambition a plus de part en mon âme que l’amour. Mais s’il est vrai que vous m’aimiez autant que vous l’avez dit, vous jugerez de mes sentiments par les vôtres, et vous connaîtrez sans doute que votre seule personne fait toute ma douleur, comme elle a fait toute ma félicité. Non, Titus, la magnificence de Rome ne m’éblouit point, le trône qui vous attend n’a rien contribué à l’affection que j’ai pour vous, et les vertus de votre âme et l’amour que vous avez eue pour moi ont été les seules choses que j’ai considérées, quand j’ai formé la résolution de vous aimer. Prenez donc, quand il vous plaira, une personne avec qui vous partagiez la souveraine puissance que vous aurez un jour, sans craindre que je vous en veuille mal ; mais de grâce, ne partagez jamais un cœur où vous m’avez fait régner. C’est un empire qui m’appartient et que vous ne pouvez m’ôter sans injustice. Vous ne pouvez pas, mon cher Titus, m’accuser de demander trop de vous, puisque je ne demande que ce que vous-même m’avez donné. Vous ne pouvez pas non plus me dire que ce cœur n’est point en votre puissance, que Vespasien le tient en ses mains, que le sénat en dispose, et qu’enfin vous n’en êtes pas le maître. Tous les esclaves, quelques accablés de chaînes qu’ils puissent être, jouissent de ce privilège : ils aiment et haïssent qui bon leur semble, et leur volonté est aussi libre dans les fers que s’ils étaient sur le trône. Cela étant ainsi, vous jouirez sans doute de la même liberté et ne me refuserez pas la grâce que je vous demande. Vous donnerez une femme à l’illustre Titus, pour contenter le caprice du peuple, mais vous ne donnerez point de rivale à Bérénice. Elle sera seule en votre âme comme vous êtes seul en la sienne, et quoiqu’éloignée de vous, elle sera pourtant toujours présente à votre esprit ; si cela est ainsi, je souffrirai mon exil avec patience. Mais dieux ! puis-je seulement songer à ne vous voir jamais ? Non, Titus, il m’est absolument impossible, mon destin est inséparable du vôtre, et quoi que puissent faire Vespasien et toute l’autorité du sénat, il faut que je ne vous quitte point. Il y aurait de la faiblesse à vous abandonner, vous pourriez me reprocher que la crainte d’être mal traitée, m’aurait fait obéir trop promptement à l’ordre que j’ai reçu de sortir de Rome, et vous pourriez enfin m’accuser de peu d’affection. Mais non, je me dédis de ce sentiment, il y aurait de l’ingratitude à en user ainsi. Il ne faut pas que Bérénice vous coûte l’empire : conservez-le donc et laissez-la partir. C’est assez pour elle si vous la plaignez, et si, lorsque vous arriverez à la couronne, vous vous souvenez seulement que la possession que vous en aurez vous aura coûté Bérénice. En vérité, Titus, il y a quelque chose de bien étrange à notre aventure ; car le moyen de penser que ce même peuple, qui se prépare déjà à vous reconnaître pour maître de toute la terre, veuille vous donner des lois en une chose qui vous est si importante, et qui le lui est si peu ? et que ces mêmes personnes, sur lesquelles vous aurez un pouvoir absolu, que vous disposerez de leurs biens et de leurs vies, ne puissent pourtant souffrir que vous m’aimiez ? Suis-je femme ou ennemie de tous les Romains ? ont-ils de la jalousie ou de la haine pour moi ? craignent-ils que je ne veuille vous porter à réédifier les murs de Jérusalem ? ai-je entrepris quelque chose contre le bien public, ou les ai-je offensés chacun en particulier ? Non, Titus, je n’ai rien fait, je n’ai rien dit, je n’ai rien pensé contre eux, et mon plus grand crime est que je suis malheureuse et que vous m’aimez. Mais veuille le ciel que je sois toute ma vie criminelle de cette sorte ; continuez, mon cher seigneur, à leur donner de nouveaux sujets de me haïr en m’aimant toujours ; témoignez-leur que la victime que vous immolez pour eux, vous est chère ; et pour votre gloire autant que pour la mienne, faites-leurs connaître que l’affection que vous avez pour moi a eu de légitimes fondements. Cachez mes défauts et exagérez avec soin le peu de bonnes qualités qui sont en moi ; dites-leur que l’affection que j’ai eue pour vous m’a tenu lieu de mérite, et qu’enfin vous trouviez en ma personne un digne objet de votre amour. Pour moi, je ne suis pas en peine de justifier celle que j’ai pour vous : votre valeur et votre vertu sont si généralement connues par toute la terre, que je n’ai que faire de dire par quelles raisons je vous aime. Ce sentiment est si universel que si vous n’étiez infiniment bon, vous ne m’en seriez pas obligé. Mais, mon cher Titus, puis-je vous dire une chose que j’ai en l’esprit ? oui, puisque mon affection la cause, elle ne saurait vous déplaire, et vous êtes trop équitable pour condamner Bérénice, quand vous connaissez qu’elle n’est coupable que d’un excès d’amour. Je ne voudrais pas, en l’état que sont les choses aujourd’hui, vous arracher la couronne que vous devez porter, en vous obligeant à me suivre, car il n’y a point de coin en la terre, où l’illustre Titus pût vivre inconnu. Mais s’il m’est permis de vous dire tout ce que je pense, je voudrais qu’étant nés sans couronne, sans royaume et sans empire, nous puissions vivre ensemble en quelque lieu, où la vertu seule régnât avec nous. Je voudrais (dis-je) que vous ne fussiez pas ce que vous êtes, et je ne voudrais pourtant pas que vous fussiez changé. Enfin, l’excès de ma douleur et de mon affection font que ne trouvant rien en toutes les choses possibles qui me satisfasse, je suis contrainte, pour me consoler, de faire des souhaits dont l’exécution est impossible. Pardonnez-moi, mon cher Titus, si j’ai voulu vous ravir la couronne : je m’en repens, quoique je connaisse bien dans vos yeux, que ce sentiment ne vous offense pas. Jusques ici, j’avais toujours cru ne pouvoir jamais vous voir aucune douleur sans la partager avec vous ; cependant il est certain que celle que je vois peinte sur votre visage, adoucie mon affliction, que vos larmes diminuent l’amertume des miennes, et qu’en l’état qu’est mon âme, je ne puis avoir de sentiment plus doux que de vous voir infiniment affligé. Oui, Titus, mon désespoir est si grand que ne pouvant vivre heureuse auprès de vous, il y a des moments où je souhaiterais que nous fussions toujours malheureux, pourvu que nous fussions ensemble. Cet injuste sentiment ne dure pourtant guère en mon esprit, et passant d’une extrémité à l’autre, je souhaiterais être encore plus infortunée et que vous ne le fussiez pas. Il me semble lors, que les Romains ont raison de m’exiler, puisque je suis capable de troubler le repos de leur prince. Je voudrais pouvoir partir sans vous affliger, emporter dans mon cœur votre douleur avec la mienne, et dans un sentiment si tendre, je vous plains davantage que je ne me plains moi-même. Au reste, s’il est possible que je puisse vivre sans vous, je suis bien certaine d’apprendre souvent de vos nouvelles, quand même vous ne m’en donnerez pas. La renommée dira les belles choses que vous ferez, et je souhaite de tout mon cœur qu’elle veuille aussi bien se charger de mes larmes que de vos exploits, et faire en sorte que vous puissiez savoir que le temps ni l’absence n’auront rien diminué de ma douleur ni de mon affection. Souvenez-vous, mon cher Titus, toutes les fois que votre grand cœur vous portera à faire une belle action, que Bérénice y trouvera tout ensemble un sujet de consolation et de douleur. Elle se réjouira de votre gloire et s’affligera de la perte qu’elle aura faite ; mais quoi qu’il advienne, elle vous aimera toujours également. Je pense toutefois que je ne serai pas longtemps en peine de prendre part aux choses qui vous arriveront, car la douleur que je sens est si forte que je ne crois pas qu’elle puisse être longue. Si mon exil était un effet de votre inconstance, que vous eussiez changé de sentiments pour moi, que votre mépris fût la cause de ma disgrâce, j’aurais du moins la consolation de me plaindre de vous. Je soulagerais mon tourment en vous appelant ingrat et perfide, la colère et le dépit partageraient mon cœur, je pourrais espérer un jour de ne vous aimer plus, et soit par ressentiment ou par gloire, je me séparerais de vous presque sans pleurer. Mais de la façon qu’est la chose, je vois partout des sujets de m’affliger et rien qui puisse adoucir ma douleur. Je ne perds pas seulement un amant, je perds un amant fidèle, et le perds d’une façon qui ne me permet pas de me plaindre de lui. J’accuse le sénat et le peuple, pour ne me plaindre pas de l’empereur, parce qu’il est son père, et sans pouvoir l’accuser, sinon de l’avoir trop aimer, je pars la plus malheureuse personne qui fût jamais. Mais que dis-je, insensée que je suis ! c’est par là que je trouve quelque sujet de me consoler, puisque je quitte Titus et que ce n’est pas lui qui me quitte. La fortune m’arrache d’auprès de lui contre sa volonté, elle le menace de lui ôter la couronne s’il ne consent à mon exil, et dans cet instant j’ai la satisfaction de voir mon cher Titus m’estimer plus que l’empire de tout le monde. Il est vrai pourtant qu’il faut l’abandonner, mais j’ai du moins cet avantage en partant, de savoir que je demeure en mon âme, et que rien ne m’en pourra chasser. Je vois, si je ne me trompe, que votre silence m’accorde ce que je dis : vos soupirs m’en assurent et vos larmes ne me permettent pas d’en douter. Vous avez certainement l’âme trop bien faite pour être capable d’infidélité ou d’oubli ; l’inconstance est un défaut que l’on ne peut trouver en vous, puisqu’il est assuré que c’est une marque de faiblesse et de peu de jugement. Il ne faut pas donner son cœur, sans y avoir pensé longtemps, mais quand on l’a donné, il ne faut jamais le retirer. Pour moi, je trouve que nous avons plus de droit sur le bien d’autrui qui n’a point été à nous, que nous n’en avons sur les présents que notre libéralité a faits. Les autres choses peuvent quelquefois venir en notre puissance sans injustice, mais ce que nous avons une fois donné ne doit plus jamais être nôtre. C’est avoir renoncé à tous les droits que nous y pouvions prétendre, et il n’est point de loi qui nous en puisse mettre en possession avec justice. Cela étant ainsi, je suis assurée de posséder toujours votre cœur, c’est par cette pensée que je puis espérer de vivre dans mon exil, c’est par là seulement que la vie me peut être supportable, et par là seulement que je puis ne me dire pas absolument malheureuse. J’espère qu’avec le temps, les Romains pourront connaître que l’amour que vous avez pour moi n’a rien d’injuste, je ne vous ai aussi inspiré que des sentiments raisonnables. Je ne demande point, ô Titus, que vous vous perdiez pour me conserver, je ne veux point que vous vous opposiez à l’empereur, je ne veux point que vous vous acquériez la haine du sénat, je ne veux point que vous irritiez le peuple contre vous, je ne veux point que vous tâchiez de faire soulever les légions, je ne veux point que vous refusiez la belle Arricidia que je sais que l’on vous destine, je ne veux point (dis-je) que vous perdiez l’empire pour l’amour de moi. Au contraire, je vous conseille et vous conjure d’obéir à l’empereur, de suivre l’avis du sénat, de contenter la bizarrerie du peuple, de garder vos légions pour faire de nouvelles conquêtes, de recevoir au trône la trop heureuse Arricidia, et de conserver l’empire que le destin vous promet et que la naissance vous donne. Mais après avoir contenté tout le monde à mon préjudice, ayez l’équité de vous souvenir que Bérénice doit être votre seule passion. Si j’obtiens cette grâce de vous, je partirai avec quelque douceur, malgré toutes mes amertumes ; et bien loin de faire des imprécations contre mes ennemis, je ferai des vœux pour leur félicité, puisque j’en ferai pour votre conservation. Puissiez-vous donc, ô Titus, remporter autant de victoires que vous donnerez de combats ; puissiez-vous régner sur vos peuples avec autant d’autorité que de clémence ; puissiez-vous être redoutable à toute la terre ; puissiez-vous avoir autant de gloire que vous en méritez ; puissiez-vous rendre votre règne aussi heureux que je suis infortunée ; enfin, puissiez-vous faire tant de belles choses, et par votre insigne valeur, et par votre rare bonté, que du consentement de toutes les nations, vous puissiez un jour être appelé l’amour et les délices du genre humain.
Ces vœux étaient trop ardents pour n’être pas exaucés. Titus fut aussi grand et autant aimé que Bérénice le souhaitait ; et si le silence de l’histoire ne me trompe pas, elle fut sa dernière passion, comme elle l’avait désirée. Ainsi l’on peut dire qu’elle obtint tout ce qu’elle demanda, quoiqu’elle partît de Rome et qu’elle abandonnât Titus.
Panthée, reine de la Susiane, ayant été faite prisonnière de guerre par le grand Cyrus, en fut si favorablement traitée, que pour reconnaître sa courtoisie, elle obligea Abradate, son mari, d’abandonner le parti des Lydiens et de joindre ses armes à celles de cet invincible conquérant. Or ce grand homme de guerre, pour signaler sa reconnaissance et son courage, demanda à Cyrus la permission de combattre à l’avant-garde le jour de la bataille. Cette glorieuse faveur lui ayant été accordée, il y fit des choses prodigieuses, et servit si bien, et s’épargna si peu, qu’il gagna la bataille et perdit la vie. Son corps fut rapporté couvert de blessures, à l’inconsolable Panthée ; et Cyrus l’étant allée voir pour la consoler, ou plutôt pour s’affliger avec elle d’une perte qui leur était commune, cette princesse affligée lui parla à eu près en ces termes.
Panthée, reine de la Susiane
Ô rare exemple d’amitié !
Objet digne d’envie et digne de pitié,
Belle et généreuse Panthée ;
Abradate en son mauvais sort,
Peut-il se plaindre d’une mort
Que l’on voit si bien plainte et si bien imitée.
Vous voyez, ô grand et généreux Cyrus, ce que vous a coûté la victoire : Abradate a été la victime, qui vous a rendu les dieux propices, son sang a arrosé les lauriers qui vous ceignent le front. Il est mort en vous couronnant, et, pour parler véritablement des choses, Cyrus et Panthée sont plutôt la cause de sa perte que la valeur des Lydiens. Oui, Cyrus, votre générosité, ma reconnaissance et la sienne l’ont mis au déplorable état où il est. Vous le voyez tout couvert de son sang et de celui de vos ennemis. Ce grand nombre de blessures qu’il a reçues par tout son corps, sont des preuves certaines de celles qu’il a faites à ceux qu’il a combattus. Son extrême courage a changé celui des Égyptiens en désespoir, et cette illustre main qu’ils ont séparée de son bras (hélas ! quel objet pour Panthée), fait assez voir qu’il n’a quitté ses armes qu’en quittant la vie. On l’a vu, généreux Cyrus, combattre avec tant d’ardeur qu’on eût dit que le gain de cette bataille lui devait mettre la couronne de tout le monde sur la tête. Il a payé de sa personne, de son sang et de sa vie, l’obligation que je vous avais, et de cette sorte, ô invincible Cyrus (comme je vous l’ai déjà dit), votre générosité, ma reconnaissance et la sienne causent sa mort et mon affliction. Je ne vous accuse pourtant pas, je suis trop équitable pour cela ; au contraire, je vous remercie avec tendresse de l’assistance que vous m’offrez pour me consoler. Je loue en vous, ô Cyrus, le généreux sentiment qui vous fait répandre des larmes, le propre jour de la victoire, et qui fait que vous vous affligez plus de la perte de votre ami, que vous ne vous réjouissez du gain de la bataille et de la défaite de tous vos ennemis. Mais après avoir rendu cette justice à votre vertu, souffrez que sans vous accuser, et sans me repentir, je me plaigne de la rigueur de mon destin, qui a voulu que vous devant la conservation de mon honneur, je fusse obligée d’exposer moi-même mon cher Abradate au combat où le nombre l’a fait succomber. Ce fut seulement pour l’amour de moi qu’il abandonna le parti de Crésus ; car encore qu’il eût d’assez justes sujets de ne le servir point, la mémoire du feu roi son père, dont il avait été chèrement aimé, eût fait qu’il n’eût pas abandonné le fils, quoique moins vertueux. Mais je ne lui eus pas plutôt fait savoir ce que je vous devais, qu’il s’offrit à m’acquitter envers vous d’une obligation si sensible.Votre renommée avait déjà disposé son cœur à m’accorder ce que je lui demandais, et, vous estimant déjà infiniment, il lui fut aisé de vous aimer. Enfin, Cyrus, comme vous le savez, il témoigna en cette occasion beaucoup de gratitude envers vous et beaucoup d’amour envers moi. Non, me dit-il, généreuse Panthée, Abradate ne saurait être ennemi de votre protecteur ; il a essuyé vos larmes, il faut que je verse mon sang pour son service ; il a pris soin de votre gloire, il faut que ma valeur accroisse la sienne ; il a perdu un homme qu’il aimait beaucoup pour vous protéger, je dois réparer cette perte et faire, s’il est possible, qu’on ne s’aperçoive pas le jour de la bataille qu’Araspe n’y sera point. Oui, me dit-il en haussant la voix, je perdrai la vie ou je témoignerai à Cyrus que ceux qui reçoivent un bienfait comme il faut, sont quelquefois aussi généreux que ceux qui le font. Hélas ! faut-il que je le die, je ne m’oppose point à ce discours, et sans appréhender rien de funeste d’une si noble intention, je louai son sentiment et son dessein, je lui rendis grâce de ce qui devait causer ma suprême infortune ; et travaillant moi-même à mon malheur, j’excitai son courage a faire les choses qui l’ont fait mourir aujourd’hui, et qui pourtant le feront vivre éternellement. Ô cruel souvenir ! Ô injustice de la fortune ! Pourquoi fallait-il que de tous les vainqueurs, Abradate fût le seul vaincu ? Et pourquoi fallait-il, qu’ayant si utilement versé son sang pour le gain de la bataille, il fût presque le seul qui ne jouît point du fruit de la victoire ? Mais ce n’est point en cette seule rencontre que j’ai contribué à mon malheur ; mon aveuglement était si grand que j’attendais cette funeste journée comme un jour de triomphe, mon esprit n’était rempli que d’espérance, mon imagination ne me présentait que des choses agréables, je regardais la fin de ce combat comme le commencement de ma félicité ; je voyais, ce me semblait, Abradate en revenir tout couvert de palmes et son char tout chargé des dépouilles des ennemis, et dans cette pensée j’eus plus de soin de lui donner des armes éclatantes que fortes. Je connaissais la valeur d’Abradate, mais je ne connaissais pas encore la malice de la fortune. J’avais tant de peur que les belles actions qu’il ferait ne fussent pas assez connues, que j’employai toutes mes pierreries à sa cotte d’armes, pour le rendre plus remarquable. Mais que dis-je, insensée que je suis ! j’étais sans doute d’accord avec les ennemis, je voulais leur montrer où il devaient frapper, je suis cause de toutes les blessures qu’Abradate a reçues, c’est moi qui lui ai traversé le cœur et qui ai couvert tout son corps de sang et de plaies. J’ai conduit la main de tous ceux qui l’ont attaqué, et comme si ce n’eût pas été assez, que les généreux l’eussent combattu par l’émulation que son extraordinaire valeur leur donnait, j’ai voulu encore que tous les avares et tous les mercenaires en eussent aussi le dessein. Enfin j’ai armé contre lui toute l’armée de Crésus, les uns par le seul désir de vaincre cet homme qui semblait le dieu de la guerre, et les autres par la richesse du butin. Ç’a été de ma main qu’Abradate a été armé en cette funeste journée ; oui, généreux Cyrus, je lui portai moi-même ce qui devait causer ma perte, et quoiqu’en cet instant une secrète frayeur me saisit, qui m’avertissait sans doute de mon malheur, je méprisai un sentiment que les dieux m’envoyaient, et ne pouvant retenir mes larmes, j’eus l’injustice de les cacher à mon cher Abradate. Il me semblait que c’eût été lui dérober le cœur, que de lui témoigner que j’en manquais en cette occasion ; mais imprudente que je fus ! je devais lui montrer les larmes avec toute l’amertume qu’elles avaient, car je ne doute point que si par mon affliction je lui eusse fait connaître que de la conservation de sa vie dépendait la mienne, il n’eût pris un peu plus soin de lui qu’il n’a fait. Il eût également songé à votre gloire et à ma vie. Mais, ô illustre Cyrus, il sembla en cette occasion que je ne me souciai ni de celle d’Abradate ni de la mienne, car lorsque j’eus achevé de l’armer, et que je l’eus conduit au superbe char qui l’attendait, je ne lui parlai ni de lui ni de moi, mais seulement de l’obligation que je vous avais. Je le fis souvenir que m’ayant pu traiter en esclave, vous m’aviez traitée en reine, qu’ayant eu le malheur de plaire à un homme que vous aimiez plus que vous-même, vous aviez eu la générosité de me protéger contre lui, et qu’après une action si illustre, je vous avais promis qu’il vous serait aussi fidèle et aussi utile qu’Araspe vous l’avait été. Voilà, généreux Cyrus, ce que je dis à mon cher Abradate, étant prête de me séparer de lui pour la dernière fois. Et comme ses sentiments ne s’étaient jamais éloignés des miens, veuillent les dieux (me dit-il en me mettant la main sur la tête et levant les yeux au ciel) que je me montre aujourd’hui digne ami de Cyrus et digne mari de Panthée. En disant cela, il me quitta, et entrant dans son char en me regardant le plus longtemps qu’il lui fut possible, il commanda à celui qui le conduisait de commencer à marcher, de sorte que ne pouvant plus embrasser mon cher Abradate, tout ce que je pus faire fut de baiser par dehors la chaire où il était assis. Adieu, je voulais dire mon cher Abradate, lorsqu’une douleur excessive, qui me surprit tout d’un coup, m’en empêcha. Et quoique le char commençait déjà de s’éloigner, je ne laissais pas de le suivre ; mais Abradate s’en étant aperçu : allez (me dit-il), généreuse Panthée, attendre mon retour avec l’espérance de me revoir bientôt. Hélas ! je ne savais pas alors que ce char dont la magnificence attirait les yeux de tous les spectateurs, et qui semblait n’être fait que pour un jour de triomphe, serait le cercueil d’Abradate ! Je ne l’eus pourtant pas plutôt perdu de vue, que mes femmes m’ayant remise dans ma litière et remenée à ma tente, je cessai d’espérer et je commençai de craindre. Mon imagination, qui jusques alors ne m’avait entretenue que de couronnes et de victoires, ne me fit presque plus voir que des objets funèbres, et de la façon dont on m’a raconté la chose, je vis dans mes rêveries mélancoliques tout ce qui est arrivé à mon cher Abradate. Oui, Cyrus, je le vis au front de la bataille, impatient de répandre son sang pour votre gloire. Je le vis choquer les Lydiens avec fureur, je lui vis rompre le bataillon qu’il attaqua, je lui vis porter la mort par tous les lieux où il porta son bras, poursuivre les ennemis qui fuyaient, joncher la campagne de morts, et dans ma vision, je vis, ce me semblait, la victoire qui conduisait son char. Mais hélas ! que cette image fut bientôt effacée par une autre : je vis tout d’un coup que ce qui devait obliger les gens d’Abradate à le suivre de plus près, fut ce qui le fit abandonner. L’extrême péril où il se jeta, déroba le cœur à ceux qui le devaient suivre et augmenta celui des Égyptiens. Je le vis abandonné de la plus grande partie des siens et enveloppé des ennemis. Je le vis pourtant se faire jour à travers les lances, les dards et les javelines de ceux qu’il attaqua. Je le vis éclaircir tous les rangs, renverser tout ce qu’il rencontra, briser les chars qui s’opposaient à lui, tuer les hommes qui les conduisaient, attaquer et se défendre tout à la fois, et vaincre enfin tout ce qui s’opposait à sa valeur. Mais après qu’il eût de sa propre main élevé un trophée à votre gloire et à la sienne, et montré à vos gens par quel chemin ils trouveraient la victoire, après (dis-je) avoir couvert toute la campagne de sang, de morts, d’armes rompues et de chars brisés, ces mêmes hommes qu’il avait tués, ces mêmes armes qu’il avait brisées et ces mêmes chars qu’il avait rompus, firent (le dirai-je, ô Cyrus) renverser celui de mon cher Abradate. S’il eût vaincu moins d’ennemis, il n’eût pas été vaincu : ceux qu’il avait surmontés lui furent plus funestes que ceux qu’il combattaient encore. Mais enfin, je vis Abradate accablé par le nombre, je le vis tout couvert de plaies, disputer sa vie jusqu’à la dernière goutte de son sang. Ô épouvantable vision ! je le vis tomber mort, et vaincre en mourant ceux qui le faisaient mourir. Et en effet, vous savez, ô Cyrus, que vos gens ont mieux combattu pour avoir le corps d’Abradate mort, qu’ils n’avaient fait pour sauver Abradate en vie. Jugez en quel état était mon âme durant une si funeste apparition ! Ce n’était pourtant rien en comparaison de ce que j’ai senti lorsque j’ai vu revenir le char d’Abradate, tout chargé des dépouilles des ennemis, et sur ce funeste trophée, le corps de cet illustre héros, tout couvert de blessures, pâle, mort et sanglant. Ô Cyrus ! Ô Panthée ! Ô funeste victoire ! Quel objet pour mes yeux ! et quelle douleur à mon âme ! Elle est si grande, que je m’étonne qu’elle ne m’a déjà privée de toute douleur : tout ce que je vois m’afflige, tout ce que je pense me désespère. Car Cyrus, lorsque l’injuste passion d’Araspe me donna un juste sujet de plainte, si j’eusse eu recours à la mort, j’eusse conservé la vie d’Abradate, j’eusse mis mon honneur en sûreté, et vous n’auriez point eu de sujet d’accuser un homme qui vous était cher. J’eusse tout à la fois satisfait à mon mari, à ma propre gloire et au grand Cyrus. Je lui devais ce respect, de ne me plaindre pas de son favori, et si j’eusse été raisonnable, la mort m’eût empêchée de me plaindre en ce temps-là et de pleurer aujourd’hui. Mais le destin en avait résolu autrement : veuillent les dieux qu’en une si funeste aventure, comme Abradate s’est montré digne mari de Panthée et digne ami de Cyrus, je puisse aussi faire voir à la postérité que Panthée fut digne femme d’Abradate et qu’elle n’était pas indigne de la protection de Cyrus. Je vois bien, ô excellent prince, par le grand nombre de victimes que l’on prépare, et par la magnificence des ornements que l’on m’a apportés de votre part, que vous avez dessin de faire les obsèques de mon cher Abradate, telles qu’elles conviennent à cet illustre vainqueur. Mais comme sa gloire est la seule chose dont je puis maintenant avoir soin, faites, ô grand Cyrus, que par un monument superbe et par des inscriptions véritables, la postérité puisse savoir quel était Abradate. Éternisez tout ensemble, votre gloire, la sienne et mon malheur. L’or et le marbre que vous emploierez, ne vous seront pas inutiles, et le tombeau que vous élèverez pour immortaliser Abradate, vous immortalisera vous-même. Il se trouve plus de gens qui savent faire une belle action, qu’il ne s’en rencontre qui la savent reconnaître comme il faut et la publier. N’ayez pas cette jalousie que la gloire donne aux plus illustres, et croyez que les dieux auront soin de la vôtre si vous en avez de celle d’Abradate. Le sang qu’il a répandu pour vous mérite, ce me semble, cette reconnaissance ; aussi ne douté-je pas que je n’obtienne ce que je vous demande. Je vois que vous me l’accordez, et que je n’ai pas plutôt conçu ma requête que votre bonté fait que je suis obligée de vous rendre grâce. J’en ai pourtant encore une à vous demander : c’est, ô illustre Cyrus, que sans hâter les pompes funèbres de mon cher Abradate, on me laisse encore quelque temps laver ses blessures avec mes larmes. Toutes les victimes nécessaires pour apaiser ses mânes, ne sont pas encore en l’état qu’il faut pour cela ; faites donc, ô Cyrus, qu’on ne se presse point, je ne ferai pas attendre longtemps, mes derniers adieux seront bientôt faits. Et puis, il est bien juste qu’étant mort pour moi, je verse autant de larmes qu’il a versé de sang, et que ne le devant plus voir en ce monde, je jouisse de sa vue le plus longtemps possible. Oui, Cyrus, cet objet tout pitoyable et tout funeste qu’il est, est le seul bien qui me reste. Il est tout ensemble mon désespoir et ma consolation : je ne puis le voir sans mourir, et je mourrai pourtant aussitôt que je ne le verrai plus. C’est pourquoi je vous conjure qu’on ne me presse point. Et pour la prière que vous me faites de vous dire en quel endroit je veux aller, je vous promets que vous saurez bientôt le lieu que je choisirai pour ma retraite.
Hélas ! cette belle et déplorable reine ne fut que trop véritable ; car à peine eut-elle abusé Cyrus, en lui faisant croire qu’elle serait capable de vivre après la perte d’Abradate (et cette généreuse tromperie fut l’effet de sa harangue), qu’elle choisit cette retraite, je veux dire le tombeau de son mari. À peine (dis-je) Cyrus l’eut quittée, qu’elle se donna d’un poignard dans le sein et qu’elle expira sur le corps d’Abradate. Ce généreux monarque en eut une douleur incroyable, et pour éterniser la mémoire de ces deux rares personnes et sa gratitude avec elles, il leur fit élever un superbe monument, où plusieurs siècles après le sien, le marbre et le bronze parlaient encore de la vertu de Panthée et de la valeur d’Abradate. Et le fleuve Pactole, que l’on voyait représenté, au bord duquel était ce tombeau, semblait dire qu’il tenait leurs reliques plus précieuses que tout l’or qui roule parmi ses sablons.
Amalasonthe, fille du grand Théodoric, après la mort d’Eutharic, son mari, régna huit ans en Italie, pendant la minorité d’Athalaric, son fils, avec une splendeur merveilleuse. Mais ce jeune prince étant mort, soit qu’elle voulût se décharger d’une partie des affaires de l’État, soit qu’elle crût que les Goths voulussent un roi, elle éleva sur le trône Théodat, fils d’Amalafrede, sœur de Théodoric son père, avec intention toutefois de partager toujours avec lui l’autorité souveraine. Mais cet ingrat n’eut pas si tôt le sceptre à la main, qu’il exila cette grande princesse, qui sur le point de son départ lui dit à peu près ces paroles.
Amalasonthe, reine des Goths
Ô grande Amalasonthe, en vain à cette fois,
Tu voudrais d’un tyran toucher l’âme trop dure ;
Car comment ce barbare entendrait-il ta voix,
Lui qui n’écoute plus, celle de la nature ?
Et dont l’ingratitude, horrible au souvenir,
Règne par toi, qu’il va bannir ?
Avez-vous oublié, Théodat, par quel chemin vous avez été conduit au trône ? Avez-vous oublié de quelle façon vous avez reçu la couronne que vous portez ? Avez-vous oublié de qui vous tenez le sceptre que je vois entre vos mains ? Et cette puissance absolue que j’éprouve aujourd’hui si cruellement, vous a-t-elle été donnée par votre valeur, ou par les lois de ce royaume, ou par le suffrage de tous les Goths ? Avez-vous conquêté cette grande étendue de terre, qui reconnaît votre autorité. Êtes-vous conquérant, usurpateur ou roi légitime ? Répondez, Théodat, à toutes ces choses, ou du moins laissez-moi répondre pour vous, car si je ne me trompe, vous ne le pourriez pas faire à votre avantage, et je suis encore assez indulgente pour ne pas vous obliger à dire une chose qui vous serait fâcheuse. Ceux qui ne veulent point reconnaître un bienfait, ne sauraient avoir de plus grand supplice que d’être forcé de le publier ; c’est pourquoi je ne veux pas vous contraindre d’avouer de votre propre bouche que ni par le droit de votre naissance, ni par celui des conquérants, ni par celui de nos lois, vous ne pouviez avoir nulles prétentions au royaume des Goths tant que je serais vivante, puisque j’en étais en possession, comme fille, femme et mère des rois qui l’ont possédé et qui me l’ont laissé après eux, comme étant la légitime héritière. Vous n’ignorez donc pas que vous êtes né mon sujet, et que vous l’auriez toujours été, si par une bonté toute extraordinaire, je n’étais descendue du trône pour vous y conduire. Cependant, après m’être ôté la couronne de dessus la tête pour vous la donner, après vous avoir remis mon sceptre entre les mains et m’être résolue de faire un roi en votre personne, il se trouve que la première chose que vous avez entreprise, après qu’avec beaucoup de peine j’ai eu fait résoudre les Goths à vous obéir, il se trouve (dis-je) que la première chose que vous avez faite a été de rappeler à la cour tous ceux que j’avais exilés pour leur crimes ; et après avoir choisi pour vos principaux ministres les plus grands de mes ennemis, Théodat, ce même Théodat qu’Amalasonthe, fille du grand Théodoric, a fait roi, qu’elle a couronné de sa propre main, et à qui elle a remis l’autorité souveraine, pour donner une preuve de sa puissance, bannit injustement celle qui lui a donné le pouvoir de la bannir. Ô ciel ! est-il possible qu’il se trouve une telle ingratitude parmi les hommes ? Et est-il possible encore qu’Amalasonthe ait si mal choisi ? Non, Théodat, je ne suis pas comme vous, je ne veux point vous condamner sans vous entendre, il faut sans doute que vous ayez quelque raison de me haïr et de m’exiler. Qu’ai-je fait contre vous, lorsque vous étiez mon sujet ? Ou qu’ai-je fait contre vous depuis que je vous ai fait roi ? Je me souviens bien que du temps que vous étiez sous mon obéissance, et que j’étais en droit de vous punir ou de vous récompenser, je me souviens bien qu’un grand nombre de Toscans s’étant venus plaindre à moi des violences que votre avarice vous avait porté à leur faire, je me souviens bien (dis-je) qu’étant fâchée de voir en vous une passion indigne du neveu de Théodoric, je fis tous mes efforts pour vous faire comprendre que ce sentiment-là était et bas et injuste. Il est vrai que je vous obligeai de rendre ce qui ne vous appartenait point, mais il est vrai aussi que je ne fis rien, que ce que la raison et l’équité voulaient que je fisse, je sais que je vous dis en ce temps-là, que l’avarice était la marque infaillible d’une âme basse, que les avares étaient presque tous des lâches, que tous ceux qui aimaient si passionnément à amasser des trésors, ne se souciaient que médiocrement d’acquérir la gloire, et qu’enfin l’avarice était presque toujours compagne de l’ingratitude. Voilà, Théodat, ce que j’ai fait contre vous : j’ai tâché de corriger une mauvaise inclination avec laquelle vous êtes né. Mais savez-vous, Théodat, quelle était lors mon intention ? Je songeai déjà à vous mettre la couronne sur la tête, je songeai à faire que mes sujets n’eussent rien à vous reprocher quand vous seriez leur roi, je songeai à les empêcher de craindre que vous ne fussiez leur tyran plutôt que leur souverain, et à faire en sorte qu’ils ne dussent pas appréhender que celui qui avait déjà usurpé leurs biens, quand il n’était que sujet comme eux, ne les ruinât entièrement, quand il serait leur maître. Voilà, Théodat, la véritable cause de l’aigreur de cette réprimande, qui a mis en votre âme la haine que vous avez pour moi. Je m’étonne, néanmoins, qu’ayant passé la plus grande partie de votre vie à l’étude de la philosophie de Platon, vous trouviez mauvais qu’on ait voulu vous corriger. Ceux qui apprennent la sagesse avec tant de soin, doivent, ce me semble, la pratiquer ; et je ne puis trouver assez étrange que vous vous souveniez si bien de la remontrance que je vous fis, et que vous ne vous souveniez plus de ce que j’ai fait pour vous. Lorsque je pris la résolution de vous couronner, je ne la pris pas tumultuairement : je considérai ce que vous étiez, et je tâchai de prévoir ce que vous seriez un jour. Je trouvai en vous deux inclinations qui ne me plaisaient pas : la première était cette nonchalance, que vous avez toujours eue, pour les choses de la guerre ; la seconde était cette envie insatiable d’acquérir tous les jours de nouvelles richesses. Je crus néanmoins que l’une vous obligerait à être prudent, et pour l’autre, je pensai qu’un homme qui croyait satisfaire son avarice par trois ou quatre pieds de terre qu’il voulait usurper à ses voisins, se guarirait de cette infâme passion, quand je lui aurait donné un royaume. Je crus, dis-je, que vous auriez dorénavant autant de soin de mériter les biens que je vous aurais donnés, que vous en aviez toujours eu d’acquérir de nouveaux trésors, et je crus enfin, que d’un sujet avare et paresseux, je ferais un roi prudent et reconnaissant. Mais je devais pourtant penser que celui qui ne pouvait souffrir de voisins à sa maison de campagne et qui faisait cent injustices pour reculer les bornes de quelques pas, je devais, dis-je, bien penser qu’un homme de cette humeur ne pourrait se résoudre à partager un trône avec moi. En vérité, Théodat, je ne pense pas toutefois que vous songiez bien à ce que vous faites ; car est-il possible qu’après vous avoir donné un grand royaume, qu’après vous avoir rendu maître des Goths et de toute l’Italie, vous puissiez m’assigner pour le lieu de mon exil, cette petite île de la Bolsine, située au milieu d’un lac, où à peine un petit château peut trouver sa place ? Non, Théodat, ne déguisons point la vérité : le lieu de mon exil se peut plutôt nommer ma prison, ou peut-être encore mon tombeau. Peut-être que je trouverai mes bourreaux pensant n’y trouver que mes gardes ; et peut-être encore, que dans le même temps que je vous parle, vous ne trouverez la longueur de mon discours importune que parce qu’elle recule le moment fatal où je dois mourir. Vous êtes pourtant encore en état de n’achever point le crime que vous êtes prêt de commettre. Songez, Théodat, à ce que vous allez entreprendre : ma mort vous coûtera peut-être la vie ; éternisez donc votre nom par une autre voie que par l’ingratitude, ne commencez point votre règne par une injustice, et faites, s’il est possible, que le repentir d’un mauvais dessein vous en fasse prendre un meilleur. Considérez que si je n’avais voulu que vous régnassiez, je ne vous aurais pas fait roi, et qu’il n’est pas croyable que je ne vous aie élevé sur le trône que pour vous précipiter. Cela étant ainsi, qu’appréhendez-vous de moi ? ou pour mieux dire, que ne devez-vous pas craindre si vous m’exilez ? Pensez-vous que les Goths et les Italiens endurent sans murmurer que la fille de Théodoric soit indignement traitée par un homme qu’ils haïssaient déjà beaucoup quand il n’était que son sujet ? Cette haine secrète qu’ils ont pour vous, éclatera aussitôt qu’ils en auront trouvé un prétexte ; ils songeront également à venger mon outrage et à se venger eux-mêmes, et de cette sorte, sans qu’Amalasonthe contribue rien à votre perte, elle ne laissera pas de renverser le trône où elle vous a mis. L’injure que vous me faites, ne s’attaque pas seulement à moi, tous les princes de la terre y doivent prendre intérêt ; et si je ne me trompe, vous avez des voisins qui, sous le titre de protecteurs de l’innocence ou de vengeurs de ma mort, envahiront une partie de vos États. Si la fortune m’avait traitée d’une autre sorte, que j’eusse perdu le trône d’une autre façon, que mes sujets se fussent révoltés, que l’empereur Justinien m’eût fait la guerre, que Bélisaire m’eût vaincue, que quelque autre conquérant eût usurpé mon royaume, je me consolerais plus aisément. Mais de voir que de ma propre main, je me sois arraché la couronne, pour la donner à mon persécuteur, c’est ce qui vient à bout et de toute ma constance et de toute ma vertu. Quoi, Théodat ! vous pouvez voir Amalasonthe au pied du même trône où je vous ai vu autrefois et comme mon sujet et comme criminel et comme suppliant ? Vous pouvez, dis-je, m’y voir pour me condamner injustement à un exil perpétuel, sans avoir fait autre crime en ma vie que de vous avoir donné la souveraine puissance ? Peut-être aussi est-ce pour cela que le ciel me punit, il veut venger sur moi toutes les injustices que vous ferez, et me faire éprouver à moi-même ce que sans doute vous ferez éprouver aux autres. Néanmoins, comme mes intentions étaient très sincères, je ne saurais me repentir de ce que j’ai fait pour vous ; mais comme je suis assez généreuse pour ne me repentir pas d’un bienfait, soyez aussi assez équitable pour vous repentir d’un mauvais dessein, et quand ce ne serait pas pour l’amour de moi, faites que ce soit pour l’amour de vous. L’ingratitude est un vice populaire, qu’on n’a jamais vu sur le trône qu’avec des monstres ; et comme la libéralité et la reconnaissance sont les véritables vertus des rois, l’avarice et l’ingratitude sont des vices dont ils ne doivent jamais être capables. C’est eux qui sont les distributeurs des bienfaits et des récompenses ; et à raisonnablement parler, ce qui est avarice dans l’âme d’un sujet, doit être ambition dans celle d’un souverain. Oui, Théodat, un roi peut-être ambitieux et prodigue, sans être déshonoré, mais il ne peut jamais être ni avare ni ingrat, sans être l’objet du mépris de ses sujets et sans être en exécration à la postérité. Vos livres vous ont sans doute appris ce que je dis, et ce que l’expérience seule m’a enseigné ; mais vous trouvez, si je ne me trompe, qu’il est bien plus aisé de faire un beau discours qu’une belle action. Ce n’est pas que le chemin de la vertu soit difficile quand on a les inclinations nobles ; au contraire, elle porte sa récompense avec elle, et le plaisir de faire le bien en est le plus agréable prix. Mais ce qui fait la peine que vous avez à vous y porter, c’est que vous avez contre vous toutes vos inclinations. Vous ne pouvez être juste qu’en combattant contre vous-même ; vous ne pouvez être reconnaissant qu’en trahissant vos sentiments ; vous ne pouvez être libéral qu’en vous arrachant le cœur ; et pour tout dire en un mot, vous ne pouvez suivre la vertu qu’en vous abandonnant vous-même. Songez pourtant, Théodat, que vous n’avez qu’un ennemi à dompter : entreprenez cette guerre, si vous m’en croyez, et soyez assuré qu’elle vous sera glorieuse. Il ne faut point assiéger de ville, il ne faut point donner de bataille, il ne faut point souffrir les incommodités du voyage, il ne faut point dépenser vos trésors que vous aimez tant pour lever des armées, il ne faut point hasarder votre vie en cette occasion, il ne faut point aller chercher votre ennemi en un pays fort éloigné, il ne faut point troubler ce profond repos dont vous faites vos délices ; car enfin, vous trouverez en vous-même, sans sortir de votre cabinet, votre adversaire et votre défense. Vos inclinations s’opposeront à votre raison, mais si votre volonté se range du parti le plus juste, et que vous veuillez fortement disputer la victoire, vous n’aurez pas plutôt formé le dessein de vaincre que vous serez victorieux ; ou pour m’expliquer plus clairement, vous n’aurez pas plutôt pris la résolution de quitter le vice et d’embrasser la vertu que vous serez vertueux. Vous me direz peut-être que cette guerre civile qui se passera sans autres témoins que vous-même, ne vous sera point glorieuse, parce qu’elle ne sera point sue, mais ne pensez pas, Théodat, que la vertu soit une chose que l’on puisse cacher. Vous ne serez pas plutôt de son parti que toute la terre le saura. Vous n’amasserez plus de trésors que pour en enrichir vos sujets, vous ne vous laisserez obliger que pour récompenser ceux qui vous obligeront, vous régnerez sur vos peuples avec autant d’équité que de clémence, vous serez en vénération à tous les princes vos voisins, vous n’exilerez plus Amalasonthe, et votre nom passera avec gloire dans les siècles les plus éloignés du nôtre. Voilà, Théodat, le fruit que vous pouvez remporter d’une victoire qui, ne dépendant point du tout du caprice de la fortune ni du sort des armes, est absolument en votre pouvoir. Mais pour vous laisser la liberté et d’attaquer et de vaincre, cet ennemi que j’ai couronné, je me retire et vous cède toute la gloire de ce combat.
Ce discours fit un effet en la personne de Théodat, mais ce ne fut pas celui qu’Amalasonthe en attendait. Ce monstre d’ingratitude et de cruauté ne se laissa non plus toucher aux larmes de cette reine qu’au souvenir des obligations qu’il lui avait ; et comme il avait honte de la voir, il précipita son départ. Son inhumanité n’en demeura pas même encore là, car peu de jours après il souffrit que les ennemis de la vertu de cette grande princesse allassent la poignarder dans sa prison. Mais ce tigre ne demeura pas impuni, il ne jouit pas longtemps du fruit de ses crimes, il perdit le sceptre et la vie ; et sa mort, à raisonnablement parler, fut l’effet de cette harangue qui enfin arma ces justes vainqueurs contre lui.
Cette harangue n’aurait point besoin d’argument, et personne n’ignore que le jeune Tarquin ayant violé Lucrèce, elle ne cacha ni son crime ni son malheur, qu’elle dit l’un et l’autre à son mari, et que pour le porter à la vengeance elle lui fit voir l’outrage qu’on lui avait fait, avec toutes les circonstances qui le pouvaient rendre plus grand. Quoique cette aventure soit arrivée il y a tant de siècles, et qu’elle soit presque aussi vieille que l’ancienne Rome, l’on n’a pu décider encore si elle fit bien de se tuer après son malheur, et si elle n’eût pas mieux fait de souffrir que Tarquin l’eût tuée et de mourir innocente, bien qu’elle n’eût pas été crue telle. Oyez ses raisons, lecteur, et puisque sa cause est exposée aux yeux de tout l’univers, et que tous les hommes sont ses juges, donnez votre voix après tant d’autres, et vous servez d’un privilège qui est acquis à chacun, mais puisqu’elle va parler, ne la condamnez pas sans l’entendre.
Lucrèce, femme de Colatin
Arrête, arrête-toi Lucrèce,
Ta main commet un crime, en le pensant punir ;
Quel dessein t’oblige à finir ?
Est-ce le remords qui te presse ?
Le crime est en la volonté,
Et la tienne répond de ta pudicité.
Hélas, est-il possible que Lucrèce puisse voir Colatin sans oser l’appeler son mari ? Oui, la raison le veut et je ne m’y oppose pas. Non, Colatin, je ne suis plus votre femme, je suis une malheureuse que l’indignation des dieux a choisie pour être l’objet de la plus effroyable tyrannie dont on ait jamais entendu parler. Je ne suis plus cette Lucrèce dont la vertu vous charmait plus que la beauté, je suis une infortunée que le crime d’autrui a rendue coupable. Mais pour m’obliger à vous parler avec quelque tranquillité dans un trouble si grand, jurez-moi que vous vengerez l’outrage que j’ai reçu. Faites que je vois dans vos yeux le désir de la vengeance, montrez-moi le poignard qui doit effacer l’injure qu’on m’a faite, demandez-moi avec empressement le nom du tyran. Mais hélas, pourrai-je le dire ? Oui, Lucrèce, il faut aujourd’hui pour ta justification et pour ton châtiment que tu sois tout ensemble ton accusateur, ton témoin, ta partie, ton défenseur et ton juge. Vous saurez donc, Colatin, que cette Lucrèce qui a toujours plus aimé son honneur que sa vie ni que la vôtre, dont la chasteté a toujours été sans tâche, dont la pureté de l’âme est incorruptible, a souffert en votre place, un lâche, un infâme, le fils d’un tyran et un tyran lui-même. Oui, Colatin, le perfide Tarquin que vous me nommiez votre ami, lorsque vous me l’amenâtes la première fois que je le vis (hé, plût aux dieux que ç’eût été le dernier jour de ma vie !), ce traître, dis-je, a triomphé de la pudicité de Lucrèce. En méprisant sa propre gloire, il a terni la vôtre en ternissant absolument la mienne, et par une cruauté qui n’eut jamais d’exemple, m’a réduite au déplorable état où une femme dont les inclinations sont toutes nobles se puisse jamais trouver. Je vois bien, généreux Colatin, que mon discours vous étonne, et que vous avez peine à croire ce que je dis, mais c’est pourtant une vérité constante. Je suis témoin et complice du crime de Lucrèce. Oui, Colatin, puisque je vis encore, je ne suis pas innocente ; oui, mon père, votre fille est coupable d’avoir pu survivre à sa gloire ; oui, Brutus, je mérite la haine de tous mes proches. Et quand je n’aurais commis autre crime que d’avoir donné de l’amour au cruel tyran, qui, par l’outrage qu’il m’a fait, a tout ensemble violé le droit des gens, celui de l’amitié, offensé tout le peuple romain et méprisé les dieux, ce serait assez pour mériter la haine de tout le monde. Hélas, est-il possible que Lucrèce ait pu inspirer de si lâches sentiments ? que sa fatale beauté ait pu allumer une flamme qui la devait détruire elle-même ? et que ses regards étant si innocents aient pu donner des désirs si criminels ? Mais quel étonnement est le tien, insensée que tu es ? étonne-toi plutôt de ce que tu ne t’es pas arraché le cœur avant ta suprême infortune. C’était en cette occasion, Lucrèce, qu’il fallait témoigner ton courage et l’amour que tu avais pour la gloire. Tu serais morte innocente, ta vie aurait été sans tâche, et les dieux auraient sans doute pris soin de ta réputation. Mais enfin, la chose n’est pas en ces termes. Je suis une malheureuse, indigne de voir la lumière, indigne d’être fille de Spurius Lucretius, indigne d’être femme de Colatin et indigne d’être Romaine. Après cela, Colatin, je vous demande le châtiment que Lucrèce mérite. Privez-la de votre affection, effacez-la de votre mémoire. Vengez l’outrage qu’on lui a fait, seulement pour l’amour de vous, et non pas pour l’amour d’elle. Ne la regardez plus que comme une infâme, et quoique son infortune soit extrême, refusez-lui la compassion que l’on a de tous les misérables. Que si toutefois il m’était permis, après avoir parlé contre moi, de dire quelque chose en ma défense, je dirais, Colatin, sans dire rien contre la vérité, que je n’ai terni ma gloire que pour avoir trop aimé la gloire. Les cajoleries de Tarquin n’ont point touché mon cœur, sa passion ne m’en a point donné, ses présents n’ont point suborné ma fidélité, l’amour ni l’ambition n’ont point ébranlé mon âme, et si je voulais parler de moi, je pourrais dire seulement que j’ai trop aimé ma réputation. Oui, Colatin, le crime de Lucrèce est d’avoir préféré sa renommée à la véritable gloire. Lorsque l’insolent Tarquin vint dans ma chambre, que m’étant éveillée je le vis un poignard à la main, et que me l’ayant porté à la gorge pour m’empêcher de crier, il commença de me parler de la passion qu’il avait pour moi, les dieux savent quels furent lors mes sentiments et si la mort me parut effroyable. En cet état, je méprisai également les prières et les menaces du tyran, ses offres et ses demandes furent également rejetées, l’amour ni la crainte n’eurent point de place en mon âme, la mort ne me fit point d’effroi, et bien loin de l’appréhender, je la désirai plus d’une fois. Ma vertu n’eut rien à combattre en cette occasion, je n’hésitai point à préférer la mort à l’amour de ce tyran, et je ne sache point de supplice effroyable que je n’eusse souffert avec joie pour pouvoir sauver mon honneur. Mais lorsque ma constance eut lassé la patience du tyran, qu’il eut vu que ses prières, ses larmes, ses présents, ses promesses, ses menaces et la mort même ne pouvaient toucher mon cœur, ce barbare inspiré par les furies me dit que si je résistais plus à sa volonté, non seulement il m’allait poignarder, mais que pour me rendre infâme à la postérité, il poignarderait un esclave qui l’accompagnait, afin que le laissant mort dans mon lit, on pût croire que j’eusse oublié ma gloire pour cet esclave et que lui, porté du zèle qu’il avait pour vous, nous eût punis comme étants coupables d’un même crime. J’avoue avec honte que ce discours fit en mon esprit ce que n’avait pu la certitude de la mort : je perdis la raison et la force, je cédai au tyran et la crainte d’être tenue infâme est la seule chose qui me l’a rendue. Non, Colatin, je ne pus souffrir qu’on pût accuser Lucrèce d’avoir manqué à son honneur, que sa mémoire fût éternellement ternie, et la pensée qu’elle vous serait exécrable fut ce qui m’empêcha de mourir en cet instant et ce qui m’a fait vivre jusques-ici. Je fis toutes choses pour m’opposer aux violences du tyran, excepté que je ne me tuai pas. Je voulus vivre pour conserver ma réputation et pour ne mourir pas sans vengeance. Et une fausse image de la véritable gloire s’emparant de mon esprit me fit commettre un crime dont j’avais peur d’être accusée. Les dieux me sont pourtant témoins que mon âme et ma volonté sont toutes pures, mon consentement n’a rien contribué à cette funeste aventure, ni en son commencement, ni en son progrès, ni en sa fin. Vous savez, généreux Colatin, que lorsque vous amenâtes le tyran comme votre ami, je ne causai pas volontairement son injuste passion, à peine levai-je les yeux pour le regarder. Et cette illustre victoire que ma modestie vous fit remporter en cette journée, vous doit assez faire souvenir que je ne me suis pas attiré le malheur qui m’est advenu. Depuis cela, je n’ai point vu le traître Tarquin, jusqu’au funeste jour qu’il a triomphé de la vertu de Lucrèce. Mais que dis-je ! les tyrans n’ayant point de pouvoir sur la volonté, je suis encore cette même Lucrèce qui aimait tant la gloire, puisqu’il est certain que la mienne est toute innocente. Les larmes que je répands ne sont pas un effet de mon remords : je ne me repens pas de la faute que j’ai faite, mais seulement de n’être pas morte avant celle d’autrui. Nous étions deux à ce crime, mais un seul est criminel, et ma conscience ne me reproche rien que d’avoir préféré ma réputation et la vengeance à une mort glorieuse. Ce qui fait mon malheur est que j’ai cru que la gloire de ma mort ne serait pas connue : j’ai douté de l’équité des dieux en cette occasion, et sans me souvenir qu’ils font des miracles quand il leur plaît, et qu’ils sont les protecteurs de l’innocence, j’ai vécu plus que je devais, puisque j’ai survécu à ma chasteté. Ne pensez pas, Colatin, que j’amoindrisse mon crime pour apaiser votre fureur. Je vois dans vos yeux plus de colère contre Tarquin que de haine pour Lucrèce ; vous me plaignez sans doute plutôt que de m’accuser, et toutes les actions de ma vie passée aident à me justifier dans votre âme. Et puis, comme je l’ai déjà dit, quoique je sois une coupable involontaire, je consens néanmoins que Colatin ne m’aime plus. Ce n’est donc point pour vous fléchir que je parle ainsi, mais seulement pour vous porter plus ardemment à la vengeance. Il me semble qu’en me justifiant, je noircis davantage le tyran ; que plus je parais innocente, plus il paraît coupable ; que plus je suis malheureuse, plus il mérite de l’être ; et que plus je verse de larmes, plus vous lui ferez verser de sang. Voilà, Colatin, la cause de mon discours, de mes larmes et de ma vie. Faites que je n’ai pas vécu infâme inutilement ; songez à la vengeance, généreux Colatin, pensez à ce que vous êtes et à ce qu’est votre ennemi, ou pour mieux dire l’ennemi public. Vous êtes Romain, vous êtes vertueux, vous êtes noble, et si je l’ose encore dire, mari de Lucrèce. Mais pour lui, il est de race étrangère, il est fils et petit-fils de tyran. Le superbe Tarquin, comme vous savez, n’a monté sur le trône qu’après en avoir arraché un prince vertueux, dont il avait épousé la fille. Le sceptre qu’il tient a coûté la vie à celui qui le portait avant lui, et pour s’assurer la domination, il a commis plus de crimes qu’il n’a de sujets. Voilà, Colatin, quel est le père de mon ravisseur. Sa mère, si je ne me trompe, ne le rend pas plus considérable, car enfin je ne saurais croire que le fils de l’infâme Tullia, qui osa pousser son char sur le corps de son père pour arriver au trône où elle aspirait, n’ait autant d’ennemi à Rome qu’il y a d’hommes vertueux. Et puis la vertu de Sextus Tarquinius n’a pas effacé les crimes de ses pères : la plus belle action qu’il ait faite, est d’avoir trahi tout un grand peuple qui se confiait en lui. Voilà, Colatin, quel est votre ennemi, allez donc l’attaquer courageusement. Vous n’aurez pas plutôt dit l’outrage qu’il m’a fait que vous aurez tous les Romains de votre parti. Ce leur sera tout ensemble une cause commune et particulière ; ils craindront pour leur femme, pour leurs filles et pour leurs sœurs ; ils regarderont tous le traître Tarquin comme leur ennemi ; et s’il reste encore quelques-uns qui le suivent, ce seront sans doute des lâches et des efféminés, qui ne seront pas difficiles à vaincre. Le sénat n’attend qu’un prétexte pour se déclarer. Le peuple est ennuyé des chaînes qu’il porte, il chérira la main qui le détachera ; et l’équité des dieux favorisant votre parti, vous verrez que les parents même du tyran lui arracheront la couronne de dessus la tête. Oui, je vois que Brutus m’écoute avec intention de venger mon outrage, il vous suivra sans doute dans un si généreux dessein. Et si la confiance que j’ai au ciel ne me trompe pas, je vois déjà le superbe Tarquin chassé de Rome, son infâme fils mourir de quelque main inconnue et tomber tout sanglant sur la poussière. (Car je doute si les dieux permettront qu’il meure d’une main si illustre que la vôtre.) Oui, Colatin, la victoire est à vous, je vois déjà tous les soldats qui se révoltent et tous les citoyens qui se mutinent. La haine du tyran et le désir de la liberté les pousseront également, et veuillent les dieux que je sois la victime qui obtienne de leur bonté la liberté de la patrie. Oui, Colatin, tous les soldats, qui sont dans son camp et qui combattent aujourd’hui sous ses enseignes, lui deviendront plus ennemis que ne le sont ceux d’Ardée qu’il assiège présentement. Allez donc faire savoir partout mon infortune, et croyez, Colatin, que vous ne publierez pas mon crime, mais celui de Tarquin seulement. Et puis, je suis bien certaine de n’entendre pas ce que le peuple en dira, car après avoir été moi-même mon accusateur, mon témoin, ma partie et mon défenseur, il faut que je sois encore et mon juge et mon bourreau. Oui, Colatin, il faut que je meure, et ne me dites point que, puisque ma volonté est innocente, je dois vivre pour avoir le plaisir de voir de quelle façon vous me vengerez ; il suffit que vous me le promettiez, et c’est par là que je puis mourir avec douceur, mais je ne puis jamais vivre avec plaisir. Il y a une Lucrèce en moi que je ne puis souffrir, il faut que je m’en sépare, elle m’est insupportable, je ne la puis voir, je ne la puis endurer, je dois son sang à la justification de l’autre et à la vengeance que vous voulez prendre. Lorsque le peuple de Rome verra Lucrèce poignardée de sa propre main pour ne survivre pas à son infortune, il croira facilement qu’une femme qui a plus aimé la gloire que la vie, n’a pas été capable d’y manquer volontairement. Cette dernière action justifiera toutes les miennes, il naîtra des soldats du sang que je répandrai, pour vous aider à punir mon tyran, et de cette sorte j’aiderai moi-même à me venger. Mes larmes auraient sans doute moins d’effet ; et puis, quoique je sois malheureuse, j’ose croire encore que ma mort vous touchera. Oui, Colatin, oui mon père, ma perte vous sera sensible ; et vous trouvant obligés de venger tout à la fois et l’honneur et la vie de votre femme et de votre fille, vous serez encore plus irrités contre le tyran. Ne me dites donc point que ma mort est inutile, ni qu’elle peut être mal expliquée. Non, ceux qui jugeront sainement des choses, ne la prendront point pour un effet de mon crime : le remords fait d’ordinaire plus verser de larmes que de sang, et la mort, si je ne me trompe, n’est le remède que des généreux ou des désespérés. Le repentir est toujours une marque de quelque faiblesse, et quiconque est capable d’en avoir, le peut être de vivre après avoir failli. J’ai pour moi l’autorité de tous les siècles, qui fait voir que presque toujours ceux qui ont employé leur main contre leur vie, ne l’ont fait que pour se dérober à la cruauté de la fortune, pour éviter une mort honteuse ou pour s’empêcher d’être esclave, et non pas pour se punir. Quand nous avons failli, nous nous sommes toujours juges favorables, et peu de gens se font eux-mêmes condamner à mort. Qu’on ne me die donc point que le sang que je verserai, sera plutôt une tache à ma vie, que d’effacer celle que le tyran y a faite. Non, Colatin, mon intention est trop pure, et les dieux sont trop équitables pour permettre que tous les hommes soient injustes pour moi. Je ne finis ni par remords ni par désespoir, je finis par raison. Je vous ai dit les sujets que j’en ai, ne vous opposez donc plus à mon dessein, car aussi bien ne le pourriez vous empêcher. Pensez à la vengeance, et non pas à ma conservation, puisque l’une peut être glorieuse et que l’autre vous serait inutile. Au reste, l’exemple de Lucrèce ne persuadera jamais aux dames romaines de survivre à leur honneur, il faut que je justifie l’estime qu’elles ont toujours faite de ma vertu. Je dois la perte de ma vie à ma propre gloire, à celle de ma patrie, à celle de Spurius Lucretius et à celle de Colatin. Mais comme je ferai ce que je dois en cette occasion, faites la même chose après ma mort. N’oubliez rien pour me venger, employez le fer, le feu et le poison, toutes les violences sont justes contre les usurpateurs, il faut joindre l’artifice à la force quand la valeur ne suffit pas pour les perdre. Songez à la justice de votre cause, souvenez-vous de la chasteté de Lucrèce, de l’amour que vous avez toujours eue pour elle et de celle qu’elle a eue pour vous. N’oubliez jamais la passion qu’elle a toujours eue pour la gloire, et la haine qu’elle a toujours eue pour le vice. Croyez-la plus malheureuse que coupable, et de toutes ces choses, généreux Colatin, formez en votre âme une haine irréconciliable contre le tyran. Mais pour ne retarder pas davantage une si noble vengeance, allez, Colatin, allez, je finis ce funeste discours en finissant ma vie. Et voici au poignard que je tiens de quoi me punir, de quoi vous venger et de quoi vous montrer comme il faut traverser le cœur du tyran.
L’effet de cette harangue fut la fuite de Tarquin, le bannissement de son père, la perte de son royaume, et le commencement de la république romaine. Il en coûta la vie et la couronne au ravisseur de Lucrèce, et jamais crime ne fut mieux puni, jamais outrage ne fut mieux vengé. La mort de cette chaste infortunée mit les armes à la main de tout un grand peuple, son sang produisit l’effet qu’elle en avait attendu, et le nom de Tarquin fut si odieux à tout le monde que, ne pouvant même le souffrir en la personne de l’un de ceux qui avaient aidé à chasser les tyrans, il fut obligé de le changer.
Après que Coriolanus eut donné la paix à Rome par les prières de sa mère, il fut remener l’armée des Volsques en leur pays et voulut faire approuver à ce peuple la générosité de son action. Mais Tullus qui ne l’aimait pas, parce qu’il en avait autrefois été vaincu, pendant qu’ils étaient de parti contraire suscita quelques séditieux qui, lorsqu’il voulut se justifier en pleine assemblée, l’empêchèrent de parler et le tuèrent enfin au milieu de ce tumulte. Cette nouvelle ayant été portée à Rome, toutes les dames de la ville se rendirent aussitôt auprès de la mère et de la femme de ce généreux ennemi, et cette première prenant la parole, leur parla à peu près de cette sorte, si les conjectures de l’histoire ne me trompent.
Volumnia, mère de Coriolanus
Cette mère affligée, et d’ennuis poursuivie,
Tint toujours de son fils, le bon et le mauvais sort :
Elle fut cause de sa vie ;
Elle fut cause de sa mort.
Ne me regardez plus, Virgilie, comme la mère de Coriolanus, votre mari : je suis indigne de ce nom, vous devez raisonnablement avoir autant de haine pour moi que cet illustre infortuné avait autrefois d’affection. Souvenez-vous de cette fameuse journée où j’employai mes larmes pour le désarmer, je pleurai, je criai, je commandai et je n’oubliai rien de tout ce qui pouvait fléchir un fils magnanime et généreux. Je demandai grâce pour des ingrats, je me rangeai du parti des ennemis de Coriolanus, et quoique la victoire lui fût assurée, qu’il fût prêt de se venger de ceux qui l’avaient exilé, et qu’il tînt presque à la chaîne ceux qui l’avaient outragé, ce grand cœur que rien n’avait pu toucher, le fut enfin par sa mère : je vainquis en lui le vainqueur de Rome et obtins pour mon malheur tout ce que j’avais demandé. Vous le savez, Virgilie, aussi bien que moi, aussi ne me souviens-je de toutes ces choses que pour redoubler ma douleur. Hélas, il me semble que j’entends encore la voix de Coriolanus lorsqu’en jetant ses armes pour me venir embrasser, il s’écria en soupirant, ô mère, que m’as-tu fait ! tu as remporté une victoire bien glorieuse pour toi et bien heureuse pour ta patrie, mais bien malheureuse pour ton fils. Hélas, Virgilie, ce discours n’a été que trop véritable ! car ces mêmes armes qu’il jeta pour venir à moi, ont été employées contre lui. Les Volsques prirent dès lors les poignards qui lui ont traversé le cœur, ce fut moi qui leur en fis prendre le dessein, je fus de la conspiration qu’on a faite contre lui ; car après avoir surmonté mon fils, je le livrai tout désarmé qu’il était entre les mains de ses ennemis. Hé, pouvais-je penser, insensée que j’étais, que la chose dût arriver autrement ? Étais-je mère de tous les Volsques pour croire qu’ils voulussent céder pour l’amour de moi la victoire qu’ils étaient prêts de remporter ? Quel droit avais-je de leur demander la liberté de Rome, leur ennemie ? Devais-je pas penser qu’ils vengeraient sur mon fils la perte que je leur causais ? Ha oui, Virgilie, je devais penser toutes ces choses, et si Coriolanus ne pouvait revenir à Rome, il fallait du moins être compagne de sa disgrâce ; et comme il avait surmonté son ressentiment à ma considération, il fallait quitter mon pays pour l’amour de lui. Cependant nous n’en usâmes pas ainsi ; je laissai partir Coriolanus environné de ceux qui lui ont fait perdre la vie, et je revins dans Rome, comme en triomphe, jouir du fruit de cette funeste victoire. Lorsque le sénat nous demanda, à notre retour, ce que nous voulions pour récompense de notre action, il fallait, Virgilie, lui demander le retour de Coriolanus et non pas, comme nous fîmes, la permission de bâtir un temple à la fortune féminine ; il paraît bien que cette divinité n’a pas approuvé notre zèle, puisqu’elle nous est si contraire. Les dieux eussent eu sans doute plus agréable que nous eussions été reconnaissantes envers Coriolanus. Ce temple que l’on nous a bâti est un effet de notre vanité et non pas de notre gratitude, nous cherchions notre gloire et non pas celle de notre libérateur, quoiqu’à dire vrai il la méritât mieux que nous. C’était à la vertu de mon fils qu’il fallait élever des autels, et non pas à la nôtre, et celui qui avait su vaincre son ressentiment, délivrer son pays et céder la victoire aux larmes de sa mère, méritait sans doute mieux que nous l’honneur qu’on nous a rendu. Sa piété devait, ce me semble, avoir un plus favorable traitement du ciel ; car encore qu’il y ait des Romains assez injustes pour dire que Coriolanus ne devait quitter ses armes que pour la seule considération de la patrie, et non pas pour la mienne, et que par conséquent il y a eu plus de faiblesse en son action que de générosité, je ne suis pas de leur avis, et j’espère que la postérité sera du mien. Cette forte passion qu’inspire la naissance en ceux qui ont l’âme bien faite, n’est pas causée par la situation des lieux où nous naissons : le même soleil éclaire tout l’univers, nous jouissons partout des mêmes éléments, et s’il n’y avait point de plus puissante raison que celle-là, elle serait sans doute bien faible. Mais ce qui fait que nous aimons notre pays, c’est que nos citoyens sont tous nos parents ou nos alliés. Le droit du sang, ou celui de la société civile, nous attache à eux ; la religion, les lois, les coutumes que nous avons en commun, font que nos intérêts sont communs ; mais le premier sentiment que la nature donne à ceux qui aiment leur pays, c’est de l’aimer principalement parce que leurs pères, leurs mères, leurs frères, leurs sœurs et leurs parents y sont. Oui, je suis bien certaine que le plus zélé de tous les Romains, revenant à Rome après un long voyage, ne regarde pas si tôt le Capitole que l’endroit de la ville où son père ou sa femme demeurent. Cela étant ainsi, qu’on ne s’étonne plus si Coriolanus ne s’est laissé fléchir qu’à mes larmes. Car à qui d’entre les Romains se serait-il rendu ? Tous ceux qu’on lui envoyait l’avaient outragé, il ne voyait en aucun d’eux la marque d’un véritable Romain, ils étaient tous ingrats envers lui, il ne pouvait en eux reconnaître sa patrie, il voyait seulement les murailles de Rome, mais il ne voyait pas les amis qu’il y avait eu autrefois. La crainte faisait parler tous ceux qu’on lui envoyait, et ce ne fut que par moi seulement qu’il connut qu’il y avait encore à Rome quelque chose qui lui devait être en vénération. Hélas, est-il possible qu’une piété si extraordinaire ait été si mal récompensée ! qu’un homme si courageux ait fini si pitoyablement ses jours ! qu’il ait été assassiné par ceux qui l’avaient choisi pour leur chef ! et que le lieu de son asile ait été celui de son supplice ! Hélas, dis-je, est-il possible que mes intentions ayant été si pures et si innocentes, il en est résulté un accident si funeste ! Cependant, Virgilie, les dieux ont permis toutes ces choses et je n’en vois pourtant point d’autre raison, sinon que Coriolanus et moi avions trop obligé les Romains, qui s’en étaient rendus indignes. Mais enfin, Coriolanus est mort, et mort seulement pour l’amour de Volumnia. Sa fin a toutefois cet avantage qu’elle a fait verser des larmes à ceux qui l’ont causé ; car les Volsques, après la chute de leur chef, l’ont eux-mêmes relevé avec honneur, ils n’ont pas plutôt vu son sang qu’ils ont vu leur crime, et des mêmes armes qu’ils avaient employées à lui faire perdre la vie, ils en ont élevé un trophée à sa gloire. Ils lui ont fait les funérailles d’un vainqueur ; sa mémoire est chère parmi eux, ils ont appendu sur son tombeau quantité d’enseignes et toutes ces glorieuses dépouilles qui ont accoutumé de marquer la valeur des illustres morts sur lesquels on les met. Et Rome, qui doit sa liberté à Coriolanus, apprend sa mort sans en faire un deuil public ! elle ne se souvient plus qu’elle était perdue et qu’elle était esclave sans lui : tous les Romains lui ont été ingrats tant qu’il a vécu, ils le seront encore après sa mort. Ils ne le regardent pas tant comme leur libérateur que comme leur ennemi, ils se souviennent plutôt des chaînes qu’il leur préparait que de celles qu’il leur a ôtées, et la crainte qu’ils ont eue autrefois de le voir entrer dans Rome dans un char de triomphe, fait qu’ils sont bien aises de savoir qu’il est aujourd’hui dans le cercueil. Pour moi, je vous avoue qu’encore qu’on ne doive jamais se repentir d’un bienfait, je ne laisse pas d’avoir grande peine à m’empêcher de souhaiter que Rome fût captive et que Coriolanus fût vivant. La vertu de Brutus, qui vit mourir ses enfants sans douleur, n’est point de ma connaissance, cette dureté de cœur tient plus de la férocité que de la grandeur de courage. Il est des larmes justes, et la compassion n’est point contraire à la générosité. Lorsque je disais à Coriolanus que j’aurais mieux aimé mourir que de le voir vainqueur de Rome, je ne disais rien contre la vérité, mais lorsque je dis aussi que je voudrais être morte et que mon fils fût vivant, je ne dis rien contre l’équité naturelle ni contre Rome ; je donne à la nature et à la raison ce que je ne saurais leur refuser, et n’ôte rien à la république. J’ai sacrifié mon fils pour elle, c’est à elle aussi à souffrir du moins que je pleure sur la victime que j’ai immolée pour sa conservation, et qu’après avoir fait tout ce qu’une véritable Romaine pouvait faire, je fasse ensuite tout ce que la douleur peut exiger de la tendresse d’une mère. Toutes celles qui perdent leurs enfants ont toujours un juste sujet de pleurer ; elles ont néanmoins pour leur consolation la liberté de faire des imprécations contre ceux qui leur ont fait perdre la vie. Mais pour moi, non seulement je pleure la mort de mon fils, mais je pleure encore de ce que c’est moi qui l’ai fait mourir, et pour accroissement de ma douleur, il y a une vertu austère qui ne veut pas que je me repente de ce que j’ai fait. Ô mon fils, ô mon cher Coriolanus, puis-je suivre un si barbare sentiment ! non, il est trop contraire à la raison et à la nature, il faut que je me plaigne, et il faut que je pleure jusques à la mort la perte que j’ai faite. Ce n’est pas l’ennemi de Rome que je regrette, c’est celui qui a prodigué son sang pour la gloire en tant d’occasions, qui l’a servie dix-sept ans à la guerre avec une ardeur incomparable, et qui n’a eu pour récompense que les blessures dont son corps était tout couvert. Au reste, illustres dames romaines, la naissance de cet homme ne le rend pas indigne de vos larmes : il était sorti d’un de vos rois, et Ancus Martius, son prédécesseur, ayant porté la couronne, il semblait qu’il avait plus de droit qu’un autre aux honneurs de la république, puisqu’il était incapable d’en mal user. Mais ce fut peut-être par cette raison (me dira quelqu’un) que les Romains lui refusèrent le consulat, de peur qu’il ne s’en servit comme d’un degré pour remonter au trône de ses pères. Non, cette raison ne saurait être bonne, et pour connaître les intentions de Coriolanus, il ne faut que se souvenir de toute sa vie. En la bataille que l’on donna contre Tarquin le superbe, il fit bien voir que toute son ambition n’allait qu’à mériter la couronne de chêne que le dictateur lui mit sur la tête, sans songer à celle de ses prédécesseurs. Car voyant un de nos citoyens porté par terre, il se mit au devant pour lui servir de bouclier, et couvrant son corps avec le sien, il le garantit du péril, et ramassa si bien toutes ses forces et toute sa valeur, qu’il donna la mort à celui qui voulait causer la sienne. Si les Romains eussent agi avec raison contre Coriolanus, cette seule action suffisait pour les empêcher de le vouloir faire passer pour un tyran, puisqu’il n’est pas croyable qu’il se fût tant exposé pour sauver une si petite partie d’un si grand corps, s’il eût été capable de former le dessein de le détruire un jour tout entier. Mais ce n’est pas en cette seule rencontre qu’il a fait paraître son zèle pour la république. Ne s’est-il pas trouvé en toutes les occasions qui se sont offertes ? Ne s’est-il pas signalé en toutes les batailles qui se sont données ? Est-il jamais revenu dans Rome sans lui rapporter quelque dépouille de ses ennemis, ou sans revenir tout couvert de leur sang ou du sien ? Voilà, Virgilie, quel était votre mari ; voilà, illustres Romaines, quel était mon cher Coriolanus, qui, dans toutes les actions de guerre qu’il a faites, n’a jamais été vaincu que par moi seulement. Les Volsques même, qu’il a commandés depuis, ne le jugèrent digne de cet emploi que parce que ce fut de sa main qu’il leur arracha la victoire qu’ils étaient prêts de remporter, malgré la résistance de Lartius ; lui qui voulant donner un assaut à la ville de Coriolles, fut repoussé si courageusement par les assiégés qu’ils mirent toutes nos troupes en fuite et toute notre armée en déroute. Ce fut en cette rencontre que la passion qu’il avait toujours eue pour la gloire de l’empire romain, lui fit surpasser ses propres forces, et que par son exemple, il força quelques-uns des nôtres à tourner tête à l’ennemi. Ce généreux dessein lui réussit si heureusement qu’il le repoussa jusques au pied des murailles de la ville ; et non content d’une si belle action, il voulut persuader à ceux qui l’avaient suivi que les portes de Coriolles n’étaient pas tant ouvertes pour ceux qui fuyaient que pour les y faire rentrer. Mais voyant que leur crainte était plus puissante que son discours, et qu’ils songeaient plutôt à la retraite qu’au combat, l’infortuné que je regrette, ne laissa pas de suivre son dessein. Ce fut là qu’il se vit presque tout seul combattre contre tous les habitants d’une ville, qui combattaient en désespérés. Ce fut là que sa hardiesse porta la terreur parmi les ennemis, que son exemple remet la valeur dans l’âme de nos légions et que, par la force de son bras, il les fit entrer dans cette ville forcée et les rendit enfin victorieuses de ceux qui les venaient de vaincre. Ce fut donc seulement par son courage que Lartius eut loisir de rallier ses troupes pour aller recueillir le fruit de la victoire en achevant ce qu’il avait si heureusement commencé. Mais, comme il n’ignorait pas que le consul Comminius, qui commandait la moitié de l’armée romaine, pouvait être aux mains avec ceux qui venaient pour secourir la ville qu’il venait de prendre, il repris aigrement ces mêmes soldats qui, n’ayant pas voulu partager les péril avec lui, s’amusaient à partager le butin qu’il leur avait acquis. Ce fut en vain toutefois qu’il leur opposa et la honte et la gloire, de sorte que voyant leur lâcheté il les abandonna et suivi seulement ceux qui de leur propre volonté le voulurent accompagner (qui furent en bien petit nombre), il alla en diligence chercher une nouvelle matière à sa valeur. Il arriva justement au camp, sur le point que Comminius allait présenter la bataille à l’ennemi, et comme il était tout couvert de poussière et de sang, son abord donna quelque frayeur au consul. Mais il n’eut pas plutôt rendu compte de l’action qu’il venait de faire, que la nouvelle de cette première victoire fut un présage de la seconde. Tous les soldats ranimèrent l’ardeur qu’ils avaient de combattre, l’espérance et la joie parurent sur leurs fronts, et par sa seule vue on lui vit chasser de leurs cœurs la crainte qui s’en était emparée. Pour mon fils, comme il eût été bien marri que quelque autre eût mieux servi la république en cette journée, après avoir demandé au consul quelles étaient les meilleures troupes de l’ennemi, et qu’il eut su que celles des Antiates étaient sans doute les plus courageuses, puisque les Volsques les avaient placées au front de la bataille, il lui demanda pour récompense de la prise de Coriolles la permission de les combattre. Vous savez, illustres Romaines, qu’il obtint en cette occasion ce qu’il demanda, que son bras, conduit par les dieux, eut la gloire de rompre le premier les escadrons de l’ennemi, qu’il fut seul attaquer une armée pour montrer aux Romains comme il faut mépriser sa vie pour se rendre maître de celle d’autrui, et que cette valeur prodigieuse eut un succès qui le fut aussi. Or la victoire s’étant déclarée pour nous, le consul pria mon fils de considérer l’état où il était et de se souvenir que par les blessures qu’il avait reçues, son sang coulait avec celui des ennemis. Mais il lui répondit que ce n’était pas aux victorieux à se retirer ; ensuite de quoi, joignant les effets aux paroles, il poursuivit ceux qui fuyaient jusques à la nuit, et comme il avait été le premier au combat, il fut le dernier à la retraite. L’on me dira peut-être que le désir de la récompense inspirait cette valeur à mon fils, mais personne ne peut ignorer qu’il n’ait refusé toutes celles qu’on lui présenta ; au contraire, sa modestie fut si grande qu’après avoir forcé une ville, fait gagner une bataille, sauver l’honneur de l’armée et de la république, il ne demanda pour récompense de tous ses travaux que la liberté d’un seul homme, qui autrefois avait été son hôte et son ami, et qui lors était prisonnier de guerre parmi les Romains. Je me souviens bien que le nom de Coriolanus qu’il portait (ô dieux, puis-je parler en ces termes !), je me souviens bien, dis-je, que ce nom lui fut donné en cette rencontre pour éterniser son action. Mais je me souviens aussi que ceux même qui le nommèrent Coriolanus, l’appelèrent depuis avec injustice le perturbateur du repos public, l’ennemi de Rome et le tyran du sénat. Depuis cela, que n’a-t-il point fait encore en une autre occasion ? Vous vous souvenez sans doute de cette funeste année où la famine pensa désoler Rome entièrement, où tout le peuple gémissait, où la faim faisait triompher la mort de tous les pauvres, et où les plus riches même étaient exposés au même danger. Vous savez, dis-je, que ce fut Coriolanus qui, par sa valeur et par son courage, ramena l’abondance dans Rome, redonna la vie au peuple, et tout cela au prix de son sang et sans en vouloir d’autre récompense que celle d’avoir sauvé la vie à ses citoyens. Cependant pour prix de tant de services, de tant de belles actions, de tant de blessures qu’il avait reçues, et de tant de sang qu’il avait répandu, comme il demanda le consulat, qu’on avait accordé à beaucoup d’autres qui ne le méritaient pas si bien que lui, on le traita d’infâme et de criminel, on le mit entre les mains des Ædiles comme le plus méchant des hommes, et on l’exila de son pays. Ô ciel, puis-je avoir demandé grâce pour ceux qui avaient traité mon fils si indignement ! et ce fils infortuné, a-t-il pu me l’accorder ! Au reste, après tant d’outrages que Coriolanus avait reçus, que fit-il pour se venger ? A-t-on découvert qu’il ait voulu suborner quelques-uns de nos consuls ? A-t-il enlever en secret quelque argent pour faire subsister l’armée des Volsques ? Leur a-t-il fournis des soldats ? Non, Coriolanus ne fit rien de toutes ces choses, et il se contenta pour se venger de Rome, de mettre seulement le plus fidèle de ses citoyens entre les mains de ses ennemis. Que si le désespoir qui l’y porta lui a réussi heureusement, s’il a plus trouvé d’humanité dans le cœur de Tullus, dont il avait été plus d’une fois l’ennemi triomphant, que dans l’âme de tout un peuple pour la gloire duquel il avait vaincu ce même Tullus, voulait-on, dis-je, que par une ingratitude extrême il l’abandonnât dans une guerre juste et qu’il avait entreprise à sa considération ? Voulait-on, dis-je, que, pour mériter le mauvais traitement qu’il avait reçu de ceux qu’il avait servis, il trahit ceux qui le protégeaient et qui, par une confiance toute extraordinaire, l’avaient choisi pour être général de leur armée ? On me dira peut-être que Coriolanus fit plus de mal aux Romains en acceptant cet emploi, que s’il eût suborné les consuls de Rome, qu’il en eût enlevé les richesses, qu’il eût fait soulever le peuple et mené une armée aux adversaires, puisqu’on a vu que sa seule personne, se rangeant du parti des Volsques, fit un entier changement à leurs affaires, et que ceux qui tant de fois avaient demandé la paix à Rome, ont été en état de la faire acheter bien cher. Or, qu’on ne s’imagine pas que cela ait été un simple effet de sa conduite et de sa valeur ; non, nos dieux, qui sont les protecteurs de l’innocence, avaient sans doute guidé son bras pour abaisser l’orgueil de ceux qui se croyants invincibles ne craignaient plus d’outrager leurs alliés. Mais dans ces heureux succès il n’avait pas oublié qu’il était né Romain, et quoique les nobles l’eussent abandonné à la fureur du peuple, il ne laissa pas de conserver leurs maisons de la campagne, malgré le désordre de la guerre. Il avait encore du respect pour ceux qui s’étaient rendus ses ennemis, et quoique sa fortune particulière fût en un déplorable état, il ne demanda jamais rien pour lui dans les articles qu’il proposa, et ne demanda rien d’injuste pour les Volsques qu’il protégeait. Voilà encore une fois, ô illustres Romaines, quel était Coriolanus ; je reconnais mon fils à la peinture que je vous en ai faite, conservez-en l’image en votre cœur, souvenez-vous que sans sa générosité la famine aurait fait périr vos pères, vos frères, vos maris, vos enfants et vous-mêmes, ou, ce qui serait encore pire, que vous auriez été en une autre occasion les compagnes de leur chaînes et de leur servitude. N’imitons pas, généreuses Romaines, l’ingratitude de nos citoyens : éternisons la gloire de notre sexe à leur préjudice, et par notre reconnaissance, couvrons-les de confusion. Ce temple que l’on nous accorda, quand mon fils nous accorda notre grâce, ne nous sera point si glorieux que l’affection que vous témoignerez à vouloir conserver la mémoire de Coriolanus. Vous devez vos larmes à celui qui les essuya autrefois et qui a rompu vos chaînes. Vous devez encore (si je l’ose dire) adoucir en quelque façon l’amertume de ma douleur par celle que vous témoignerez de sa perte ; j’ai immolé mon fils pour l’amour de vous, vous ne pouvez moins faire que de vous affliger pour l’amour de moi. Et comme vous eussiez toutes porté le deuil sans la générosité de mon fils, il est bien juste que vous le portiez toutes pour honorer sa mémoire. Allons donc, Virgilie, allons, généreuses Romaines, demander cette permission au sénat. Mais, dieux, est-il possible qu’il soit nécessaire de demander congé de porter le deuil de son libérateur ! oui, la corruption du siècle le veut ainsi. Allons donc encore une fois demander avec des larmes la dernière chose que nous pouvons demander pour mon fils, puisqu’il est mort. Car pour sa gloire, je suis bien assurée que Rome sera détruite lorsqu’on parlera encore de Coriolanus.
Elle obtint ce qu’elle leur demandait : toutes les dames romaines prirent le deuil et le portèrent dix mois, qui était le terme qu’elles avaient accoutumé de le porter, de leur pères et de leurs maris. Ainsi cet illustre banni fut plus heureux après sa mort qu’il ne l’avait été durant sa vie ; et le plus beau sexe en cette occasion fut le plus reconnaissant.
Athénaïs, fille du philosophe Léontius, étant parvenue à l’empire par sa beauté et par les rares qualités de son esprit, ne jouit pas longtemps de sa bonne fortune, l’empereur Théodose, son mari, ayant eu quelque jalousie d’elle et d’un des principaux de sa cour, nommé Paulin, le fit mourir et la priva de ses bonnes grâces. Dans cet abandonnement l’on fit sentir avec adresse à l’infortunée Athénaïs qu’elle devait se retirer de la cour, de sorte qu’en étant d’elle-même assez ennuyée, elle demanda ce qu’elle obtint et ce que l’on voulait qu’elle demandât, je veux dire la permission de s’en aller demeurer à Jérusalem. Ce fut donc sur le point de son départ, et dans ses derniers adieux, qu’elle parla à peu près en ces termes à l’empereur Théodose.
Athénaïs, impératrice d’Orient
Savante Athénaïs, à qui la Destinée
Promit dès la naissance, un pouvoir souverain ;
Elle est quitte aujourd’hui, te voilà couronnée,
Et tu tiens un sceptre à la main ;
Mais crains de perdre la couronne,
Puisque c’est le sort qui la donne.
Seigneur,
Étant sur le point de quitter la cour, pour m’aller confiner dans la Palestine, j’ose supplier votre majesté, par le très auguste nom de l’empereur Trajan dont elle est descendue, par celui du grand Théodose son aïeul, par celui de l’équitable Arcade son père, et par celui du grand Constantin dont elle tient le sceptre et dont elle imite la piété, de me permettre aujourd’hui de vous dire tout ce que je pense et de ma fortune passée et de ma fortune présente, afin que je puisse du moins avoir la satisfaction en m’éloignant de vous de n’avoir pas entièrement abandonné mon innocence. Hélas, qui eût dit autrefois à la pauvre Athénaïs, lorsque le philosophe Léonce, son père, lui enseignait la vertu, que la sienne serait un jour soupçonnée, elle ne l’aurait pas pensé. La simplicité de ses mœurs, le peu d’ambition qu’elle avait et les murailles de la cabane qu’elle habitait semblaient la mettre en sûreté contre la calomnie. L’innocence régnait en son âme, elle était contente de sa fortune, elle ne cherchait que l’acquisition des sciences et de la vertu, et le seul désir d’apprendre le bien et de le pratiquer était tout ensemble ses plaisirs et ses occupations. Aussi n’est-ce pas Athénaïs qu’on accuse, c’est la malheureuse Eudoxe, c’est la femme d’un grand empereur, c’est une personne exposée aux yeux d’une grande cour, c’est une personne à qui la nature a donné la première couronne du monde et l’amour du plus auguste prince de la terre. Toutes ces choses, invincible empereur, font que ma disgrâce est plus vraisemblable : les grandes infortunes ne se font voir que dans les maisons des grands princes, la foudre tombe plus souvent dessus les superbes palais des rois que dessus les cabanes des bergers, et la mer fait faire plus de naufrages que les rivières. Il ne faut donc pas s’étonner si Eudoxe est plus malheureuse qu’Athénaïs, quoiqu’elle soit aussi innocente et quoiqu’elle soit aussi vertueuse, sous le glorieux titre qu’elle porte d’impératrice d’Orient, qu’elle l’était sous le nom que ses parents lui avaient donné. Si la fortune, seigneur, ne m’avait ravi que les choses sur lesquelles sa domination s’étend, qu’elle m’eût arraché le sceptre que je porte après l’avoir reçu de votre main, qu’elle m’eût ôté la couronne que j’ai sur la tête, que vos peuples se fussent mutinés contre moi et m’eussent fait tomber du trône comme indigne d’y tenir ma place, je souffrirais cette disgrâce sans murmurer. Oui, seigneur, cette aveugle si accoutumée à favoriser le vice aux dépends de la vertu, qui ne fait des présents que pour les ôter, qui n’affermit les empires que pour les détruire et qui renverse tout ce qu’elle établit, la fortune, en un mot, ne viendrait pas à bout de ma patience. Je quitterais sans regret le sceptre, la couronne, le trône, la cour et l’empire, et toute cette pompe éclatante qui suit la royauté, si je pouvais retourner dans ma solitude avec votre estime et votre affection. Ces deux choses, seigneur, si je ne me trompe, ne doivent point être sous la juridiction de la fortune : elle peut vous ôter le jour et l’empire, elle peut même vous faire esclave, mais elle ne peut vous faire injuste. Vous êtes seul l’arbitre de votre volonté, de votre haine, de votre estime et de votre affection. Ce noble privilège, que Dieu a donné à l’homme, d’être libre au milieu des chaînes et d’être maître absolu de ses sentiments, fait que vous êtes obligé de répondre exactement des vôtres. Cependant, seigneur, le respect que j’ai pour vous, fait que je n’ose vous accuser de ceux que vous avez pour moi, bien que certainement mon innocence les rende injustes ; et ce n’est pas par ce respect que je me dis malheureuse plutôt que de vous appeler coupable. J’accuse injustement la fortune d’une chose dont vous seul devez répondre : ce n’est point de sa main, à parler plus véritablement que je n’ai fait, que je tiens le sceptre que je porte, ce n’est point elle qui m’a mis la couronne sur la tête, sa roue ne m’a point jeté sur le trône, son caprice ne m’a point fait être votre femme ; toutes ces choses, seigneur, sont un effet ou de votre bonté, ou de mon mérite, ou de votre aveuglement. Si c’est le premier, j’ai appris autrefois de mon père que le crime seul justifie le repentir, que c’est un sentiment que la vertu ne connaît pas et dont on ne se doit jamais servir qu’après une mauvaise action. Si c’est le second, et que vous m’ayez estimée par la connaissance du peu que je vaux, ne m’ôtez pas, seigneur, ce qui m’appartient, puisqu’étant la même que j’étais, vous êtes obligé d’être le même que vous étiez. Que si vous me dites que je suis l’erreur de votre jugement, et que vous n’avez pas trouvé en ma personne le mérite que vous aviez cru y devoir rencontrer, je ne dispute point contre vous, ôtez-moi tout ce que vous m’avez donné, mais ne m’ôtez pas l’innocence que je n’ai reçue que du ciel. Lorsqu’Athénaïs vint en votre cour, sa réputation était sans tache, peu de gens en parlaient, mais tous en disaient du bien. Aujourd’hui, seigneur, tous les peuples en parlent selon leur caprice, sans que je sache pourtant ce qu’ils disent, car pour vous parler sincèrement, ce n’est qu’auprès de vous que je veux être justifiée. Ceux qui font le bien parce qu’il est bien, et non pas parce qu’il doit être divulgué, ne se soucient guère de l’injustice que la renommée fait à leur vertu : ils trouvent leur satisfaction en eux-mêmes, sans la chercher en autrui, et de cette sorte les sages sont quelquefois très innocents et très heureux, lorsque le vulgaire qui ne juge que par les apparences les croit coupables et infortunés. Mais, seigneur, comme l’affection que vous avez eue pour moi et celle que j’ai pour vous, vous ont rendu (si je l’ose dire) un autre moi-même, je dois justifier mes actions devant vos yeux. Souviens-toi, ma fille, me disais un jour mon père, de ne songer pas tant à acquérir l’estime des autres, que tu ne songes encore davantage à obtenir la tienne propre. Sois toi-même ton juge et ta partie, pense à te satisfaire, examine tes sentiments, sonde jusques au fond de ton cœur, pour connaître si la vertu en est maîtresse, mais ne te flatte point, penche plutôt vers la rigueur que vers l’indulgence. Et lorsqu’après une exacte recherche de tes intentions, tu seras arrivée au point d’être satisfaite de ton âme, méprise la gloire du monde, moque-toi de la calomnie, et sois plus contente d’avoir ton estime que si tu avais celle des plus grands princes de la terre. Or, seigneur, par cette raison je ne puis être tranquille tant que la meilleure partie de moi-même ne me croira pas innocente ; souffrez donc, seigneur, que je repasse exactement toutes les circonstances de la disgrâce, afin que cette chère partie de mon cœur qui vit en vous, étant satisfaite de mon innocence, je puisse m’en aller avec quelque tranquillité en la solitude que je cherche. Lorsque je vins à Constantinople demander justice contre mes frères qui me refusaient les droits que j’avais en la succession paternelle, la prudente Pulchérie ne rejeta pas ma requête, elle m’écouta et, me faisant perdre ma cause avec avantage, me donna des biens qu’elle devrait m’avoir conservés. En ce temps-là, seigneur, il ne s’agissait que d’une pauvre cabane et de trois pieds de terre pour me mettre à couvert de l’extrême nécessité, mais aujourd’hui qu’il s’agit non seulement de l’honneur d’Athénaïs, mais de celui d’Eudoxe, votre femme, vous êtes obligé de l’entendre et de lui rendre justice. Je pense, seigneur, que ce qui fait toute votre colère et toute ma douleur, est que j’ai donné une chose que vous m’aviez donnée, et qu’ensuite, pour excuser une action que je voyais dans vos yeux qui ne vous plairait pas si vous la saviez, j’excusai cette innocente erreur par un mensonge. Voilà, seigneur, tous les crimes que j’ai commis, et la seule crainte de vous déplaire a fait que je vous ai déplu. Lorsque votre majesté me donna ce funeste fruit qui cause ma disgrâce, je le reçus avec joie et pour sa beauté extraordinaire, et plus encore parce qu’il venait de votre main. Le plaisir que je pris à le voir me persuadant qu’il était plus propre pour le divertissement de la vue que pour la satisfaction du goût, et ne pouvant me résoudre à le détruire, je cherchai ce que je pourrais faire d’un si agréable présent. L’infortuné Paulin était alors malade, de sorte que me venant en l’esprit de l’envoyer visiter, je crus ne pouvoir mieux employer l’aimable don que vous m’aviez fait qu’en le donnant à une personne que vous témoigniez aimer plus que vous-même. Or, seigneur, Paulin ne fit pas un mystère de cette libéralité, car comme je ne lui avais pas mandé que je l’eusse reçue de votre majesté, le même sentiment qui m’avait obligée de lui envoyer cette fatale pomme, fit sans doute que, pour me témoigner l’estime qu’il faisait du présent que je lui avais fait, il voulut la mettre en de plus dignes mains que les siennes. Que si vous me dites que, m’ayant donné une chose, je ne devais jamais m’en défaire, parce que tout ce qui part de la personne aimée doit être tenu aussi cher que la vie, j’en tomberai d’accord avec vous, puisque c’est par là que je prétends me justifier. Il y a pourtant une distinction importante à faire en cette rencontre, car comme il y a une grande diversité dans les amours des hommes, les choses que cette passion produit doivent aussi être toutes différentes. L’amour d’un mari et d’une femme n’est plus celle d’un amant et d’une maîtresse, et quoique ce soient les mêmes personnes, et que l’amour soit aussi ardente dans leur cœur qu’elle l’était auparavant leur mariage, leurs sentiments sont pourtant différents en plusieurs rencontres. Il ont plus de solidité et moins d’affectation, et toutes ces folies que les amours criminelles produisent tous les jours, ne se trouvent point en leur âme. Ainsi, seigneur, si Paulin eût eu de la passion pour moi, il aurait gardé le présent que je lui avais fait, avec soin et avec jalousie, puisqu’il est certain qu’en ces sortes d’affections illégitimes (à ce que j’en ai ouï dire depuis que je suis à la cour) les moindres choses qui viennent de la personne aimée sont des trésors inestimables dont on ne se défait qu’avec la vie. Cependant, Paulin n’eut pas plutôt reçu ce présent de moi, qu’il vous l’envoya, et en cette occasion on peut dire qu’il eut plus de dessein de vous plaire que de me contenter. Pour moi, seigneur, je n’avais garde de penser que vous pussiez trouver mauvais que je donnasse une chose que vous m’aviez donnée, et que la libéralité fût une vertu que je ne pusse jamais pratiquer. Car, seigneur, si je ne devais donner que ce que je n’ai pas reçu de vous, il faudrait que je me donnasse moi-même, n’ayant rien apporté à votre palais que la simplicité et l’innocence que l’on veut me ravir aujourd’hui. Quoi, seigneur, ne vous souvient-il point que des richesses innombrables que vous m’avez données, j’ai enrichi des villes toutes entières en diverses rencontres ? Quoi, seigneur, Théodose aura permis que j’ai donné de l’or, des perles et des diamants à cent personnes qui lui étaient inconnues, et j’eusse pu prévoir qu’il n’eût pas trouvé bon que j’eusse donné un simple fruit à l’homme du monde qui l’avait le plus utilement servi, et pour qui il avait le plus d’affection ? Non, seigneur, cela n’était pas possible, et la prudente Pulchérie, toute clairvoyante qu’elle est et qu’elle croit être, et qui prévoit les choses de si loin, y aurait été trompée. Car, seigneur, si je devais avoir soin de quelqu’un après votre majesté, ce devait être de Paulin et, si je l’ose dire, je lui devais plus qu’à mon père et plus qu’à votre majesté, car mon père ne m’ayant donné que la vie, et n’ayant reçu de vous que le trône, je puis dire que Paulin m’ayant inspiré les lumières de la foi, je lui avais plus d’obligation qu’à tout le reste de la terre. Oui, seigneur, je lui devais le salut de mon âme et la béatitude éternelle, si l’innocence de la vie que veux mener, me la fait obtenir. Vous savez, seigneur, que ce fut lui qui me convertit, que tous vos docteurs n’avaient pu me vaincre, que lui seul me dessilla les yeux, et que lui seul, me faisant voir l’absurdité de ma religion, me porta à embrasser la vôtre. Croyez donc, seigneur, que la naissance de notre amitié avait un commencement trop saint pour être criminelle en son progrès, et que celui qui m’avait ouvert les portes du ciel, ne m’aurait jamais conduite au chemin de l’enfer. Et puis, seigneur, sachez que quand Eudoxe serait encore Athénaïs, qu’elle serait, dis-je, encore de cette religion où tous les crimes sont autorisés par l’exemple des dieux qu’elle adorait, elle n’en serait pas moins innocente. La chasteté est une vertu qui a été connue de tous les siècles et de toutes les nation, et elle est si essentielle en mon âme que rien ne l’en saurait chasser. Jugez donc, seigneur, si étant d’une religion où la modestie est récompensée, j’ai pu rien faire contre ce que je vous dois et contre ce que je me dois à moi-même. Je pense, si je ne me trompe, que je vous ai fait connaître que je pouvais donner sans crime ce que vous m’aviez donné, et que je vous ai fait voir ensuite, avec assez de vraisemblance, que la libéralité de Paulin envers vous justifiait la mienne envers lui. Maintenant, pour ce qui regarde le mensonge que je fis, en vous disant que j’avais mangé ce fruit, il est certain que je ne puis nier que je n’eusse mieux fait de vous dire la vérité ; mais, seigneur, toutes les imprudences ne sont pas des crimes. Lorsque vous me parlâtes en cette occasion, je vis tant d’altération en votre visage et tant de colère dans vos yeux, que la crainte de vous fâcher s’emparant de mon esprit, je perdis l’usage de la raison. Considérez, seigneur, que s’il y eût eu entre Paulin et moi quelque affection trop particulière, aussitôt que vous me parlâtes, j’eusse bien jugé que vous en eussiez su quelque chose, et cela étant, par une ingénuité apparente et pourtant artificieuse, je vous eusse dit que j’avais envoyé ce fruit à Paulin. Mais comme je n’avais rien dans mon âme, qui me reprochât aucune erreur, je dis un mensonge innocent, sans craindre qu’il fût mal expliqué. Je faillis de peur d’être accusée d’une faute, et une affection trop craintive a fait que j’ai perdu la vôtre. Au reste, seigneur, comme je n’étais pas préparée à cette accusation, et que le crime dont on m’accusait m’était inconnu, je ne vous répondis lors qu’avec des larmes. Mon silence et mon respect furent les seules couleurs que j’employai à ma justification ; une vertu un peut trop scrupuleuse et trop austère fis que je crus que je me noircirais en me justifiant d’une semblable chose, et je pense même que je ne vous en aurais jamais parlé si je n’avais formé le dessein de m’éloigner de vous. Mais, auguste empereur, je me repens de tout ce que j’ai dit : vous n’êtes point le sujet de ma disgrâce, je ne vous en accuse plus, je la reçois comme un châtiment de mes erreurs passées. J’ai trop défendu la cause des idoles pour gagner la mienne aujourd’hui, et il est bien juste qu’après avoir si ardemment soutenu le mensonge, je ne sois pas crue lorsque je dis une vérité qui m’est importante. J’ai trop sacrifié à Jupiter et trop offert de victimes criminelles, pour n’expier pas cette faute par quelque sacrifice innocent. Il faut que je sois moi-même ma victime en cette occasion, et que, souffrant avec patience, je mérite le pardon de mes erreurs passées. Ne croyez donc pas, seigneur, que j’emporte aucune aigreur dans mon âme ; je vois bien qu’encore que le voyage que je m’en vais faire, soit entrepris par ma volonté, je vois bien, dis-je, que la permission que l’on m’en a donnée, m’a été accordée d’une façon qui pourrait me donner lieu de l’appeler plutôt un exil qu’un pèlerinage. Mais cela n’empêchera point que je ne prie Dieu, que le sang de Paulin ne soit pas un obstacle à la félicité de vos jours. Je ferai même des vœux pour le règne de la prudente Pulchérie, dont la piété approuve sans doute le lieu que j’ai choisi pour ma retraite. Je lui serai plus utile à Jérusalem qu’à Constantinople, et peut-être plus agréable. Car pour reconnaître les dernières obligations que je lui ai, je demanderai au ciel qu’il lui donne le même repos dont je vais jouir dans ma solitude, quoique peut-être ce ne soit pas la grâce qu’elle lui demande en ses prières. Au reste, seigneur, je ne vais pas si loin que la renommée ne puisse vous parler de moi, et si je ne me trompe, elle vous dira tant de choses de l’innocence de ma vie, que vous croirez qu’elle n’en a jamais manqué. Et cette terre sainte que je vais habiter, me fera obtenir du ciel le plaisir et l’honneur de vous revoir. C’est, seigneur, l’espérance qu’emporte en son âme une personne qui vivait contente dans une pauvre cabane, une personne qui a reçu sans orgueil la première couronne du monde, qui quitte sans regret le trône le plus élevé qui soit sur la terre, et qui n’a jamais rien aimé que l’empereur Théodose et la vertu.
Ce discours ne fut pas inutile, quoique l’effet en fût tardif ; il laissa des impressions de chaleur en l’âme de Théodose, qui rallumèrent enfin ses premières flammes. Athénaïs partit, il est vrai, mais elle revint avec gloire ; elle vit à ses pieds, pour lui demander pardon, celui qui voyait la moitié de la terre aux siens, et son innocence et sa réputation remontèrent sur le trône avec elle, après que le temps et la raison eurent rétabli la tranquillité en l’âme de l’empereur.
Athénaïs étant rentrée en grâce auprès de l’empereur Théodose, son mari, par l’entremise de Crisaphius, ne fut pas plutôt revenue de la Palestine à Constantinople, qu’usant de son nouveau pouvoir, elle y changea tout l’ordre des choses. Et comme elle savait bien que Pulchéria ne s’était pas opposée à son éloignement, elle voulut que son retour ne lui fût pas si agréable que lui avait été son départ. Elle fit donc que l’empereur, qui était charmé de la revoir, se résolut d’ôter l’administration de l’État à la princesse, sa sœur, et qu’il commanda au patriarche de Constantinople de l’aller prendre et de la mettre parmi les vierges voilées. Cet ordre sembla si dur à Flavien qu’il ne put se résoudre de l’exécuter à la rigueur ; il fut donc secrètement donner avis à Pulchéria que si elle ne s’absentait, il serait contraint de lui faire ce déplaisir. Cette princesse s’y résolut aussitôt, et sur le point de quitter la cour pour se retirer à la campagne, elle lui parla de cette sorte.
Pulchéria, sœur de Théodose le Jeune
Voici la maîtresse des rois :
Elle régnait sur eux, comme sur leur empire ;
Mais qu’est-ce que je te veux dire,
De ce puissant esprit, qui leur donnait des lois ?
Vois toi-même ce que j’admire,
Et prête l’oreille à sa voix.
L’avis que vous m’avez donné ne m’étonne ni ne m’afflige ; j’ai bien prévu, sage Flavien, que le retour d’Eudoxe causerait le départ de Pulchéria, et comme je suis accoutumée aux révolutions des choses du monde, je vois sans regret un changement qui peut-être ne sera désavantageux qu’à ceux qui le causent. Cette mutation si subite est un effet de la malice de Crisaphius, de la bonté de Théodose et de l’ambition de l’impératrice. Qui eût dit autrefois, Flavien, que cette pauvre Athénaïs, qui n’avait pas une cabane à se mettre à couvert lorsqu’elle vint se jeter à mes pieds, eût dû porter la première couronne du monde sur sa tête ; la chose aurait-elle été vraisemblable ? Mais ce qui est de plus étrange, qui eût pu penser que cette personne que j’avais couronnée de mes propres mains, dût m’ôter avec violence les rênes de l’empire que j’avais toujours assez heureusement tenues sous l’autorité de Thédose depuis l’âge de quinze ans ? Non, vénérable Flavien, je ne veux pas que la postérité puisse accuser l’empereur ni l’impératrice d’avoir exilé une princesse à qui, en quelque façon, ils doivent la couronne qu’ils portent ; car si je l’ai mise sur la tête d’Athénaïs, je l’ai affermie sur celle de Théodose. Cette fameuse victoire qu’il remporta sur Roilas, qui après avoir passé le Danube, venait, avec toutes les forces de la Scythie et de la Russie renverser le trône impérial jusque dans Constantinople, ne fut pas sans doute un effet des soins de Théodose ; et, si je l’ose dire, j’arrachai la foudre d’entre les mains de Dieu pour en écraser la tête de ce barbare, car vous savez qu’il mourut d’un coup de tonnerre. Oui, Flavien, Théodose me doit cette victoire aussi bien que celle qu’il remporta sur Baravane, roi des Perses, qui après s’être allié avec Alamondar, roi des Sarrasins, avait formé une si puissante armée qu’il fallait sans doute une force plus qu’humaine pour s’opposer à cette multitude innombrable d’hommes de diverses nations qui la composait. Cependant, une terreur panique s’étant mise dans ces troupes, elles se détruisirent d’elles-mêmes, et ce qui devait les rendre victorieuses, fut ce qui les rendit incapables de vaincre. Oui, très prudent et très saint Flavien, j’ai fait servir les vents, les orages et le tonnerre à la gloire de Théodose, j’ai intéressé le ciel à sa protection, et ces victoires non sanglantes qu’il a remportées, ont été la récompense de la vertu que je lui ai enseignée. Vous savez qu’ayant deux ans de plus que lui, lorsqu’il parvint à l’empire je pris soin de son éducation ; j’avais l’honneur d’être sa sœur, mais il était mon fils d’adoption. Et vous n’ignorez pas de quelle façon j’ai toujours agi depuis que Théodose m’eut fait la grâce de partager sa puissance avec moi et de m’associer à l’empire. Ce peut-il voir un règne plus heureux que le sien ? Y a-t-il un prince en toute la terre, qui n’aime Théodose ou qui ne le craigne ? Quelqu’un se plaint-il de ma domination ? Mes conseils n’ont-ils pas été justes, ou n’ont-ils pas été heureux ? Non, sage Flavien, à parler raisonnablement des choses, j’ai fait autrefois grâce à Athénaïs, mais je n’ai jamais fait injustice à personne. Ne pensez pas néanmoins, par ce que je dis, que je veuille vous faire entendre que l’impératrice soit indigne du trône : non, je ne détruirai point ce que j’ai établi, et je ne me trompai pas lorsque je crus voir en elle une vertu toute extraordinaire. Athénaïs est sans doute un miracle de la nature, elle est née avec des avantages que je n’ai jamais vus qu’en cette personne, et si sa naissance était aussi grande que son esprit, et qu’au lieu d’avoir été élevée dans la solitude, elle eût été nourrie dans la cour, elle serait incomparable en toutes choses; mais pour son malheur, elle a commencé par où je m’en vais finir. Il est sans doute plus aisé, à ceux qui ont l’âme bien faite, de vivre avec gloire dans la solitude, après avoir vécu dans le monde, que de passer de la solitude à la domination. Ceux qui ont su conduire des peuples tous entiers, pourraient sans doute mener des troupeaux sans les égarer, mais tous ceux qui savent se servir d’une houlette avec adresse, ne pourraient pas porter un sceptre avec honneur. Enfin, tous les rois pourraient être bergers, mais tous les bergers ne pourraient pas être rois. Les philosophes mêmes, qui s’établissent juges souverains de toutes les actions des hommes, qui se vantent de savoir ce que pèsent les couronnes, qui font des républiques imaginaires, qui donnent des lois à toute la terre et qui forment des modèles sur lesquels les plus grands princes doivent régler leur vie et leur domination, ces hommes, dis-je, qui font des rois si parfaits dans leurs écrits, ne seraient pas propres à régner. Athénaïs m’en donne un exemple domestique : elle sait la philosophie, elle est fille d’un homme qui l’enseignait, elle est née avec toutes les inclinations nobles, elle sait tout ce qu’une personne de son sexe peut savoir, elle était sans ambition lorsqu’elle vint à la cour, elle a de l’esprit autant qu’on peut en avoir, cependant, parce qu’elle ne connaissait le monde que par les livres et que son expérience ne lui avait rien appris, sa simplicité lui a fait prêter l’oreille aux artifices de Crisaphius et l’a portée sans doute aux sentiments qu’elle a aujourd’hui pour moi. Toutes ces choses, Flavien, n’était pas encore de ma connaissance lorsque j’ai allumé dans le cœur de l’empereur cette flamme qui me détruit aujourd’hui. Mais je connais bien maintenant qu’il faut une philosophie active pour savoir régner, que l’expérience est l’étude la plus assurée des rois, et j’ai bien connu par la mienne qu’on ne peut être parfaitement sage qu’à ses dépens. Et certes, je ne dois pas trouver étrange que l’impératrice fasse toutes choses pour conserver le rang que je lui ai donné ; il lui est si avantageux que je m’étonne qu’elle ne fait encore davantage. Aussi, comme je vous l’ai déjà dit, le changement qui arrive aujourd’hui ne m’étonne ni ne m’afflige, et je conserve encore tant d’affection pour Théodose et tant d’estime pour Athénaïs que pour les empêcher de faire une faute publique, je veux moi-même me dépouiller de la puissance que j’avais, abandonner Théodose à l’affection qu’il a pour l’impératrice, et l’abandonner elle-même à son peu d’expérience et aux artifices de Crisaphius. Je ne sais, vénérable Flavien, si mes conjectures seront aussi fausses en cette journée qu’elles le furent lorsque je couronnai Athénaïs, mais, si je ne me trompe, le règne de ces illustres personnes ne sera ni long ni heureux. La complaisance de Théodose et le peu d’expérience de l’impératrice me donnent de la compassion ; je la vois déjà, ce me semble, qui va consulter ses livres sur le moindre événement inopiné. Mais, mon père, ses livres n’ont pas été faits pour notre siècle, et si elle n’a le jugement bien éclairé, ce qui était glorieux à Alexandre sera honteux à Théodose, ce qui le faisait aimer le fera haïr, et ce qui le rendait redoutable le fera mépriser. Le trône où elle est aujourd’hui, est si élevé que je crains qu’elle n’ait pas la vue assez forte pour voir encore la cabane qu’elle habitait autrefois. Je crains, dis-je, qu’elle ne s’éblouisse, et qu’abandonnant les rênes de l’État que je lui abandonne, elle ne tombe en quelque erreur importante. Pour moi, la grandeur ne m’a jamais éblouie : je suis née dans la pourpre, les jeux de mon enfance ce sont passés sur le trône, et la première chose que j’ai apprise, a été de régner, et sur les autres, et sur moi-même. Le sage Anthémius, m’apprenant la politique que j’ai assez heureusement pratiquée, me disait un jour que pour n’être jamais surpris de l’inconstance de la fortune, il fallait toujours se préparer à souffrir ce que l’on faisait souffrir aux autres et ne monter jamais sur un char de triomphe qu’on ne se préparât à y devoir être attaché, si la fortune le voulait. Cela étant ainsi, Flavien, je ne dois pas être surprise si, après avoir en quelque façon exilé l’impératrice en Palestine, elle m’envoie aujourd’hui dans la solitude. La douceur qu’elle y a trouvée, fait sans doute qu’elle me la souhaite, et ce n’est que par reconnaissance qu’elle veut occuper la place que je tenais. Lorsqu’elle vint se jeter à mes pieds, et que, par des raisons qui seraient trop longues à dire, je pris la résolution de la faire impératrice, je crus que cette personne, qui se fût estimée heureuse d’avoir un toit de chaume pour toute richesse, se la tiendrait infiniment quand elle se verrait régner sur le cœur de Théodose et élevée sur un trône où même elle n’osait lever les yeux. Cependant la chose n’est pas en ces termes, et celle qui ne demandait qu’une simple cabane pour être contente, ne se la trouve point dans un grand et superbe palais, si elle n’y est seule, et si elle n’en chasse celle qui lui en a ouvert la porte et qui l’en a mise en possession. Bien est-il vrai qu’on peut dire pour l’excuser qu’elle ne croit pas que ce soit de ma main qu’elle a reçu la couronne qu’elle porte ; l’assurance que son père lui donna en mourant, qu’elle serait plus riche que ses frères, lui persuade que cette couronne est tombée du plus haut des cieux sur sa tête. Elle croit que l’influence des astres a fait son bonheur, et que je n’ai fait en cette occasion que ce que je n’ai pu m’empêcher de faire. Elle pense que j’ai été contrainte par la constellation sous laquelle elle est née, de la faire impératrice d’Orient, et de cette sorte, ne croyant tenir son bonheur que des étoiles, elle croit être assez reconnaissante lorsque, sans me regarder, elle a seulement élevé les yeux au ciel. Pour moi, sage Flavien, qui n’ai jamais cru tous les miracles que l’on m’a dits de l’astrologie judiciaire, qui sait combien cette science est incertaine, combien les prédictions qu’elle fait faire sont embrouillées et douteuses, et combien elles sont inutiles, je sais bien, dis-je, que je ne fus point contrainte de couronner Athénaïs. Ce ne fut point sans raison que j’en formai le dessein ; j’examinai la chose exactement, et comme elle m’était assez importante, je ne la résolus pas en tumulte, et peu s’en fallut qu’Athénaïs ne gagnât sa cause et ne perdît l’empire en cette journée, malgré les astres et les étoiles. Enfin, mon père, je sais bien que cette science, dont on entend les prédictions que lorsque les choses sont arrivée, n’est point un don du ciel. Dieu n’a jamais rien fait d’inutile au monde, et cependant l’astrologie judiciaire l’est d’une telle sorte, que c’est ce qui me porte davantage à croire sa fausseté. Qui est celui qui a profité des prophéties qu’on lui a faites ? ou pour mieux dire, qui est-ce qui les a entendues ? Le hasard, qui fit jeter si heureusement l’éponge à ce fameux peintre, qui acheva sans y penser ce qu’il n’avait pu faire avec tout son art, est sans doute ce qui fait quelquefois ces rencontres merveilleuses sur lesquelles la réputation de cette science s’établit ; mais pour l’ordinaire, il faut plus d’esprit à ceux qui ajustent les évènements à la prophétie, qu’aux plus grands maîtres de cet art. Lorsque Leontius dit en mourant à Athénaïs qu’elle serait plus riche que ses frères, c’était plutôt une louange que ce bon homme donnait à sa beauté et à sa vertu qu’une assurance de l’empire. Et certes, s’il eût prévu que la couronne qu’elle porte aujourd’hui eût dû être sur sa tête, il eût été peu judicieux de s’amuser à partager trois ou quatre pieds de terre entre ses fils, puisqu’il était bien croyable que si elle devenait impératrice, elle ne laisserait pas ses frères dans la pauvreté de leur naissance, et que par conséquent la succession paternelle leur serait inutile. Non, sage Flavien, moi seule ai fait Athénaïs impératrice d’Orient ; je lui pardonne toutefois le peu de reconnaissance qu’elle en a et je souhaite de tout mon cœur qu’elle connaisse enfin le talent que le ciel lui a donné. Elle est sans doute propre aux grandes vertus, et si elle n’entreprenait que de régner sur elle-même, elle serait la merveille de son siècle. Elle cueillerait plus de palmes dans la Palestine qu’elle n’acquerra de gloire au gouvernement des affaires, et, si je ne me trompe, elle y serait plus heureuse. Pour moi, mon père, qui suis née d’une autre sorte, je me mettrais volontiers, ainsi qu’on vous l’a ordonné, parmi ces vierges qui n’ont d’autres soins que d’élever leur cœur à Dieu, si je ne croyais que peut-être Théodose et l’impératrice même auront besoin de mon assistance ; mais les connaissant comme je fais, il suffira qu’en me retirant dans une solitude, je leur laisse la liberté d’agir selon leur fantaisie, et Dieu veuille que la renommée ne m’apprenne rien à leur désavantage. Je serai bien aise que leur conduite fasse voir que celle que j’ai eue de Théodose n’a pas mal réussi, et que le choix que j’ai fait d’Athénaïs n’a pas été mauvais. Cependant, Flavien, faites, s’il est possible, que l’empereur sache que je quitte sans murmurer la part qu’il m’avait donnée à la domination, que ne l’ayant prise que pour son soulagement et pour sa gloire, je m’en démets volontiers aussitôt que je sais qu’il ne l’a plus agréable. Mais qu’il se souvienne qu’en m’éloignant de lui, je lui laisse la paix par tout son empire, que tous ses sujets l’aiment, que tous ses voisins le craignent, que l’abondance est dans toutes les villes, que la vertu se fait voir dans toutes les familles particulières, que le vice n’y paraît presque plus, que sa cour (excepté Crisaphius) n’a point de flatteurs, que le peuple est sans insolence, que les grands sont sans orgueil, et que la piété règne dans tous les temples de son empire. Qu’il se souvienne, vénérable Flavien, que cette grande vertu (si je l’ose dire) a passé de mon cœur dans le sien, et du sien dans celui de tous ses sujets, afin que ma mémoire ne lui soit point fâcheuse, et afin aussi que, si par hasard il arrive qu’il me rappelle un jour comme il a rappelé Athénaïs, il puisse voir si le gouvernement sera lors en l’état que je le laisse aujourd’hui. Pour l’impératrice, je serai bien aise qu’elle sache, qu’encore que je n’aie pas fait une étude particulière de la philosophie, qu’encore que je sois d’une naissance à exiler les autres, et non pas à être exilée, qu’encore que j’aie quelque part au trône qu’elle occupe aujourd’hui tout entier, je ne laisse pas, dis-je, de souffrir mon exil et de quitter ce trône avec plus de modération qu’elle n’en témoigna à recevoir la couronne que je lui donnai. Veuille le ciel que je sache mieux user de ma disgrâce qu’elle n’a fait de sa bonne fortune ; et pour conclusion de ce discours, souvenez-vous, mon père, vous qui avez gouverné ma conscience tant que j’ai gouverné l’empire, que je ne me suis jamais proposée autre chose en ma vie, que ce que j’ai dû et ce que j’ai cru le plus glorieux et le plus juste. La véritable prudence consiste à bien user des évènements qui nous arrivent, il ne faut pas s’attacher scrupuleusement à une vertu, il les faut pratiquer toutes selon les diverses occasions. Il est des temps où l’humilité ne serait pas louable et où la grandeur de courage est plus nécessaire, et d’autres aussi où la dissimulation est sagesse et où la franchise serait criminelle. Il faut savoir changer quand il en est saison, sans changer pourtant jamais la résolution de faire ce que l’on doit. Si un prince, à qui j’aurais fait une guerre juste, me faisait son esclave par le sort des armes, je ne le regarderais plus lors comme mon ennemi, mais comme mon maître. Je lui serais fidèle en cet état-là, et je renouerais les chaînes qu’il me ferait porter si elles se rompaient d’elles-mêmes, puisque je ne les pourrais briser sans crime. C’est par cette même raison, sage Flavien, et par cette même vertu que sans faire de brigues dans l’empire, sans faire soulever le peuple en ma faveur, et sans faire souvenir les ecclésiastiques que j’ai plus d’une fois détruit l’hérésie et soutenu leurs autels, que sans faire, dis-je, toutes ces choses, je me résous après avoir su régner assez souverainement, d’obéir avec autant de soumission d’esprit que j’ai eu de grandeur de courage en commandant la moitié du monde, depuis l’âge de quinze ans jusques à aujourd’hui.
Ce discours qui fut rapporté à Théodose, eut son effet en son temps, aussi bien que l’avait eu celui de l’impératrice ; et comme les choses ne prospérèrent guère sous l’administration d’Athénaïs, Pulchéria fut rappelée quatre ans après au gouvernement, qu’elle posséda avec beaucoup de gloire jusques à sa mort, après avoir fait trancher la tête à Crisaphius. Et la belle et savante Athénaïs, ennuyée des changements de la cour, s’en retourna d’elle-même en Palestine, où elle vécut et finit avec une sainteté merveilleuse.
Tous les siècles, toutes les nations et presque tous les hommes ont fait l’éloge de César, mais aucun que je sache, n’a fait son apologie. Ils ont tous cru qu’il était plus aisé de louer sa valeur que de justifier ses intentions, et que ses guerres étaient plus glorieuses que leur cause. Tous ont cru qu’il était grand capitaine, mais tous n’ont pas cru qu’il était bon citoyen. Ceux qui l’ont nommé le père des soldats, l’ont aussi nommé le tyran de Rome, et presque tous ont pensé qu’il aspirait à la souveraine puissance. Cependant il est certain qu’à bien considérer les choses, il paraît plutôt innocent qu’il ne paraît criminel, et je m’assure que si vous écoutez ses raisons dans la bouche de Calphurnie, vous ne le condamnerez pas. Comme notre nation fut vaincue par lui, il me semble qu’il importe à notre gloire que notre vainqueur soit sans tache ; et je pense défendre l’honneur de la France en défendant l’illustre César. Il a parlé si dignement des Gaulois en ses commentaires, qu’il est juste que les Gaulois parlent de lui, et je ne saurais souffrir que l’on die que nous avons suivi le char d’un tyran. Écoutez donc ce que va dire sa femme, qui savait ses intentions et qui va vous les faire savoir.
Calphurnie, femme de Jules César
Quand du premier César, elle gagna le cœur,
L’éclat de ses vertus acquit un nouveau lustre ;
Et quiconque vainquit cet illustre vainqueur,
Ne saurait manquer d’être illustre.
César est vengé, Lépide, le dernier de ses bourreaux a perdu la vie et tous les Romains ont un maître. Ils donnent eux-mêmes à Auguste la souveraine puissance qu’il eussent refusée au grand César, s’il eût été capable de la demander. Et pour punition de leur crime, ils forgent de leur propres mains des chaînes que non seulement ils doivent porter, mais qui par droit de succession passeront jusques à leur neveux. Oui, Lépide, les Romains pour avoir injustement accusé César de vouloir être leur tyran, éprouveront, si je ne me trompe, tout ce que la plus cruelle tyrannie peut faire éprouver. Nous voyons déjà qu’Auguste n’a point d’enfants, et que Tibère a des inclinations à commencer bientôt ce que je dis. Et puis, la connaissance que j’ai de l’innocence du premier des Césars, me fait presque voir avec certitude les malheurs qui doivent accabler Rome. Les dieux sont trop justes pour ne châtier pas avec rigueur ceux qui ont massacré le père de la patrie et le protecteur de la liberté. Oui, Lépide, le grand César méritait véritablement ces deux glorieux titres et ne méritait point du tout le traitement qu’il a reçu. Certes, je m’étonne que les Romains aient si mal expliqué ses intentions, puisque toute sa vie a fait voir qu’il aimait la liberté, et que même les plus grands crimes dont on l’accuse, sont un effet de la forte passion qu’il avait de la conserver. Vous savez, Lépide, que dès ses plus tendres années, il témoigna être ennemi de Sylla et par conséquent de la tyrannie. Il fut regarder en ce temps-là comme un citoyen trop passionné pour la liberté, et il fut contrait de se cacher et même de se retirer de Rome pour éviter les embûches que l’on dressait à sa vie. Depuis cela, il accusa Dolabella et le poursuivit avec ardeur pour avoir trop souverainement agi au gouvernement de la province, et par cette action fit assez connaître qu’il n’approuverait pas en lui ce qu’il condamnait aux autres. En effet, tant qu’il fut prêteur, il n’arriva nul désordre en la chose publique, quoique ce fût le temps où il devait plutôt faire paraître ses mauvaises intentions, puisque cette charge était la plus importante qu’il eût encore possédée. Cependant il n’en abusa point, il fit toute chose avec prudence et avec modération. Et ses ennemis même n’ont pu lui rien reprocher en cette rencontre. Aussi, à parler raisonnablement des choses, César n’a jamais rien fait qu’agrandir la puissance romaine, en lui faisant tous les jours de nouvelles conquêtes, que hasarder sa vie en mille occasions différentes, et que s’opposer généreusement à tous les tyrans qui ont voulu usurper la domination. Il n’a point regardé s’ils étaient ses parents ou ses alliés, et dès qu’il s’est agi du bien public, il n’a plus considéré ses intérêts particuliers. En vérité, Lépide, toutes les fois que je me souviens de ce que César a fait pour les Romains, et de ce grand nombre de victoires qu’il a remportées, ou contre leurs ennemis, ou contre leurs tyrans, je crois d’abord que ma mémoire me trompe et qu’elle me présente tout à la fois toutes les belles choses qui se sont faites depuis le commencement des siècles. Je ne puis, dis-je, penser qu’une même personne ait entrepris tant de choses, ait tant achevé de glorieux desseins, ait tant fait de conquêtes, ait tant donné de batailles, ait tant hasardé sa vie, ait tant échappé de périls, et qu’elle n’ait pas vécu plus longtemps que les autres. Cependant vous savez, Lépide, que César a fait plus que je ne dis, quoiqu’il n’ait vécu que cinquante-six ans ; et pour repasser seulement une partie de ses victoires et des belles choses qu’il a faites, avant que d’entreprendre de la justifier, souvenez-vous de ce qu’il fit en Espagne. Il subjugua les Callaeciens et les Lusitaniens jusques à l’Océan, où les Romains n’avaient jamais été. La conquête des Gaules, comme vous le savez, a immortalisé sa gloire, car en moins de dix ans il y prit, ou par composition, ou par assaut, plus de huit-cents villes, surmonta trois-cents nations différentes, et ayant vu devant lui en bataille rangée plus de trois millions d’hommes armés en plusieurs rencontres, il en tua plus d’un million et en prit bien autant de prisonniers. (Ô César, ô illustre vainqueur, faut-il que le poignard d’un traître et d’un ingrat, vous ait fait perdre la vie !) Mais je ne suis pas encore à la dernière de ses victoires, cette fameuse bataille qu’il donna sur les bord du Rhin à Ariouistus, et où il mourut plus de quatre-vingt-mille hommes, fait assez voir que les vainqueurs ne sont jamais las. Au reste, César n’a pas toujours vaincu avec facilité, il a vu quelquefois la victoire voler sur le camp ennemis, et la renommée être toute prête de publier sa défaite, mais sa seule valeur les a toujours forcées de revenir de son parti. L’avantage des Nerviens fait assez voir ce que je dis : tous les Romains étaient défaits, et peu s’en fallait que les autres ne fussent maîtres du champ de bataille, lorsque César se jeta seul au milieu des ennemis, l’épée à la main et un bouclier au bras gauche ; et par cette action digne de César, il mérita de vaincre ceux qui avaient presque déjà vaincu les siens. Depuis cela, il passa le premier le Rhin, il fut le premier qui navigua sur l’Océan occidental avec une armée, il conquêta l’Angleterre, que l’on ne croyait pas même qui fût en l’être des choses, et porta les armes et la gloire de Rome en des lieux où le nom des Romains n’avait jamais été. La fameuse prise d’Alésia n’est pas l’une des moindres actions de César : il se vit en tête une armée de trois-cent-mille homme, pour lui faire lever le siège, mais comme il avait autant de prudence que de cœur, il partagea son armée et agit avec tant d’adresse que ceux qui demeurèrent devant Alésia, ne surent point qu’il venait un puissant secours à cette ville. Ils ne surent point, dis-je, qu’ils étaient enfermés entre de puissants ennemis, jusques à tant que César les eut défaits et que Vercingétorix, qui était en cette place, se fut rendu à cet illustre vainqueur. Ha certes, après cela je ne doute point que l’histoire ne die un jour qu’il a surmonté tous les autres héros. Oui, Lépide, qui lui voudra comparer les grandes qualités des plus illustres, trouvera qu’il les a surpassés. Les Fabiens, les Scipions, les Metellus, et ceux même de son temps, comme Sylla, Marius, les deux Lucullus et Pompée, sont ses inférieurs en toutes choses. Il surmonte l’un par la difficulté des pays qu’il a conquêtés, le second par l’étendue des nations qu’il a mises sous la domination romaine, le troisième par la multitude des ennemis qu’il a défaits, l’autre par la fierté des peuples auxquels il eut affaire et qu’il lui fallu vaincre et enseigner tout ensemble, l’autre en douceur, en clémence et en humanité envers ceux qu’il avait vaincus, le dernier en magnificence et en libéralité envers ceux qui combattaient sous lui, et tous ensemble en nombre de batailles qu’il a gagnées, en nombre d’ennemis qu’il a défaits, et en nombre de vertus qu’il a pratiquées. Voilà, Lépide, les victoires que les Romains ne peuvent disputer à César. Il lui doivent tout le sang qu’il a répandu en tant de rencontres où il s’est trouvé. C’est pour eux qu’il a combattu, c’est pour eux qu’il a hasardé sa vie, c’est pour eux qu’il a vaincu, c’est pour eux qu’il a conquêté tant de pays ; et il ne se trouve personne, qui jusques au passage de ce fameux ruisseau, que César traversa pour venir à Rome, ou pour mieux dire pour venir contre le tyran de Rome, il ne se trouve, dis-je, personne qui ne tombe d’accord que la république devait beaucoup à César. Or, Lépide, je prétends vous montrer aujourd’hui que les autres victoires que César a remportées, sont celles dont les Romains lui sont les plus obligés. Je prétends vous faire voir que César n’a jamais plus fortement témoigné la passion qu’il avait pour la liberté et la haine qu’il avait pour la tyrannie, que lorsqu’il a combattu et qu’il a vaincu Pompée. Mais pour reprendre les choses en leur source, il faut accuser Pompée pour justifier César et faire voir que l’un a toujours témoigné être protecteur de la liberté, l’autre a toujours fait paraître qu’il aspirait à la tyrannie. Tout le monde a su que Pompée fit tant de choses pour usurper la domination, que pour empêcher qu’il n’entreprit davantage, on fut contraint de le déclarer seul consul, et les Romains aimèrent mieux en cette occasion satisfaire sa vanité en quelque sorte, que de s’y opposer directement. Pour César, ils n’en usèrent pas ainsi, car bien loin de lui accorder de nouveaux honneurs, ils lui refusèrent avec outrage les choses justes qu’ils demandait. Lentulus, partisan de Pompée, chassa honteusement Antoine et Curion, qui furent contraints de se déguiser en esclaves pour retourner en sûreté devers César ; et tout cela, Lépide, parce que César avait demandé par eux la continuation du gouvernement des Gaules qu’il avait conquêtées. L’injuste refus qu’on lui en fit, ne le porta pourtant point à d’injustes desseins ; il connut en cette occasion que Pompée ne demandait son retour à Rome que pour le perdre, que Pompée le regardait comme son ennemi et comme le seul obstacle qui pouvait l’empêcher d’arriver à la souveraine puissance, où il prétendait depuis si longtemps. César voulut donc songer tout à la fois à sa conservation particulière et au bien public ; il voulut désarmer son ennemi et l’ennemi de Rome, et se désarmer lui-même. Il fit donc dire au sénat, pour faire voir la pureté de ses intentions, qu’il était tout prêt de quitter le gouvernement des Gaules, qui lui avait tant de fois fait exposer sa vie, qu’il était tout prêt de mettre les armes bas, qu’il était tout prêt de venir rendre compte de ses actions, qu’il était tout prêt de renoncer absolument à toute sorte d’autorité, pourvu que Pompée mît les armes bas aussi bien que lui et qu’ils vécussent tous deux en personnes privées. Il me semble que ces propositions n’étaient pas tyranniques : les tyrans ne s’exposent jamais à de semblables choses, et la procédure de Pompée a bien fait voir ce que je dis. Si César lui eût proposé de partager la souveraine puissance avec lui, il l’aurait peut-être écouté plus favorablement ; mais parce qu’il voulait le mettre en état de ne pouvoir plus aspirer à la tyrannie, il ne put souffrir une proposition si juste, il fit des brigues pour empêcher que le sénat ne se portât à la raison ; et pour lasser entièrement la patience de César, il fit, comme je vous l’ai déjà dit et comme vous la savez, que l’on chassa ceux qu’il avait envoyés avec ignominie. On le traita d’ennemi du bien public, et Pompée qui ne cherchait qu’à brouiller les choses pour perdre César et profiter des malheur d’autrui, aima mieux ruiner sa patrie que changer ses mauvais desseins. Tous les sénateurs trouvaient les propositions de César équitables, car il leur faisait remontrer que s’ils voulaient qu’il quittât les armes et que Pompée ne les quittât point, c’était lui donner moyen d’arriver à la monarchie, mais que demandant qu’il fût ordonné qu’ils les quittassent tous deux, c’était demander une chose également utile à tout le monde et qui ne devait point fâcher Pompée, s’il était vrai qu’il n’eût point de mauvaises intentions. Scipion, son beau-père, et Marcellus, son ami, n’avaient garde d’y consentir aussi furent-ils presque les seuls qui empêchèrent que César n’obtint ce qu’il demandait, et ils parlèrent si hautement pour l’intérêt de Pompée que, le sénat n’ayant rien pu résoudre, l’on ordonna un deuil public pour cette dissension particulière. César ne se lassa pourtant point : il écrivit encore deux fois, il fit deux fois des propositions équitables, et toutes les deux fois la brigue de Pompée fut la plus forte. Au reste, je ne sais pas comme l’on pouvait accuser César de songer à usurper la souveraine puissance, puisque quelque temps auparavant les dernières injures qu’on lui avait faites, Pompée lui ayant envoyé redemander quelques troupes qu’il lui avait baillées, César les lui renvoya sans se faire presser, témoignant assez par cette action qu’il ne craignait pas d’affaiblir ses forces ni d’augmenter celles de ses ennemis, et faisant voir, par conséquent, qu’il n’avait point de desseins cachés. Et puis, où sont les grands préparatifs de guerre que César avait faits pour une si grande entreprise ? Où sont les intelligences qu’il avait pratiquées dans Rome ou dans d’autres villes ? Où sont ces grandes armées ou ce grand nombre de machines pour les batailles qu’il devait donner ou pour les sièges qu’il devait faire ? Non, Lépide, César n’avait rien de toutes ces choses, et lorsque Curion et Antoine arrivèrent auprès de lui déguisés en esclaves, qu’ils lui apprirent l’indigne traitement qu’il avait reçu en leur personne, et les mauvais desseins que Pompée avait et contre la sienne et contre la république, il n’avait auprès de lui que cinq-mille hommes d’infanterie et trois cents chevaux. Vous semble-t-il, Lépide, que ces troupes fussent propres pour un dessein de cette importance ? Si César eût eu cette intention, il aurait sans doute levé une puissante armée, il aurait trouvé des prétextes pour cela, et il était trop prudent pour avoir entrepris une semblable chose sans avoir cherché dès longtemps auparavant les moyens de la réussir. Ce ne fut donc point un dessein prémédité qui lui fit passer ce ruisseau, qu’il a rendu si fameux par son passage ; ce fut tout ensemble un sentiment de colère, de honte et de dépit, avec un désir ardent de se venger de son ennemi et de détruire un homme qui non seulement voulait le détruire, mais détruire encore la république. Il partit donc sans préméditation aucune ; et l’équité du ciel conduisant tous ses desseins, il se rendit maître de l’Italie en soixante jours, sans avoir répandu le sang de ses citoyens. Quant à Pompée, il parut bien dans sa conduite que le remords de sa conscience lui fit perdre le bon sens ; ce ne fut plus ce grand Pompée qui, lorsqu’il n’avait eu que de légitimes desseins et qu’il avait servi la république, avait témoigné tant de prudence et tant de cœur. Il perdit l’un et l’autre en cette rencontre ; car quoiqu’il eût beaucoup plus de gens de guerre que César, et qu’il eût l’avantage d’être dans Rome, il ne sut pourtant pas plutôt qu’il avait passé le Rubicon, qu’il s’enfuit en tumulte, sans donner même le loisir de faire des sacrifices aux dieux pour apaiser cet orage. Mais la connaissance qu’il avait de ses mauvais desseins, fait foi qu’il croyait sans doute qu’ils ne lui seraient pas favorables ; aussi se trouva-t-il plusieurs personnes qui, dans un trouble si grand, perdirent le respect qu’on lui avait toujours porté. On se souvint en cette occasion qu’autrefois on lui avait entendu dire qu’en frappant du pied contre la terre, il en ferait sortir des soldats. Cette façon de parler, qui sentait la tyrannie, lui fut reprochée, et un des principaux de Rome, voyant son étonnement, lui dit avec beaucoup de hardiesse, frappe maintenant la terre pour accroître ton armée et pour t’opposer à César. On lui reprocha aussi son ambition et son injustice, et les choses que l’on dit contre lui en cette rencontre, font assez voir que Pompée était le tyran et que César était le protecteur. En effet, il ne fut pas plutôt à Rome qu’il traita humainement tous les sénateurs, il les pria avec douceur de vouloir pacifier les choses, et leur proposa encore une fois des articles de paix, très justes et très raisonnables, afin de les faire agréer à Pompée. Mais comme ils savaient sans doute que Pompée voulait être tout ou rien, ils ne le firent point et s’en excusèrent envers César. Or, Lépide, quand cet illustre héros fut créé dictateur, donna-t-il quelques marques qu’il avait dessein d’aspirer à la tyrannie ? Nullement ; il rappela les bannis, remis en honneur les enfants de ceux qui avaient été proscrits du temps de Sylla qui était tyran, et onze jours après se démit volontairement de la dictature, se contentant du consulat avec Servilius Isauricus. Après cela, Lépide, dira-t-on que César était tyran et que Pompée était le défenseur de la liberté ? Mais achevons de repasser son illustre vie en peu de paroles, pour avoir plus de loisir de plaindre sa mort. Vous vous souvenez sans doute de tous les artifices dont Pompée se servit pour éviter de combattre César et tirer les choses en longueur ; et certes, il furent si visibles, et son ambition fut si connue, que ses soldats même disaient hautement qu’il ne faisait durer la guerre que pour faire durer son autorité. En effet, il savait que, vainqueur ou vaincu, il lui faudrait quitter la puissance souveraine, ou lever tout à fait le masque qui le cachait à une partie des Romains. Pour César, qui se confiait en l’équité de sa cause et en celle des dieux, il cherchait son ennemi, il ne craignait point de l’attaquer et de le combattre, il n’avait rien en son cœur, qui lui reprochât de crime, il savait qu’il vengeait Rome en se vengeant, et qu’en se délivrant de son adversaire, il délivrerait Rome d’un tyran. L’espérance qu’il avait au ciel ne fut pas trompée : il gagna la bataille et Pompée la perdit. Cet homme qui avait tant été favorisé par la fortune, tant qu’il avait été innocent, en fut abandonné dès qu’il fut criminel. Il ne sut plus ni combattre ni vaincre, et ne sut pas même être vaincu en homme de cœur. Aussitôt que les siens eurent du pire en la bataille de Pharsale, au lieu de les animer par son exemple, il s’en alla dans sa tente sans savoir presque ce qu’il disait ; et comme il sut que les choses allaient toujours plus mal pour lui, que ses retranchements étaient forcés et que César s’approchait, quoi (dit-il tout effrayé) jusques dans notre camp ! et après avoir parlé de cette sorte, il s’enfuit une seconde fois et abandonna tous ceux qui restaient de son parti. Il lui eût pourtant, ce me semble, été plus glorieux de mourir par les armes de César que de l’épée du traître Septimius qui avait autrefois commandé sous lui ; mais comme ce grand homme avait dans le cœur la haine, le remords, le repentir, la honte d’être vaincu et l’ambition, il ne faut pas s’étonner si perdant l’espérance de régner, il perdit enfin la raison. Mais après avoir vu que César savait l’art de vaincre, voyons je vous prie, Lépide, s’il savait bien user de la victoire, s’il fut inhumain ou clément, s’il fut juste ou rigoureux, s’il fut tyran ou s’il fut citoyen romain. Aussitôt que le champ de bataille lui fut demeuré, et que l’ardeur qu’il avait eue à combattre se fut alentie, comme il vit à l’entour de lui ce grand nombre de soldats morts qui l’environnaient, il versa autant de larmes qu’il leur avait fait verser de sang. Ô dieux (s’écria-t-il en pleurant), vous savez qu’ils l’ont ainsi voulu et qu’ils m’ont contraints d’être leur vainqueur ! car César, après avoir remporté tant d’illustre victoires, eût sans doute été blâmé s’il eût abandonné son armée. Tout autre vainqueur que César eût versé des larmes de joie après avoir gagné la bataille, mais pour lui, il ne pouvait se réjouir de sa victoire, parce qu’elle avait coûté la vie à quelques-uns de ses citoyens. Croyez-moi, Lépide, les tyrans ne pleurent point leurs ennemis, et la clémence et la pitié sont des sentiments qu’ils ne connaissent guère. Cependant vous savez que César pardonna presque à tous les siens ; il eut même un soin particulier de faire chercher ce perfide, qui depuis lui a fait perdre la vie, et le traître Brutus s’étant venu rendre à lui, il le traita comme s’il eût été son fils. Hélas, il me semble que je vois mon cher César aller de rang en rang demander aux siens des nouvelles de Brutus, regarder parmi les morts s’il n’y était point en état d’être encore secouru, et faire toutes choses possibles pour sauver celui qui, par une ingratitude effroyable, lui a mis un poignard dans le sein. Ô dieux, est-il possible que César ait pu si mal choisir ! qu’entre tous les Romain, il ait plus aimé son meurtrier qu’aucun autre ! et que les dieux, qui ont témoigné avoir un soin si particulier de sa vie, ne l’aient pas averti que celui qu’il aimait plus que tous les hommes, serait envers lui le plus cruel de tous les hommes ! Mais il n’est pas encore temps de parler de l’ingratitude de Brutus, la clémence et la bonté de César me fournissent une trop belle matière pour l’abandonner si tôt ; et pour faire voir le crime de ses assassins aussi grand qu’il est, il faut faire paraître ses vertus avec tout l’éclat qu’elle avaient. Les tyrans ont quelquefois mis la tête de leurs ennemis à prix, ils ont promis une abolition de toutes sortes de crimes à ceux qui les leur apporteraient, et quand on les a quelquefois satisfaits, ils ont regardé ce funeste présent avec joie. Mais pour César, il n’en usa pas ainsi : il ne voulut point voir celle de Pompée, il pleura avec amertume, il traita ignominieusement celui qui la lui présenta, et le mit en nécessité d’avoir recours à la fuite pour sauver sa vie. Pour moi, je trouve cette action plus glorieuse pour César que d’avoir vaincu Pompée, car il n’était pas seul à combattre, mais il était seul à pleurer son ennemi. Au reste, il témoigna bien qu’il n’avait pas tant regardé Pompée comme le sien particulier que comme celui de la république ; car non seulement il pardonna à tous ceux de son parti qui se voulurent rendre, mais il prit un soin particulier de tous les amis de Pompée, et fit voir par là qu’il ne haïssait pas sa personne, mais qu’il avait seulement voulu détruire ses injustes et pernicieux desseins. Un autre que César, après avoir vaincu, aurait songé à sa sûreté, en aurait banni quelques-uns, en aurait fait mourir d’autres et se serait défié de tout le reste ; mais pour lui, il ne songea qu’à recueillir les débris du naufrage de Pompée. L’on eût dit que c’eût été son armée qui avait été défaite, et qu’il demeurait en ce lieu-là pour rallier ses troupes, tant il témoignait de douceur et de bonté à ceux qui venaient se mettre sous ses enseignes. Aussi écrivit-il à Rome que le plus doux fruit qu’il recevait de la victoire, était qu’il sauvait tous les jours la vie à quelques-uns de ses citoyens. Ô Lépide, les tyrans ne parlent point ainsi ! Au reste, pour montrer la droiture de ses intentions et faire voir que sa victoire n’avait pas été un caprice de la fortune, mais un effet de la volonté des dieux, il ne cessa pas d’être heureux dans les autres choses qu’il entreprit. La guerre d’Égypte et celle d’Arménie, d’où il écrivit à Rome qu’il était venu, qu’il avait vu et qu’il avait vaincu, fait assez voir ce que je dis. Depuis cela, en une seule journée, il se rendit maître de trois camps, tua cinquante-mille hommes et ne perdit que cinquante soldats. À votre avis, Lépide, était-ce le bras de César qui combattait ainsi, ou plutôt si ce n’était pas celui des dieux ? Cette illustre victoire ne le rendit point plus inexorable que les autres ; car comme on lui eut dit que Caton s’était tué de sa propre main, ô Caton ! s’écria-t-il, que je porte envie à ta mort, puisque tu m’as envié la gloire de te sauver la vie ! On dira peut-être que si Caton eût vécu, César n’eût pas fait ce qu’il disait, mais il est aisé de s’imaginer que celui qui avait pardonné à Brutus et à Cicéron, qui avaient porté les armes contre lui, aurait aussi pardonné à Caton. Mais, Lépide, je ne veux point que l’on juge de César par la connaissance que j’en avais, je ne veux point que l’on juge de César par ce qu’en disent ses amis, mais je veux seulement que l’on en juge par les honneurs que lui ont rendu tous les Romains, et durant sa vie, et après sa mort. Et certes, ce ne fut pas sans raison que l’on bâtit un temple de la clémence pour reconnaître la sienne, puisqu’il ne fut jamais un vainqueur qui sut si parfaitement pratiquer cette vertu. Mais dites-moi, de grâce, Lépide, comment est-il possible que ces mêmes Romains qui, depuis la fin de la guerre, ne peuvent reprocher à César nul acte de souverain, comment est-il, dis-je, possible que ces mêmes hommes, qui bâtirent le temple de la clémence par la connaissance qu’ils avaient de sa bonté, aient pu l’appeler tyran ? On pourrait trouver dans l’histoire, qu’autrefois on a élevé des arcs de triomphe à des tyrans, que par leurs ordres et par leur violence on a mis leurs statues jusque sur les autels ; mais que par une volontaire reconnaissance l’on ait bâti des temples à leur gloire et des temples de la clémence, c’est ce que l’on ne trouvera point en tous les siècles, et ce que l’on ne trouve point en César, car enfin, il n’était point tyran et il méritait sans doute plus qu’on ne lui a rendu. Ne vous souvient-il point, Lépide, de ce jour où il fit redresser les statues de Pompée, et où Cicéron dit qu’en les relevant il avait assuré les siennes ? Cette action fut lors trouvée aussi belle qu’elle l’était ; tous les Romains ne parlaient d’autre chose et tombaient tous d’accord que César était le plus grand et le plus illustre de tous les héros. Et certes en cette occasion, César paraissait aussi équitable que généreux, car comme ces statues avaient été élevées à Pompée dans le temps qu’il servait la république, il ne voulut pas qu’on lui ôtât une marque d’honneur qu’il avait effectivement méritée. Au reste, les tyrans ne sont jamais en assurance : ils craignent toutes choses et ne se fient à personne, ils se jugent eux-mêmes dignes d’une mort violente, et par les soins qu’ils apportent à l’éviter, ils font connaître qu’ils la méritent. Mais pour César, comme il se fiait en son innocence, il se fiait aussi à tout le monde ; car il mit Brutus et Cassius en autorité en les faisant prêteurs et ne voulut apporter nul soin à sa sûreté. Il ne perdit donc pas une seule occasion de leur témoigner qu’il préférait la qualité de citoyen romain à toute autre, car, comme vous le savez, un jour qu’il revenait d’Albe, quelques-uns en le saluant l’appelèrent Roi, mais il leur répondit qu’il s’appelait César et non pas Roi. Oui, César, vous aviez raison de préférer ce nom à celui de roi, vous l’avez rendu si illustre que vous ne le pouviez quitter sans perdre au change, il fallait après avoir vécu en César, mourir en César. Vous vous souvenez encore, Lépide, que quand le Sénat lui décerna de nouveaux honneurs, il dit avec une modération extrême que les honneurs avaient plutôt besoin d’être retranchés qu’augmentés, et vous n’ignorez pas non plus que lorsqu’Antoine, par un zèle inconsidéré, fut lui présenter le bandeau royal, il le refusa par deux fois et qu’il commanda qu’on le portât à la statue de Jupiter, comme voulant dire que les Romains ne devaient être commandés que par les dieux seulement. Que pouvait-il faire davantage en cette occasion pour témoigner aux Romains qu’il n’aspirait point à la tyrannie, que de refuser publiquement la marque de la royauté ? Voulait-on qu’il fit mourir Antoine pour ce crime ? Non, il n’eût pas été juste, et celui qui avait pardonné cent crimes à ses ennemis, devait aussi pardonner ce zèle inconsidéré à l’un de ses amis. Je sais bien que les partisans de Pompée ont dit que César avait contribué à quelques honneurs excessifs qu’on lui avait rendus, afin d’essayer la volonté du peuple ; mais sachez, Lépide, que s’il eût contribué, c’eût été avec dessein de les refuser pour justifier ses intentions. Ha Lépide, à parler véritablement des choses, les amis, les flatteurs et les ennemis de César sont ceux qui tous ensemble l’ont accablé avec les couronnes de fleurs qu’ils ont jetées sur lui. Les premiers, par un excès d’affection ; les autres, par le désir de plaire et de s’agrandir ; et les autres, par le dessein de donner un prétexte au peuple de murmurer contre César et quelque couleur à la méchanceté qu’ils tramaient contre lui. Mais dites-moi, Lépide, que pouvait faire César autre chose que refuser les honneurs qu’on lui offrait ? Au reste, si César eût voulu être roi, il ne lui eût pas été impossible : le même bras qui lui avait fait conquêter tant de pays et remporter tant de victoire, lui aurait assuré l’empire. Il était trop bien instruit des choses du monde pour croire que par la douceur et par le suffrage de tous les Romains, il pût arriver au trône ; il savait sans doute qu’on arrache les couronnes et qu’on ne les donne point, et s’il eût eu intention de se faire roi, il aurait employé la force et non pas la douceur. La Gaule lui eût fourni une assez puissante armée pour cela, et puisque avec cinq-mille hommes de pied et trois-cents chevaux il avait fait fuir Pompée et s’était rendu maître de toute l’Italie, il ne lui eût pas été plus difficile, après la bataille de Pharsale, d’usurper la souveraine autorité. Les Gaulois l’auraient suivi avec joie et seraient venus dans Rome reprendre le butin que les légions romaines avaient autrefois pris sur eux. Enfin, Lépide, il aurait agit en tyran et en usurpateur, et non pas en citoyen. J’avoue bien que César voulait régner, mais c’était dans le cœur des Romains, et non pas dans Rome : ils leur faisait tous les jours de nouvelles grâces, il ne songeait qu’à leur repos, à leur félicité et à leur gloire, et dans le même temps qu’il méditaient sa mort, il employait tous ses soins à les faire vivre heureux. Fut-il jamais, Lépide, un héros plus illustre que César ? Repassez toute sa vie avec soin, vous n’y trouverez pas une seule tache, et vous y trouverez toutes les vertus avec éclat. Les victoires qu’il a remportées, n’ont pas été de celles que la fortune donne aveuglément à ceux qui se confient absolument en elle ; il les a gagnées par valeur et par raison, et lorsqu’il a donné quelque chose au hasard, c’était que la raison le voulait ainsi. Cette fermeté d’âme qu’il a toujours témoignée en tous les périls où il s’est exposé pour la république, est une chose incompréhensible : il a toujours vu d’un même visage la bonne et la mauvaise fortune ; l’amour, la colère, la haine, la vengeance et l’ambition ne l’ont jamais porté à aucune faiblesse, il a toujours été maître de ses passions et ne s’est jamais laissé surmonter que par la clémence. Cependant il s’est trouvé des hommes, il s’est trouvé des Romains, qui ont été assez méchants pour regarder César comme un tyran. Mais non, Lépide, la chose n’a pas été entièrement ainsi ; la haine particulière que Cassius portait à César, à cause qu’il avait préféré Brutus à lui en le désignant consul à son préjudice, fut ce qui fit la conjuration. Ce ne fut point pour avoir violé les lois romaines, ce ne fut point pour avoir mal traité les sénateur, ce ne fut point pour avoir fait mourir des citoyens, ce fut seulement pour venger Cassius. Mais si César devait mourir pour avoir préféré Brutus à Cassius, ce ne devait point être Brutus qui devait poignarder César pour venger Cassius, que César n’avait outragé que pour obliger Brutus. Non, Lépide, quand César aurait été ce qu’il n’était pas, je veux dire le plus cruel tyran qui fut jamais, l’épée de Brutus ne devait point être teinte de son sang, et ce devait être le dernier de tous les Romains à l’abandonner après ce qu’il avait fait pour lui. Hé, qu’on ne me die point que plus il paraît ingrat envers César, plus il paraît reconnaissant envers sa patrie ; non, Lépide, la générosité ne saurait compatir avec l’ingratitude, le vice et la vertu ne sauraient être ensemble, et l’on ne peut être tout à la fois ingrat et reconnaissant. Quiconque se laisse obliger, s’engage à la personne qui l’oblige. C’est pour cela que ceux qui ont l’âme haute, ne reçoivent jamais de bienfaits que de leurs amis, et dans le choix des deux, ils aiment mieux obliger leurs adversaires que non pas d’en être obligés. Si Brutus ne pouvait vivre heureux tant que César serait vivant, il fallait paraître toujours sous les enseignes de ses ennemis, il fallait refuser tous les honneurs que César lui faisait, il fallait ne se venir pas rendre à lui, et plutôt que de recevoir la vie que César lui donna, il fallait qu’il se tuât de sa propre main comme le généreux Caton. Mais après avoir reçu la vie de César, après avoir accepté les premières charges de la république, après que par un sentiment de tendresse César l’a préféré à Cassius, qu’il se laisse persuader par Cassius de poignarder César, c’est ce que je ne puis comprendre, c’est ce qui ne peut être approuvé d’aucune personne raisonnable, et c’est ce qui n’eût pu être glorieux à Brutus, quand même César eût été tyran. Cependant, Lépide, ce fut cet ingrat, ce fut ce traître, qui fut le chef de la conspiration et qui lui donna le coup de la mort. Quoi Brutus ! quoi cruel ! vous pûtes frapper celui qui vous avait sauvé la vie ! quoi barbare, l’épée ne vous tomba point des mains lorsque l’illustre et grand César, vous voyant venir à lui comme les autres, cessa de se défendre et vous dit même avec plus de tendresse que de colère, Et toi aussi mon fils ! Quoi tigre, ces paroles ne touchèrent point votre âme et vous pûtes frapper César ! Ha non, Brutus, si vous eussiez eu quelque raison, il fallait changer un si mauvais dessein, il fallait combattre pour César, lui rendre la vie qu’il vous avait donnée, ou si vous ne le pouviez pas, il fallait effacer votre ingratitude par votre sang et vous tuer sur le corps de César. Mais que fais-je, Lépide ! je m’emporte dans ma douleur ; cette funeste image de la mort de César irrite mon déplaisir et ma colère toutes les fois qu’elle se présente à mon esprit, et sans en avoir le dessein, je change de discours et de sujet. Revenons donc à ma première intention et disons que quand l’innocence de César pourrait être mise en doute par les choses qu’il a faites durant sa vie, elle serait pleinement justifiée par celles qui sont arrivées à sa mort et après sa mort. Le soin extraordinaire que les dieux prirent de l’avertir du malheur qui lui devait arriver, fait assez voir la pureté de son âme : tous ces signes qui apparurent au ciel, ces victimes défectueuses, ces songes qui m’effrayèrent, la main de ce soldat qui parut en feu, celui qui lui marqua que les ides de mars lui seraient funestes, et toutes ces autres choses qui pensèrent empêcher l’effet de la conspiration, font assez connaître que César n’était pas un homme ordinaire. Si la mort de César eût été un bien pour la république, les dieux n’en auraient pas donné tant de présages. Ils avertissent des malheurs afin que les hommes les évitent, mais pour la félicité qu’ils leur envoient, rarement en donnent-ils tant de marques. On me dira peut-être que Brutus fut aussi averti de sa mort ; mais cet effoyable fantôme qui lui apparut par deux fois, lui fut plutôt envoyé pour son châtiment que pour lui donner moyen d’échapper du malheur qui lui était préparé. Au reste, qui vit jamais avoir de la vénération pour les tyrans morts ? Quand ils sont vivants on les craint, mais quand ils sont morts on traîne leurs corps par les places publiques, on les déchire par morceaux, on change les lois qu’ils ont faites, on abat leurs statues, leur mémoire est en exécration, et ceux qui les ont tués vivent en sûreté et avec honneurs. Mais pour César, tout mort qu’il était, l’on avait du respect pour lui, les endroits marqués de son sang étaient révérés par les Romains et semblaient être sacrés. Sa robe sanglante et toute percée des coups qu’il avait reçus, excita de la douleur en l’âme de tous les citoyens ; son testament, qui les enrichissait tous, fut écouté comme celui du père de la patrie. Le peuple lui fit un bûcher plus glorieux pour sa mémoire que si on lui eût fait les plus superbes funérailles dont les rois soient honorés, puisque ce fut un effet de son affection, et que du même feu qui avait consumé mon cher César, il voulut embraser les maisons de ses meurtriers. Le sénat ne changea rien à toutes les ordonnances qu’il avait faites, on lui fit de nouveaux honneurs, tous les assassins prirent la fuite, et du consentement universel il fut mis au rang des dieux. Qui vit jamais un tyran déifié après sa mort ? Alexandre même, le plus grand prince de toute l’antiquité, ne passa pour fils de Jupiter que durant sa vie. Et César a cet avantage par-dessus cet illustre héros, que ce que les amis d’Alexandre firent tant qu’il vécut, les témoins du mérite de César l’ont fait après qu’il a cessé de vivre. Les dieux mêmes, après avoir donné de sinistres présages de sa mort, ont voulu encore témoigner qu’elle les avait infiniment irrités : cette effroyable comète, qui parut sept jours durant après sa perte, était déjà un signe de la vengeance qu’il en prendraient. Le soleil même, qui fut une année entière sans avoir sa chaleur et sa splendeur accoutumée, a fait connaître à toute la terre qu’en perdant César, la République avait perdu son plus grand ornement et son plus beau lustre ; et pour témoigner encore mieux de son innocence, la vengeance du ciel a poursuivi opiniâtrement jusques à la mort tous ceux qui par leurs conseils seulement avaient contribué quelque chose à cette injuste conspiration. Ils sont tous morts de mort violente, sans qu’il en soit échappé aucun, ils n’ont point trouvé d’élément où ils pussent vivre en repos, la mer leur a été funeste aussi bien que la terre ; ceux qui ont échappé de la fureur de leurs ennemis, se sont tués de leur propre main. Cassius s’est percé le cœur de la même épée dont il avait frappé l’illustre César, et de cette façon il s’est puni des mêmes armes dont il avait commis le crime. Brutus, comme vous le savez, a fini ses jours de la même sorte, et j’ai su enfin qu’il ne reste plus au monde aucun des meurtriers de César. Jugez après cela, Lépide, s’il n’est pas pleinement justifié ? si sa mort ne lui est pas aussi glorieuse que sa vie, puisqu’elle a fait voir que toute la nature était intéressée ? et si à raisonnablement parler, César n’était pas plutôt le protecteur et le père de la patrie que le tyran des Romains ?
Ce n’est point à moi à vous dire l’effet de cette harangue, c’est à vous de me l’apprendre. Elle a eu pour objet le dessein de vous persuader, c’est donc à vous à me faire savoir si vous l’êtes. C’est à vous qu’elle a parlé sous le nom de Lépide, c’est à vous à me dire si elle est arrivée à sa fin. Pour moi, je vous assure que si je séduis votre raison, ce n’est qu’après que la mienne est séduite, et que je ne tâche de vous faire croire que ce que je crois moi-même. J’ai tant de vénération pour César que je ne puis penser mal de ses intentions, et nous devons, ce me semble, ce respect à tous les grands hommes, de ne les condamner pas légèrement sur des conjectures. Elles sont trompeuses, les desseins des grands sont cachés, respectons-les donc et n’entreprenons pas de les juger.
C’est à la gloire des belles lettres que cette harangue est consacrée. Mais quoique ce soit son principal objet, on peut dire qu’elle ne m’éloigne pas du dessein général de mon livre, puisque la poésie faisant l’une des plus agréables occupations des dames et un de leurs plus chers divertissements, c’est justifier leurs plaisirs que d’en faire voir le mérite. Voilà donc ce que je me suis proposé en ce discours qui, si je ne me trompe, est plus raisonnable qu’intéressé ; du moins sais-je bien que si je défends cette cause, c’est parce que je la crois bonne, et qu’ainsi je ne contreviens point au serment des orateurs, qui les oblige à n’en défendre aucune qu’ils trouvent mauvaise. Jugez-en, lecteur, et oyez parler Livie sur ce sujet, à Mécène, cet illustre protecteur des muses. Mais ne vous étonnez pas de l’entendre parler à fond de cette matière ; Auguste aimait trop les vers et en faisait trop souvent pour n’avoir pas inspiré cette même inclination à celle qui possédait son cœur, et elle était trop adroite pour n’être pas complaisante. Ainsi donc si je l’ai choisie, j’ai eu raison de le faire, et l’on n’en aurait pas de me blâmer.
Livie, femme d’Auguste
Vous, de qui la puissance, illustre et souveraine,
Fait trembler l’univers ;
Apprenez de Livie, apprenez de Mécène,
Ce que peuvent vos vers :
C’est eux qui dispensent la gloire ;
C’est eux qui font mourir ou vivre la mémoire ;
Enfin vous commandez au reste des humains ;
Mais votre sort est en vos mains.
Je sais, illustre Mécène, qu’Auguste doit l’empire à vos conseils, que les Romains vous doivent la félicité dont ils jouissent sous un règne si éloigné de la tyrannie, et que je vous dois aussi le rang que je tiens aujourd’hui. Oui, Mécène, ce fut vous qui surmontâtes les puissantes raisons d’Agrippa, en ce jour où Auguste devenu ennemi de sa propre gloire et du repos des Romains, disputait en lui-même s’il conserverait la suprême puissance ou s’il la remettrait en la disposition du peuple. Ce grand empereur voulait s’ôter de sa propre main la couronne qu’il avait sur la tête, abandonner les rênes de l’empire, descendre du trône où il était monté par de si longs travaux, et par une retraite plus honteuse que n’avait été la fuite d’Antoine à la bataille d’Actium, perdre entièrement le fruit de tant de victoires qu’il avait remportées. On pouvait dire en ce temps-là que l’amour avait été la cause de la fuite d’Antoine ; mais en cette rencontre, on ne pouvait accuser Auguste que de faiblesse. L’on eût dit que sa main n’était point assez forte pour porter le sceptre qu’elle tenait, et qu’il n’abandonnait que ce qu’il ne pouvait conserver. Cependant, Mécène, vous n’eûtes que de faibles ennemis à combattre en cette occasion ; Auguste et Agrippa, et c’est-à-dire les deux premiers hommes du monde, étaient ceux qui s’opposaient à vous, leur opinion semblait être la plus juste, comme paraissant la plus généreuse. Et l’on eût dit qu’il y avait plus de gloire à détruire l’empire qu’à l’affermir, et plus d’avantage à obéir qu’à commander. Néanmoins vous fûtes le vainqueur en cet illustre combat ; et par un sort tout extraordinaire, le vaincu demeura pourtant couronné, et vous vous contentâtes d’obéir à celui à qui vous conserviez l’autorité. Cette obligation que l’empereur vous a, est sans doute bien grande, mais selon mon sens, il vous est encore plus redevable du soin que vous apportez à lui concilier la bienveillance des muses, que toutes les choses que vous avez faites pour lui. C’est véritablement par ce moyen que vous pouvez lui donner l’immortalité et vous la donner à vous-même ; c’est par là que le siècle d’Auguste se peut dire heureux, et je tiens qu’il est plus glorieux à l’empereur d’être aimé de Virgile, d’Horace, de Tite-live et de l’illustre Mécène, qui est le protecteur de ces favoris d’Apollon, que s’il était craint de toute la terre. La crainte, en le rendant redoutable à toutes les nations, le ferait sans doute obéir tant qu’il serait vivant ; mais les louanges de Virgile et d’Horace le rendront vénérable à tous les siècles qui suivront le nôtre. Certainement, Mécène, si tous les rois étaient véritablement épris du désir de la gloire, ils devraient songer avec soin à s’acquérir l’affection de ceux que les dieux ont choisis pour en être les distributeurs. C’est par l’histoire et la poésie qu’ils peuvent arriver à immortaliser leurs noms et qu’ils peuvent prétendre de vaincre après leur mort, et le temps et la fortune. Mais, entre ces deux illustres moyens, qui conduisent à l’éternité, la poésie semble avoir un privilège particulier de défier les hommes : elle est toute céleste et toute divine, le feu qui l’anime éclaire et purifie tous ceux dont elle fait les éloges, et sans abandonner la vérité, elle excuse les défauts et fait voir les bonnes qualités avec tout l’avantage qu’elles ont. L’histoire nous montre la vertu toute nue, et la poésie la pare de ses plus beaux ornements. L’histoire est si scrupuleuse qu’elle n’ose déterminer de rien : elle narre simplement les choses et n’en juge point ; mais la poésie juge souverainement de tout. Elle loue, elle blâme, elle punit, elle récompense, elle donne des couronnes et des châtiments, elle illustre ou noircit la vie de ceux dont elle parle ; et pour dire tout en peu de paroles, elle a tout ensemble les avantages de l’histoire et de l’éloquence, et elle dispose absolument de cette gloire immortelle, qui est la plus noble récompense de tous les travaux des héros. Au reste, l’historien regarde tant de choses qu’il est presque impossible que le prince dont il écrit le règne, ne soit comme enveloppé parmi le nombre de ses sujets. Il doit sa plume à tous les criminels de ce temps-là, aussi bien qu’à tous les illustres ; il n’a point la liberté de choisir sa matière, il faut qu’il la prenne comme le temps et la fortune la lui donnent, et le prince et ses sujets sont si fort mêlés ensemble, qu’on ne le peut presque jamais voir que dans les armées, dans les places publiques et dans la multitude populaire. Le poète, au contraire, sépare le prince d’avec le peuple, il choisit son objet et sa matière, il suit son héros jusques au tombeau, il ne parle que ce ce qui lui plaît et parle néanmoins de tout, quand il trouve qu’il est à propos. Enfin, l’objet de l’historien est simplement la vérité, et celui du poète est la gloire et l’immortalité de son héros. Vous voyez que je ne suis pas éloignée de vos sentiments, et que la conversation d’Auguste et de Mécène m’a donné assez de connaissance en toutes les choses qui regardent la poésie, pour en parler raisonnablement. Cela étant ainsi, je pense pouvoir dire que les rois devraient employer tous leurs soins à se faire aimer des poètes, et qu’Auguste vous est plus obligé de l’amitié d’Horace et de Virgile que de l’avoir contraint à ne se démettre pas de l’empire qu’il possède. Alexandre avait sans doute raison de porter envie au destin d’Achille, de ce qu’il avait eu l’avantage d’avoir Homère à chanter sa gloire ; mais Auguste n’en aurait pas de se plaindre de son siècle, puisque les dieux lui ont donné pour ami des Virgiles, des Horaces et des Mécènes. Il est pourtant certain que je tiens qu’il a quelque sujet d’accuser le destin de l’avoir contraint à bannir Ovide. Vous savez toutefois, pour excuser l’empereur, le regret qu’il en a témoigné et combien il a eu de peine à vous refuser sa grâce. Je vous avoue, Mécène, que je crains que l’exil d’un si bel esprit ne soit un jour plus reproché à Auguste que toutes les prescriptions du triumvirat. Ces hommes qui peuvent noircir ou illustrer toute la vie d’un grand prince, doivent, ce me semble, être beaucoup craints ou beaucoup aimés, et soit par générosité ou par intérêt, il devraient être en vénération à tous les rois de l’univers. Les vainqueurs ont beau faire élever des trophées, faire bâtir des arcs de triomphe, faire mettre leurs statues dans les places publiques, faire graver de superbes inscriptions à leurs tombeaux, pour immortaliser leur gloire, toutes ces choses tombent successivement en ruine, se détruisent d’elles-mêmes, s’ensevelissent sous la terre et dans l’oubli, et leur mémoire périt avec les marbres qu’ils ont élevés. Mais lorsqu’un poète véritablement digne de ce nom, a entrepris la protection d’un héros, il est en état de défier l’envie, le temps et la fortune. Rien ne saurait plus ternir sa réputation, son protecteur dément tous ses ennemis, et de siècle en siècle, il lui donne une nouvelle vie et lui acquiert un nouvel éclat. Les écrits de Virgile et d’Horace ne seront pas seulement glorieux à Auguste par les endroits qui parlent de lui, mais par tout ce que l’on admirera en ces illustres auteurs. Ceux qui liront avec étonnement et avec admiration la divine Énéide de Virgile, trouveront le sort de ce prince digne d’être envié par tous les monarques du monde, d’avoir pu mériter la louange et l’amitié du plus excellent homme que tous les siècles aient jamais produit. Ceux qui liront les œuvres d’Horace, trouveront qu’il est bien avantageux à Auguste d’avoir mérité la bienveillance d’un homme qui sait conduire l’esprit si agréablement à la vertu, par la répréhension du vice, et d’avoir eu néanmoins plus de part à ses Odes qu’à ses Satires. Toutes les fois que je considère les avantages et les charmes de la poésie, j’en deviens plus passionnée, et si la bienséance de mon sexe me le permettait, je dirais que la chasteté de Didon me plaît moins dans l’histoire que sa faiblesse et son désespoir dans l’Énéide. Jugez donc, Mécène, si ceux qui savent rendre le vice si agréable, ne peuvent pas faire apparaître la vertu avec tous ses ornements ? Et si ceux qui savent imposer des mensonges, ne peuvent pas persuader la vérité ? Vous savez, Mécène, que quelques-uns sont assez hardis pour assurer que le Scamandre n’est qu’un petit ruisseau et que Troie est au nombre des choses qui n’ont jamais été. Cependant Homère a trouvé de la foi chez toutes les nations. Tous les héros qu’il introduit dans son Iliade ou dans son Odyssée, ont leurs amis et leurs partisans. Et l’histoire la plus véritable n’intéresse point tant ses lecteurs que l’un et l’autre de ces merveilleux ouvrages. Que les princes apprennent donc de là que ceux qui peuvent même immortaliser leurs fantaisies et leurs imaginations, peuvent à plus forte raison les faire vivre éternellement, quand ils s’en rendent dignes, et par leur mérite et par leurs bienfaits. C’est sans doute à eux, à chanter les victoires de leurs princes, mais c’est à leurs princes aussi à les faire jouir du fruit de leurs victoires. Ceux qui disent que les muses ne veulent point l’abondance et que la solitude et la pauvreté ne sont pas inutiles à la production de leurs ouvrages, perdront peut-être cette opinion quand ils sauront que les libéralités d’Auguste et de Mécène n’ont pas empêché que Virgile n’ait fait des chefs-d’œuvres, qu’Horace n’ait acquis l’estime universelle et que Tite-live n’ait mérité une gloire qui ne mourra point. En effet, il est aisé de comprendre que ceux qui font de belles choses, lorsqu’ils ne travaillent que par nécessité, feraient des miracles s’ils ne travaillaient que pour la gloire seulement. Un si noble objet leur effleurerait l’esprit jusques aux cieux, au lieu que la tristesse leur abat le cœur et les fait ramper sur terre. Toutes les veilles qu’ils emploient à se plaindre de la fortune, à accuser l’injustice de leurs siècles, à blâmer l’ignorance des temps où ils vivent, et à publier l’avarice de leurs princes, seraient sans doute employées à de plus illustres sujets. Je sais bien que la solitude, les fontaines, les rivières, les prés et les bois ont toujours été regardés comme des lieux propres à la composition des beaux ouvrages ; mais quand toutes ces choses seront à celui qui les fait, je ne vois pas que ce soit un obstacle à sa gloire ; et, si je ne me trompe, il décrira mieux la beauté de sa prairie que celle d’un autre, l’ombre de ses bois le défendra mieux de l’ardeur du soleil que ceux de ses voisins, le bruit de ses fontaines lui donnera de plus agréables rêveries que celles du public ne lui en donneraient, une rivière où il aura quelque droit lui semblera plus propre à faire une belle description que s’il la regardait avec un œil indifférent, et la solitude enfin, qui ne sera point par contrainte, lui donnera certainement de plus agréables idées que celle où il serait forcé. Il est vrai que les cabanes des bergers rendent un paysage plus agréable ; mais comme les peintres quand ils sont adroits, les placent toujours en éloignement, de même pour faire les choses selon la raison, il faudrait que les poètes ne vissent jamais de toits de chaume que dans leurs voyages ou par les fenêtres de leurs palais. Car le moyen de s’imaginer qu’un homme qui passe toute sa vie dans l’incommodité, dans le chagrin et dans la solitude, puisse parler de l’abondance qu’il n’a pas, de la magnificence qu’il ne voit point, de la cour qu’il n’a jamais fréquentée, des rois qu’il ne connaît que par leurs noms seulement, de la guerre qu’il n’a vue que dans les livres, et de tant de choses qui lui seront toujours étrangères et toutes nouvelles, s’il est vrai qu’il soit pauvre et solitaire ? Croyez-moi, Mécène, les poètes en cette rencontre sont comme les peintres qui ne représentent parfaitement que ce qu’ils voient. Il faut donc que les grands princes les aient toujours pour témoins de leurs actions, s’ils veulent qu’ils laissent des tableaux à la postérité. Car le moyen de penser que ceux à qui on donne de justes sujets de plaintes, puissent louer de bonne grâce ceux qu’ils accusent secrètement dans leur cœur ? Le moyen, dis-je, de penser que ceux qui louent pour acquérir, louent avec autant d’ardeur que ceux qui louent pour remercier ? Non, Mécène, il est impossible que cela puisse être ainsi. Au reste, comme les songes sont pour l’ordinaire formés des pensées du jour, ces agréables rêveries que la poésie donne à ceux qui s’en mêlent quand ils sont heureux, perdent tout ce qu’elles ont de lumineux par le chagrin de leur auteur quand il ne l’est pas, et se ressentent toujours de sa mauvaise fortune. Il a beau faire effort pour se détacher de lui-même, il se trouve partout, il porte son chagrin jusque dans le cœur des héros dont il écrit la vie, et n’écrit pas un vers que son cœur ne désavoue en secret. Enfin, Mécène, je suis persuadée qu’un poète riche et logé dans un beau palais, fera plus aisément une peinture de la pauvreté et de la solitude, qu’un pauvre logé dans une cabane n’en fera une de la magnificence de la cour, des vertus des rois, de la politique et de toutes ces choses qui ne s’apprennent parfaitement que dans la société des hommes et dans l’abondance. Il y a cette différence entre les riches et les pauvres, que les uns sont solitaires quand il leur plaît, qu’ils ont des rochers et des cabanes quand ils veulent, et que les autres ne peuvent avoir de palais, et que leur solitude est forcée. Et puis, qui peut comprendre que la poésie qui est le plus noble effort de l’imagination, n’ait en quelque façon besoin de beaux objets, ou pour l’exciter ou pour la divertir ou pour la délasser ? Ceux qui ont assigné aux muses les bois et les rochers, ont sans doute été de cette opinion, sans que leur avis détruise toutefois le mien. Ils ont parlé de forêts et de rivières, parce que ces beautés universelles sont au pouvoir de tout le monde ; mais cela n’empêche pas que ces mêmes muses qui cherchent les bois, ne puissent se promener dans un jardin cultivé. L’art ne gâte point la nature, il la perfectionne ; et des arbres plantés régulièrement n’empêchent pas, si je ne me trompe, que les poètes ne travaillent sous leur ombrage avec plaisir et avec gloire. Il est vrai, Mécène, que ces neuf belles sœurs, dont nos muses tirent leur origine, n’habitent à ce qu’on dit que des bois et des montagnes, et ne se divertissent qu’auprès des fontaines ; mais ces bois, ces montagnes et ces fontaines sont à elles : le Parnasse est de leur domaine, les eaux de Permesse en sont aussi, et Apollon ni les muses n’empruntent rien des autres divinités. Après tout, Mécène, il est de la grandeur des princes, non seulement de savoir vaincre leurs ennemis à la guerre, non seulement de savoir régner durant la paix, non seulement de se faire craindre de leurs voisins, non seulement de se faire aimer de leurs sujets, mais de faire encore qu’ils surmontent tout le reste des hommes en libéralité. Il faut qu’ils donnent en maîtres de l’univers, il faut que lorsqu’ils font des présents, ils se regardent plutôt qu’ils ne regardent les autres, et qu’ils proportionnent leurs dons à leur grandeur seulement. Ceux qui reçoivent ont part à l’utilité, mais pour l’ordinaire, ils n’en ont point la gloire. Elle est toute à celui qui donne. Et à parler raisonnablement, les plus glorieuses conquêtes que puissent faire les rois, sont celles qu’ils font par libéralité. À la guerre, le succès est toujours douteux, il n’est point de combat si avantageux en son commencement, dont la fin ne puisse être funeste. Mais ici, l’on est assuré de vaincre. Un prince libéral se fait des esclaves, des sujets et des amis tout ensemble, de tout ceux à qui il donne. Et c’est seulement par cette voie qu’il peut mériter le rang des dieux. Mais entre tous les hommes, les princes doivent choisir pour principal objet de leur libéralité ces illustres dispensateurs de la gloire, avec cette différence néanmoins que ce qui est une pure libéralité aux autres rencontres, est reconnaissance en celle-ci ; car que ne doit-on point à ceux qui donnent l’immortalité ? Il y a eu autrefois des princes stupides, ignorants et avares, qui eussent pu laisser languir les muses dans la pauvreté, sans donner un juste sujet d’étonnement. Mais si Auguste, ayant les lumières qu’il a en toutes les belles connaissances, aimant les beaux ouvrages au point qu’il les aime, faisant son divertissement de la poésie, étant amoureux de la gloire comme il l’a toujours fait paraître, et faisant lui-même des choses qui le peuvent mettre au rang des plus illustres auteurs, si Auguste, dis-je, ayant tous ces avantages, ne donnait que médiocrement à ceux qui font profession des belles lettres, il serait déshonoré, et il lui serait presque moins honteux d’être stupide, ignorant et avare tout ensemble, que d’être connaissant et n’être pas libéral. Mais grâce aux dieux, son inclination et vos conseils ont bien empêché que cette tache ne noircisse un des beaux endroits de sa vie. Et pour savoir si Auguste a su le prix de toutes les belles sciences, on n’aura qu’à considérer les récompenses qu’il aura faites à ceux qui les pratiquaient. Or entre tous ceux qui se mêlent de ce merveilleux art que les dieux ont appris aux hommes, il faut avouer que ceux qui ont le cœur assez haut pour être capables d’entreprendre un poème héroïque, méritent le premier rang auprès des rois. Et c’est sans doute de ceux-là principalement qu’ils doivent faire une estime particulière. Car de toutes les divers espèces de poésie que nous admirons, cet ouvrage est le plus grand, le plus illustre, le plus difficile, le plus glorieux, et pour celui qui le fait et pour le héros qu’il choisit. À parler raisonnablement, le poème épique contient en lui seul toutes les beautés des autres et quelque chose de plus. Ceux qui font des élégies, éternisent plutôt leurs maîtresses, leurs passions et leurs langueurs, que le mérite de leurs princes. Les odes ne font voir que des tableaux raccourcis où la plupart des choses ne se distinguent point ; une seule action est quelquefois une trop ample matière pour cet ouvrage, et ses bornes enfin sont trop resserrées pour se vanter de vaincre le temps et la fortune. Les églogues ne peuvent au plus que faire imaginer à la postérité que le règne était heureux, durant lequel les muses pouvaient s’employer à faire parler des bergers, et non pas à se plaindre de la violence de leurs rois. Les satires, ces peintures hardies où tout le monde trouve son portrait, ne peuvent être glorieuses aux princes, que lorsque leurs images ne s’y trouvent point, et pour parler plus clairement, leur silence est la plus grande gloire qu’elles puissent donner. Les épigrammes, pour la plupart, ne sont que des étincelles de diamants dont la lumière, quoique éclatante, ne saurait éclairer la vie d’un grand prince ; elles sont un simple jeu de l’esprit et de l’imagination, qui tout au plus ne peut conserver la gloire que de celui qui s’est acquitté heureusement de cette sorte de travail. La tragédie, qui certainement est un des plus nobles travaux des muses, quoiqu’elle se vante d’enseigner en divertissant, et qu’elle passe même parmi les plus doctes pour le chef-d’œuvre de cet art, ne doit pourtant pas être si considérable à un prince, que le poème héroïque. Celui qui fait des tragédies, travaille plus pour lui que pour son roi. Il fait des tableaux, il est vrai, mais son maître ne peut prétendre autre gloire en son travail que celle d’en avoir connu toute la beauté, en conservant ces rares peintures avec soin et en les achetant magnifiquement. Il n’en est pas ainsi du poème épique ; c’est véritablement lui qui déifie les princes pour lesquels on le compose : toutes leurs vertus y paraissent avec éclat ; leurs conquêtes y sont dépeintes en leur plus beau lustre ; leurs défauts, s’ils en ont, y sont amoindris avec adresse ; la fortune, la victoire et la renommée sont toujours de leur parti ; ils n’ont point d’ennemis qu’ils ne surmontent ; ils sont heureux, et en guerre et en amour ; leur splendeur, contre la coutume, retourne d’eux à l’origine de leur race, et au lieu que les enfants ont accoutumé de tirer leur gloire de celle de leurs prédécesseurs, ici les prédécesseurs au contraire tirent leurs grands avantages de la vertu de leurs enfants. La bonté d’Auguste est cause que Virgile a éternisé la piété d’Énée ; les conquêtes qu’il a faites feront vivre éternellement celles de son devancier ; c’est pour l’amour de lui que ce grand poète a conduit cet illustre Troyen jusque sur le trône, et à parler véritablement, c’est lui qui l’a sauvé de l’embrasement de Troie avec son père et ses dieux domestiques, puisque sans lui il serait sans doute demeuré enseveli sous ces superbes ruines, du moins la postérité n’aurait-elle non plus entendu parler de sa valeur que s’il n’eût jamais été. C’est donc aux princes à chercher avec soin dans leurs États ceux qui sont capables d’un si noble travail, afin que les ayant trouvés, ils les obligent par leurs bienfaits à entreprendre un si grand ouvrage. Ceux qui font parler Hector, Achille ou Agamemnon dans une tragédie, avec le même esprit qu’Homère leur a donné, seraient sans doute capables d’achever une si longue entreprise avec gloire, si on les y obligeait de bonne grâce. Mais ce n’est pas à eux de s’engager dans une si longue course, s’ils ne sont assurés de trouver un prix au bout de la carrière. Ceux qui couraient aux jeux olympiques, trouvaient des couronnes au bout de la lice ; pourquoi donc voudrait-on qu’un homme employât ses soins, ses veilles, sa jeunesse et toute sa vie à un poème, sans y prétendre autre avantage que la seule gloire de l’avoir fait ? Non, Mécène, il ne serait pas juste, et je dis encore une fois que c’est à un prince à choisir celui qui doit chanter ses victoires, que c’est à lui de le rendre heureux s’il veut qu’il le rende immortel, et que c’est enfin à lui à faire ce qu’Auguste et Mécène ont fait pour l’incomparable Virgile. Vous voyez (comme je pense vous l’avoir déjà dit) que je ne m’éloigne pas de vos sentiments, et que la conversation d’Auguste et la vôtre m’ont rendue assez savante en poésie pour avoir osé vous en parler. Que si toutefois vous en êtes surpris, vous en trouverez aisément la raison quand vous considérerez qu’il s’agit de la gloire de l’empereur. C’est pour elle que j’ai examiné toutes ces choses, et c’est pour elle que je vous conjure de continuer à l’entretenir dans une si belle inclination. Poursuivez donc, Mécène, un si noble dessein ; enrichissez toutes nos muses des trésors d’Auguste ; à l’imitation des dieux, donnez-leur de l’or pour de l’encens, et sachez que quand vous leur feriez donner des royaumes, ils vous donneraient encore davantage. Oui, Mécène, vous régnerez sur tous les illustres de tous les siècles, et si les conjectures ne me trompent, votre nom sera si vénérable à la postérité, principalement parmi les savants, que tous ceux qui se rendront leurs protecteurs, tiendront à honneur de le porter. On les nommera les mécènes de ces temps-là ; et de siècle en siècle, cette gloire se renouvelant toujours, votre nom sera en la mémoire et en la bouche de tous les hommes aussi longtemps que le soleil éclairera l’univers.
Je ne sais quel effet aura cette harangue parmi les grands de notre siècle. Mais je sais bien qu’elle l’aura très avantageux, si leur magnificence approche de celle d’Auguste et de Mécène. L’un ni l’autre de ces grands hommes n’avait besoin que l’on excitât sa libéralité ; aussi n’a-t-on parlé d’eux qu’afin de parler à d’autres, et le sens littéral n’est que le prétexte de l’allégorique.
Lorsque les Romains eurent fait la paix avec Porsenna, ils lui envoyèrent leurs filles en otage pour l’assurance de leur traité. Mais comme elles furent arrivées au camp de ce prince, une d’entre elles, nommée Clélia, ne jugeant pas que leur pudeur fût sûrement parmi tant de gens de guerre, exhorta ses compagnes à se délivrer d’une si juste appréhension et à vouloir plutôt exposer leur vie que leur honneur. Elle les amena toutes dans son sentiment, et par une hardiesse prodigieuse elles entreprirent de traverser le Tibre à la nage. Leur résolution fut aussi heureuse que grande : elles passèrent toutes sans malheur, sous la conduite de cette courageuse fille, et s’en retournèrent à Rome. Leurs parents admirèrent une si belle témérité, mais la sévérité romaine ne pouvant souffrir que la foi publique fût violée, ils les renvoyèrent à ce roi, afin qu’il les punit de leur perfidie s’il en avait la volonté. Comme elles furent devant lui, il leur demanda laquelle avait été la première d’entre elles à proposer une si dangereuse entreprise ? Mais s’imaginant toutes qu’il ne le demandait que pour la punir, aucune ne voulut répondre. Cette généreuse fille prit lors la parole et lui parla à peu près de cette sorte.
Clélia, fille romaine
Le Tibre ne put empêcher
Cette fille hardie, autant qu’elle était sage,
De témoigner par son passage,
Que rien n’est impossible à qui l’honneur est cher.
L’action que j’ai faite ayant une trop noble cause pour n’être pas glorieuse, le silence de mes compagnes m’est injurieux, quoique leur intention soit innocente. J’avais espéré, Porsenna, qu’elles me reconnaîtraient pour leur libératrice, et qu’elles publieraient hautement devant vous que c’était sous ma conduite et par mes conseils qu’elle étaient sorties de votre camp ; mais puisqu’elles me mettent dans la nécessité de me louer moi-même, par la crainte qu’elles ont que vous me traitiez mal, je vous dirai franchement que c’est moi qui les ai retirées de vos mains. Ne pensez pas que ce qui les a empêché de me nommer soit un remords de ce qu’elles ont fait ; non, elles ne doutent point que mon entreprise ait été juste, mais elles doutent si vous serez assez généreux pour révérer la vertu même en vos ennemis. Pour moi, qui suis incapable de rien craindre si ce n’est la perte de mon honneur, je vous dis encore une fois que ce fut par mes conseils, par mes soins et sous ma conduite que ces généreuses Romaines se résolurent à sortir de votre puissance, à s’abandonner à l’impétuosité de l’eau pour me suivre, et à exposer courageusement leur vie pour se délivrer de la crainte de souffrir quelque traitement indigne de leur vertu. Quoi, illustres Romaines (leur disais-je pour les encourager à se jeter dans la rivière comme je le leur proposais), pourriez-vous mettre en balance votre vie et votre honneur ? et dans la crainte de perdre l’une ou l’autre, auriez-vous peine à choisir ? Non, non (poursuivais-je), vous êtes Romaines et mes compagnes, et par conséquent trop généreuses pour n’aimer pas mieux vous mettre au hasard de mourir avec gloire que de vivre avec infamie. Qui jamais entendit parler (ajoutais-je) que des filles fussent en bienséance dans un camp où l’insolence règne parmi les soldats, où la pudeur et la modestie ne se trouvent point ? Nous sommes dans une armée, poursuivais-je (que votre majesté me pardonne si je parle ainsi), dont le général est protecteur des Tarquins. C’est pour eux que le roi Porsenna a entrepris la guerre ; et comme quoi pensez-vous donc trouvez un lieu de sûreté chez un prince où le violateur de Lucrèce a trouvé un asile et un défenseur ? Non, mes compagnes, ne vous flattez point : le sang de cette chaste infortunée n’ayant pu empêcher ce prince de s’opposer à la vengeance que les Romains en ont faite, nos larmes ne le porteraient pas à nous venger de ceux qui voudraient nous faire un outrage. Vous me direz peut-être que nous lui aurons été données en otage et que la foi publique lui est engagée en notre personne ; mais sachez, mes compagnes, que tout ce que l’on fait pour l’honneur, ne peut être que glorieux. Nous ne voulons pas rompre la paix ; nous ne voulons pas tromper le roi Porsenna ; nous voulons seulement éviter la honte et l’infamie, ou mourir dans la même gloire où nous avons vécu. Allons donc, illustres Romaines, pendant que nous en avons la liberté. Entendez ce bruit que font les soldats dans leur camp et ayez peur de leur insolence. Ils sont tout ensemble soldats, étrangers, nos ennemis et défenseurs des Tarquins. Songez enfin, mes compagnes, qu’au lieu où vous êtes, vous pouvez perdre votre gloire, et qu’en celui où je veux vous conduire, vous ne pouvez perdre que votre vie. Voilà, Porsenna, une partie des raisons que j’employai à persuader ces généreuses filles de me suivre ; et je dirai pour leur gloire et pour celle de ma patrie, qu’il me fut aisé de les porter dans mes sentiments. Je ne fus point contredite en mon opinion ; elles envisagèrent la mort avec constance et quittèrent le rivage avec joie, quoique selon les apparences elle vissent presque leur perte assurée. Mais comme nos intentions étaient très innocentes, les dieux prirent le soin de nous conduire, ils aidèrent à notre faiblesse, ils nous soutindrent sur les eaux, et nous menèrent heureusement à l’autre bord. Nous n’y trouvâmes pas pourtant tout le repos que nous avions attendu, car cette austère vertu, dont tous les Romains font profession, a fait que nos parents n’ont point eu de joie de notre retour ; ils ont admiré notre résolution, ils ont même loué notre dessein, mais pour satisfaire la foi publique qu’ils vous ont engagée, ils ont voulu que nous fussions ramenées dans votre camp, et pour cet effet, ils nous ont donné escorte pour nous y conduire. Voyez, Porsenna, après cette aventure, quelles sont les filles de Rome qui aiment mieux hasarder leur vie et manquer à leur parole, que d’exposer leur honneur ; et voyez encore quels hommes sont les Romains, qui aiment mieux exposer la vie et l’honneur de leurs filles, que de manquer à leur parole. Oui, Porsenna, ces deux actions sont également dignes de louange, et pour être équitable en cette rencontre, nous rendons à nos parents les mêmes honneurs qu’ils nous ont rendus. Ils ont loué notre fuite, quoiqu’ils n’aient pas laissé de nous remettre entre vos mains ; et nous admirons aussi leur vertu, quoiqu’elle nous ôte la liberté que nous nous étions acquise. Le dessein de conserver notre honneur a fait notre fuite, et celui de ne perdre pas leur réputation fait notre retour. Vous me direz, peut-être, qu’il est difficile de comprendre qu’une même action puisse être tout à la fois digne de louange et de blâme, et qu’enfin notre retour est une marque infaillible que notre fuite était criminelle. Non, Porsenna, la chose ne doit pas être considérée ainsi, il faut la mieux examiner pour en juger équitablement. Et je suis bien certaine que si on la regarde d’un œil désintéressé, on trouvera que notre fuite nous a été glorieuse et que notre retour l’est à nos parents. J’avoue qu’en quelque façon il semble que nous avons manqué à la foi publique, mais auparavant que de nous convaincre de cette faute, il faut qu’on me permette de défendre notre cause.On ne peut nier sans doute que l’honneur doive être la règle de toute les action des hommes : c’est pour lui qu’on expose sa vie à la guerre ; c’est pour lui qu’on renonce quelquefois à tous les sentiments de la nature ; c’est pour lui qu’on se dévoue volontairement au salut de la patrie ; c’est pour lui qu’on garde exactement la foi publique ; et c’est pour lui enfin que l’on doit faire toutes choses. Cela étant ainsi, qu’on ne s’étonne point si pour conserver notre honneur, nous avons exposé notre vie et manqué à la foi publique. Car, puisqu’on ne la garde que pour l’honneur seulement, il nous était permis de la violer, puisque nous ne la pouvions conserver qu’en nous exposant à l’infamie. Au reste, comme notre sexe est privé de toutes les charges publiques, en notre particulier nous n’avions rien promis ; et nous avons dû croire que même pour l’intérêt de Rome, nous devions sortir de votre camp, puisque si notre malheur l’eût voulu, elle eût pu souffrir un outrage en notre personne. Sa gloire se trouvant donc engagée avec la nôtre, nous avons cru qu’il était juste d’exposer notre vie pour conserver l’une et l’autre ; et nous ferions sans doute encore la même chose, si la même occasion se présentait. L’infortune de Lucrèce ne nous a que trop appris à prévenir de semblables malheurs ; et je puis vous assurer que si nous avons à mourir, nous mourrons du moins innocentes. Au reste, il n’est rien dont on puisse ne faire point d’exception : le mensonge qui sans doute est une lâcheté, est quelquefois glorieux ; et je m’assure que personne ne blâme celui que le généreux Mutius, lorsque regardant brûler sa main avec une constance prodigieuse, il nous assura qu’ils étaient trois-cents dans votre camp, qui avaient dessein de nous tuer, quoiqu’effectivement il fût seul. Cette admirable hardiesse, qui fit entreprendre à Horatius Coclès de tenir ferme, lui seul contre toute votre armée, et qui l’obligea ensuite à se jeter dans le Tibre tout armé comme il était, ne sera point mise au nombre des témérités ridicules. La fermeté de Brutus à voir lui-même mourir ses enfants, parce qu’ils étaient traîtres à leur patrie, passera plutôt pour un zèle de bon citoyen que pour une sentiment de père dénaturé. Cela étant ainsi, pourquoi veut-on que l’intérêt de l’honneur et du public, justifiant le mensonge de Mutius, la témérité de Coclès et l’insensibilité de Brutus, ne justifie pas aussi la fuite de Clélia et de ses compagnes, puisqu’elles n’ont eu pour objet que la conservation de leur honneur et celui de la patrie ? Si Mutius a brûlé courageusement sa main, si Coclès s’est entièrement dévoué au salut public, si Brutus a donné le sang de ses enfants, pour ces deux choses seulement, nous aussi avons exposé notre vie pour le même sujet, et par conséquent nous pouvons prétendre à la même gloire. Quoi, Porsenna, Lucrèce aurait mérité une réputation immortelle pour s’être poignardée après son crime, et nous serions infâmes pour avoir exposé notre vie afin de mourir innocentes ! Non, non, il est impossible que cela soit ainsi. La postérité sera plus équitable, et je crois même que si vous examinez vos sentiments, vous trouverez qu’ils ne nous condamnent point. Nous n’avons jamais vu que les dieux, qui sont si jaloux de leur autorité, aient fait tomber la foudre sur les victimes qui s’échappent de l’autel ; et pourquoi donc, Porsenna, voudriez-vous traiter indignement des filles qui, se voyant abandonnées de leurs gardes, ou pour mieux dire de leurs ennemis, ont cherché leur sûreté aux dépens de leurs vies ? On me dira peut-être que par mes raisons, il semble que nous n’ayons pas eu tort, mais que si la chose est ainsi, il semble ensuite que nos parents n’ont pas eu raison de nous renvoyer. Cette conséquence n’est pourtant pas bien fondée, et, si je ne me trompe, je vais la détruire en peu de paroles. Je vous ai déjà dit que l’honneur avait fait notre fuite, et que ce même honneur a causé notre retour ; car à raisonnablement parler, ce sont nos pères qui vous ont engagé leur parole, ce sont eux qui nous ont données pour otages, ce sont eux qui ont traité avec vous, ce sont eux qui ont convenu des articles de la paix ; et c’est à eux aussi à vous tenir exactement tout ce qu’ils vous ont promis, afin de vous obliger à faire la même chose. La foi publique les y engage, l’intérêt de la république le veut, l’honneur de la patrie le demande, le leur en particulier les y oblige, et rien enfin ne peut les en dispenser. Car ils savent bien que ces mêmes filles, qui ont méprisé l’impétuosité du Tibre par la seule crainte de recevoir un outrage, mépriseraient encore une fois leur vie plutôt que de rien faire indigne de la vertu romaine, et de cette façon ils tiennent leur parole sans hasarder leur honneur ni celui de leur patrie. Voilà, Porsenna, quels sont les sentiments de nos parents et quels sont les nôtres ; c’est à vous après cela à considérer si vous nous voulez traiter en fugitives, en ennemies ou en Romaines. J’espère néanmoins que vous prendrez le parti le plus juste et le plus avantageux. Car sachez que si en violant le droit des gens, vous traitiez indignement et rompiez la paix que vous avez faites, vos desseins n’avanceraient pas plus qu’ils ont fait. Ce que Mutius et Coclès ont entrepris contre vous, mille Romains l’entreprendraient encore. Ils sont tous nés pour les grandes choses ; ils ont tous une vertu opiniâtre qui ne se rebute de rien ; le désespoir ne fait qu’affermir leur courage ; la crainte de la mort leur est inconnue ; ils tâchent de vivre avec gloire et non pas de vivre longtemps ; l’intérêt particulier ne peut rien en leur âme ; ils font toutes choses pour l’honneur et ne font jamais rien qui le puisse ternir. Voilà, Porsenna, quels sont les Romains ; voilà quels sont les sentiments qu’ils nous ont donnés ; et voilà enfin ce qui fit notre fuite et notre retour. Il est certain que d’abord j’eus beaucoup de répugnance à revenir sous la puissance d’un prince que je n’avais considéré jusques alors que comme le protecteur des Tarquins et l’ennemi de Rome ; mais maintenant, à penser à la chose d’un esprit plus tranquille, cette dernière qualité commença de me donner de meilleurs sentiments de vous. Oui, Porsenna, j’ai trouvé qu’il fallait sans doute que vous eussiez l’âme grande et hardie pour avoir entrepris de faire la guerre à Rome ; et j’ai cru ensuite que si vous n’eussiez été digne du rang que vous tenez, les Romains n’auraient point fait la paix avec vous et ne vous auraient pas reçu en leur alliance. Si bien qu’après avoir persuadé mes compagnes de sortir de votre camp, je les ai encore persuadées d’y revenir. Allons (leur ai-je dit), allons satisfaire à la foi publique que nos parents ont engagée ; allons confirmer la paix qu’ils ont faite ; et ne regardons plus Porsenna comme le protecteur des Tarquins, mais comme leur plus grand ennemi, puisqu’il les abandonne. Croyons, mes compagnes, que si ce prince n’avait point de vertu, les Romains ne nous auraient point remises en sa puissance. Et puis, quand il arriverait qu’il n’en aurait pas autant qu’il en faut pour nous traiter comme il doit, nous en aurons toujours assez pour avoir recours à la mort plutôt que de conserver une vie indigne de ce que nous sommes. Allons donc, mes compagnes, allons demander à ce prince la récompense de notre fuite ; il y a déjà assez longtemps qu’il est dans le territoire de Rome pour avoir appris qu’il faut aimer et récompenser la vertu, même en ses ennemis. Il a bien pardonné à Mutius, qui avait attenté à sa vie, il lui sera encore plus aisé d’oublier notre fuite et de nous accorder la grâce de nous renvoyer chez nos parents. C’est maintenant à vous, Porsenna, à me dire si j’ai eu raison de persuader à ces généreuses filles de se fier en votre bonté. Pour moi, quand je ne serais pas intéressée en la chose, je vous conseillerais d’en user ainsi ; car non seulement il vous est glorieux d’avoir pu être ennemi des Romains et d’être présentement leur allié, mais il vous le sera encore plus si vous entreprenez de disputer de vertu avec eux. C’est là véritablement qu’il est beau de les vaincre, car cette sorte de guerre a le privilège particulier que les vaincus aussi bien que les vainqueurs acquièrent toujours beaucoup d’honneur. Le seul désir de surmonter en ces occasions est plus avantageux que le gain d’une bataille. Entreprenez donc, Porsenna, cet illustre combat, fiez-vous absolument à la foi des Romains, et renvoyez-nous à nos parents. Il me semble qu’ils vous ont tenu leur parole d’une manière assez généreuse pour ne vous permettre pas d’en douter ; mais cela n’empêchera pas que vous fassiez une belle action, si vous nous remettez en liberté. Car donner la liberté à des filles romaines, et à des filles qui savent mépriser la mort pour éviter l’infamie, c’est leur donner plus que des royaumes, plus que des empires et plus que la vie. Cet endroit de l’histoire vous sera si avantageux que votre règne n’aura rien de plus beau : vous gagnerez le cœur de tous les Romains, et par ce moyen vous aurez moins d’otages dans votre camp, mais vous aurez plus d’intelligence dans Rome. Ici nous ne prierions les dieux que pour notre patrie seulement ; mais dans Rome, nous leur offririons tous les jours des vœux pour votre gloire. Vous serez notre protecteur, et sans que nous ayons été esclaves, nous ne laisserons pas de vous considérer avec les mêmes sentiments que si vous aviez rompu nos chaînes et que vous nous eussiez tirées de la servitude. Ne refusez pas, Porsenna, le glorieux titre de notre libérateur, puisque nous voulons bien vous le donner. Vous me direz peut-être que notre fuite vous a outragé, puisque nous n’avons fui que parce que nous vous craignions, que parce que nous vous regardions comme un prince cruel, barbare et tyrannique ; mais souvenez-vous, Porsenna, que la vertu des femmes doit être scrupuleuse et craintive. Elles doivent regarder presque tout le monde comme leur étant ennemi, et comme l’usage leur défend les armes, il faut que la crainte leur tienne lieu de prudence ; et il vaut mieux qu’elles fuient ou qu’elles meurent un peu trop tôt, que si elles attendaient ou vivaient un peu trop longtemps. Au reste, nous avons pensé mal de vous, parce que nous ne vous connaissions que sous le nom de protecteur de la tyrannie ; et présentement je vous déclare que je ne sais point encore ce que vous êtes. Parlez donc, Porsenna, afin que je vous connaisse ; souvenez-vous que vous êtes à la vue de Rome, que vous avez tous les Romains pour spectateurs, que vous parlez à des filles qui sauront toujours vivre ou mourir dans la gloire, que la renommée attend notre arrêt pour le publier par toute la terre, et que les dieux qui vous voient, tiennent déjà des couronnes pour vous les mettre sur la tête, si vous pouvez surmonter votre ressentiment et vaincre la vertu de nos pères et la nôtre, en vous fiant en eux et en nous accordant notre liberté.
La haute vertu de cette généreuse fille se fit un illustre esclave, puisqu’il était couronné. Porsenna en fut ravi ; il donna des louanges infinies à Clélia ; il lui rendit sa liberté et celle de ses compagnes ; et pour marquer la grandeur de son action, il lui fit présent d’un cheval de bataille, qui était la récompense des hommes vaillants qui avaient bien fait la guerre, comme voulant dire que cette action égalait celles des plus généreux. Enfin il les renvoya toutes à leurs parents et permit même à Clélia de choisir d’entre tous les autres otages ceux qu’elle voudrait délivrer. Cette illustre personne élut tous les jeunes enfants, comme étant les plus exposés, et de cette sorte elle s’en retourna à Rome avec l’allégresse et la magnificence d’un triomphe. Elle y fut reçue avec la même joie qu’elle avait ; et l’austérité romaine, cédant cette fois aux sentiments de la nature et à la raison, on lui fit élever une statue à cheval dans une place publique, pour éterniser tout d’un coup sa vertu, sa hardiesse et la générosité de Porsenna.
Comme les choses s’aigrissaient toujours entre Auguste et Marc-Antoine, et que l’un et l’autre se préparait à recommencer la guerre, ce premier voulut obliger Octavie, sa sœur, à sortir de la maison d’un mari dont elle était trop indignement traitée. Mais cette vertueuse femme, qui ne pouvait approuver ce conseil, s’y opposa de toutes ses forces, et parla à peu près en ces termes, à cet illustre et cher frère.
Octavie, femme d’Antoine
Ô qu’elle fut constante et belle !
Qu’elle fut charmante et fidèle !
Que son esprit eut de douceur !
Ô qu’elle mit d’obstacle à cette guerre injuste !
Et qu’elle se fit voir, et d’Antoine, et d’Auguste,
Et digne femme, et digne sœur !
De grâce, seigneur, ne me commandez point de quitter la maison d’Antoine et ne me mettez pas en la nécessité de vous désobéir. La vertu dont je fais profession, ne me permets pas de faire cette faute, et l’excès d’amitié que vous avez pour moi, est sans doute ce qui vous a porté à me la conseiller. Il est vrai qu’Antoine me dérobe son cœur et son affection, pour donner l’un et l’autre à Cléopâtre ; mais, seigneur, serait-il à propos que si l’amour de cette reine fait commettre une faute à Antoine, que la jalousie d’Octavie vous portait à en faire une autre ? Non, il ne serait pas juste ; considérez donc, s’il vous plaît, l’intérêt public et non pas le mien, et pensez encore une fois qu’il serait également honteux à César et à Antoine de commencer la guerre et de détruire l’empire pour l’amour d’une femme et pour la jalousie d’une autre. Que si toutefois vous ne pouviez en être également blâmés, j’ose dire, sans perdre le respect que je vous dois, que vous en seriez plus injustement accusé qu’Antoine, puisqu’il n’est plus en état d’écouter ni de connaître la raison et que la vôtre ne peut être troublée qu’en ma considération seulement. L’amour de Cléopâtre a de telle sorte obscurci son jugement qu’il est aveugle en ses propres intérêts ; il n’a pas songé qu’il me faisait un outrage, lorsqu’il a reçu les présents que je lui ai faits, et quand au lieu de me permettre de le voir, il est retourné dans Alexandrie, il n’a, dis-je, pas eu dessein de fâcher Octavie, mais de plaire à Cléopâtre. Il a eu peur que ma vue ne lui donnât d’autres sentiments, et il a sans doute connu qu’il m’aimait encore assez pour ne pouvoir souffrir ma présence sans confusion et sans repentir. Enfin, seigneur, il faut avoir pitié de sa faiblesse et de son aveuglement, et ne l’imiter pas dans sa faute. La passion que l’on veut que je suive, est bien encore plus dangereuse que celle qui possède Antoine, et si elle passait de mon cœur dans le vôtre, vous agiriez sans doute avec plus de violence et plus d’injustice qu’il ne fait, puisqu’il est certain qu’elle vous communiquerait une partie de cette fureur qui l’accompagne toujours. Cette injure que j’ai reçue, ne demande point de sang des Romains pour l’effacer ; ce ne serait pas le moyen de me redonner l’affection d’Antoine que de lui déclarer la guerre en ma considération, au contraire, ce serait autoriser sa faute et son inconstance, puisqu’il est certain que je mériterais le traitement que je reçois si, parce qu’il m’a chassée de son cœur, je me bannissais de sa maison et me rangeais du parti de ses ennemis. Je sais que je suis Romaine et que j’ai l’honneur d’être votre sœur ; mais je sais aussi que je suis femme d’Antoine, que ses intérêts doivent être les miens et qu’encore qu’il n’ait pas pour moi toute l’affection qu’il est obligé d’avoir, ma propre vertu ne me permet pas de me dispenser de celle que je lui dois ; et si j’en usais d’une autre sorte, ce serait reconnaître Cléopâtre pour femme légitime d’Antoine et lui céder volontairement une qualité qu’elle ne me saurait ôter. Laissez-moi donc renfermer ma douleur et mes larmes dans la maison de mon mari, de peur que si elles étaient vues, elles ne lui fissent de nouveaux ennemis. Laissez-moi, seigneur, cacher mon affliction et mon ressentiment ; et s’il est vrai que mes intérêts vous soient chers, comme vous me l’avez toujours témoigné, aidez-moi à excuser Antoine envers le sénat. Dites-lui que cette amour est trop violente pour durer encore longtemps, et que, comme le grand Jules César eut assez de force pour dissiper les charmes de cette belle Égyptienne qui l’avaient surpris, Antoine ayant la même faiblesse, aura ensuite assez de cœur pour rompre cet enchantement aussi bien que lui. Mais enfin, seigneur, faites que cette amour ne soit pas le commencement de la guerre, souvenez-vous de cette glorieuse journée où mes larmes firent tomber les armes des mains aux deux plus grands empereurs qui furent jamais. Vous étiez lors environné de vos légions, votre armée s’apprêtait déjà à combattre ; les trois-cents voiles qu’Antoine conduisait étaient à la vue de vos troupes ; on voyait déjà en tous les deux partis cette ardeur que la vue des ennemis donne en semblable rencontre ; le désir de vaincre était dans le cœur de tous les soldats, ils songeaient déjà à la richesse du butin ; on voyait les aigles contre les aigles, les Romains contre les Romains, les citoyens contre les citoyens, les amis contre les amis, les parents contre les parents ; et pour tout dire enfin, la bataille de Pharsale n’avait rien fait voir de plus effroyable que ce que mes yeux virent en cette occasion. Cependant, quoiqu’Antoine parût l’agresseur, puisqu’il venait vous attaquer, mes larmes, mes raisons et mes prières surmontèrent votre ressentiment. Vous embrassâtes Antoine au lieu de le combattre ; vous le reçûtes comme le mari de votre sœur, et non pas comme votre ennemi ; et ces deux puissantes armées que vous aviez levées pour vous détruire, ne servirent que pour vous donner des marques réciproques d’une parfaite intelligence. Car vous n’avez pas oublié qu’Antoine vous donna cent galères et vingt brigantins, que vous lui donnâtes aussi deux légions, et qu’outre cela vous m’accordâtes encore pour lui mille de vos meilleurs soldats. Pensez-vous, seigneur, que cette première victoire ne m’en fasse pas espérer une seconde ? Vous m’aimez autant aujourd’hui que vous m’aimiez en ce temps-là ; la vue de votre ennemi n’aigrit point votre ressentiment, vous n’avez point de légions à l’entour de vous, qui vous pressent de donner une nouvelle matière à leur courage ; vous êtes seul, vous êtes désarmé, je suis malheureuse et affligée, et mes larmes, mes raisons et mes prières doivent être encore plus puissantes auprès de vous qu’elles ne le furent en cette journée, puisqu’il ne s’agit que de mon intérêt. Au reste, il est plus aisé de s’empêcher de prendre les armes que de les quitter ; et il vous devait être lors plus difficile de faire la paix avec Antoine qu’il ne vous le sera maintenant de ne commencer point la guerre. C’est la passion d’Antoine qu’il faut combattre, et non pas sa personne ; et pour cet effet, je dois souffrir son inconstance sans m’en plaindre ; je dois lui conserver mon cœur, quoiqu’il me dérobe le sien ; je dois avoir du respect pour lui, quoiqu’il n’ait que du mépris pour moi ; je dois demeurer dans sa maison, tant qu’il me fera la grâce de m’y souffrir ; et pour tout dire, je dois m’opposer à vous toutes les fois que vous voudrez m’obliger à faire des choses qui me pourraient être honteuses. Si Antoine voulait me porter au dessein de vous nuire, je m’opposerais à lui comme je m’oppose à vous ; et des mêmes armes dont je vous combats maintenant, je combattrais son injustice et son obstination. Oui, seigneur, je serai toujours sœur de César et femme d’Antoine ; et quoi que la fortune fasse, je ne ferai jamais rien indigne de ces deux glorieuses qualités. Pardonnez-moi donc si je vous dis hardiment que je ne sortirai point de la maison de mon mari, qu’il ne me le commande ; et s’il arrive même que l’amour de Cléopâtre le porte jusques à un tel dérèglement, qu’il m’ordonne de la quitter, je l’abandonnerai en versant le moins de larmes qu’il me sera possible, de peur que la compassion qu’on aurait de moi, n’augmentât la haine qu’on aurait pour lui. Voilà, seigneur, quels sont les sentiments d’Octavie et quels ils seront toujours. Et puis, à parler raisonnablement, Antoine n’est pas un homme ordinaire ; les grandes qualités qui sont en lui, méritent qu’on excuse sa faiblesse ; et les belles choses qu’ils a faites à la guerre, doivent sans doute obtenir, de l’équité de tous les hommes, quelque indulgence pour celles que l’amour lui fait faire. L’affection qu’il a eue toujours pour le grand Jules César, vous doit obliger à ne le condamner pas légèrement, puisqu’étant son fils d’adoption et son légitime successeur, il semble que vous devez hériter de ses sentiments et de ses amis aussi bien que de ses richesses. Lorsqu’Antoine a combattu pour Jules César, il a combattu pour vous : vous le devez récompenser de tout ce qu’il a fait pour lui, car enfin, de toutes les dettes de César, les plus justes et les plus glorieuses à payer sont sans doute les bons offices que ses amis lui avaient rendus. Souvenez-vous donc de ce qu’Antoine a fait pour cet excellent homme : ce fut lui qui s’opposa généreusement à la faction de Pompée lorsqu’elle voulait que César mît les armes bas et que son ennemi ne les mît point ; il parla avec ardeur en cette rencontre et ne craignit point de s’exposer à recevoir un outrage ; comme en effet il fut traité indignement à cette considération et fut contraint de se déguiser en esclave pour aller chercher un asile dans le camp de celui qu’il avait protégé. Mais ce qu’il fit en cette occasion, il l’a fait encore en cent autres aussi importantes ; il a payé de son sang et de sa personne l’amitié que César lui portait. On l’a vu plus d’une fois rallier ses troupes, les remener au combat et les rendre victorieuses, lorsqu’elles étaient prêtes d’être vaincues. On l’a vu à la bataille de Pharsale commander la pointe droite de l’armée de César, combattre pour sa gloire et exposer sa vie pour assurer entre ses mains la souveraine puissance, qui enfin a passé dans les vôtres. Au reste, s’il a combattu pour César durant sa vie, il a fait vaincre César après sa mort : son éloquence a fait ce que la valeur d’aucun autre n’aurait pu faire, car comme vous ne l’ignorez pas, sans ce zèle ardent qui le fit parler, le peuple romain n’aurait osé témoigner combien il était touché du sang de César. Il se serait contenté de répandre des larmes et n’aurait point porté le feu jusque dans les maisons des meurtriers. Vous voyez donc bien, seigneur, qu’en quelque façon Antoine a élevé le premier degré par lequel vous êtes arrivé à la puissance où vous êtes. Que si après ce qu’il a fait pour César, il est permis de mettre en compte ce qu’il a fait pour la cause commune, et contre Cassius, et contre Brutus, vous trouverez qu’il a toujours été le vainqueur ; et en quelques rencontres où vous n’étiez pas en état de combattre, il vous a été avantageux qu’il fût de vos amis, puisque sans sa valeur, ils eussent sans doute remporté une victoire qui peut-être les eût mis en état de ne pouvoir plus être vaincus. Je sais bien, seigneur, que depuis cela vous n’avez pas toujours été également bien ensemble, et que cette noble jalousie, qui suit inséparablement ceux qui sont amoureux de la gloire et qui aspirent aux grandes choses, a altéré votre amitié ; mais, si je ne me trompe, cette force de haine ne doit point passer jusques à la personnes. Il faut surmonter son ennemi en grandeur de courage et en générosité ; il faut s’opposer à lui quand il entreprend de nous détruire ; mais il ne faut jamais pour des causes particulières troubler le repos public, ni pour des raisons fort légères commencer une guerre dont le succès est toujours douteux. La haine est une passion des particuliers ; et s’il est permis d’en avoir aux personnes qui ont la suprême puissance, ce doit être la haine du vice, de l’esclavage et de l’infamie ; autrement, s’ils ne combattaient pas cette passion et qu’ils s’y laissassent emporter, ils seraient sans doute capables de toutes sortes d’injustices. Pour venger leurs propres injures, ils ne feraient point de difficulté de violer le droit des gens, d’oublier l’équité naturelle, d’enfreindre les lois les plus justes, de détruire leur patrie et de mépriser le pouvoir des dieux. Voilà, seigneur, le dérèglement que la haine peut causer quelquefois dans l’âme la plus ferme ; et pour vous empêcher de tomber dans un semblable malheur, considérez un peu ce qu’un excès d’amour fait faire à l’infortuné Antoine. Pensez-vous, seigneur, que la haine vous donnât de plus justes sentiments ? et que la jalousie, si j’en étais capable, me permît d’agir avec moins de violence ? Non, seigneur, ces trois passions étant opposées, comme elles le seraient en cette rencontre, seraient capables de détruire toute la terre. Ne vous engagez donc point dans un mauvais dessein ; que si toutefois vous voulez vous venger d’Antoine, abandonnez-le à son propre sens et aux charmes de Cléopâtre. Laissez-le en repos conserver cette belle conquête et ne craignez pas qu’il entreprenne de s’opposer aux vôtres si vous le laissez jouir paisiblement de celle-là. Mais songez, seigneur, que si vous l’irritez, il pourra peut-être vous donner beaucoup de peine ; la première valeur d’Antoine n’est pas morte, elle n’est qu’assoupie, il pourra peut-être s’éveiller en fureur et, sans quitter la passion qui règne en son âme, il s’opposera à vos desseins avec toute l’ardeur que peut avoir un homme qui combat pour se défendre, pour se venger, pour sa propre gloire et pour conserver sa maîtresse. Ne vous faites donc point un ennemi redoutable d’un ami infortuné ; faites, je vous en conjure, que je ne vous voie jamais entreprendre de guerre où il ne me soit permis de pouvoir souhaiter que vous remportiez la victoire. Considérez, de grâce, en quel état se trouverait mon âme, si je vous voyais encore une fois prêts d’en venir aux mains ; mais avec cette cruelle différence qu’à la première, ce n’était que pour l’amour de vous, et qu’en celle-ci, ce serait pour l’amour de moi. Non, non, ne vengez point l’injure qu’on me fait et ne cherchez pas un remède pire que le mal. La seule pensée de voir mon frère et mon mari prêts de se donner la mort à ma considération, me fait transir d’effroi. Je ne sais presque plus ce que je dis et, dans un trouble si grand, je suis prête de donner mon sang et ma vie pour conserver la vôtre et celle d’Antoine ; mais comme vous ne voudrez sans doute accepter ni mon sang ni ma vie, voyez mes larmes avec compassion, écoutez du moins mes prières et mes soupirs ; et puisque par votre commandement je suis femme d’Antoine, ne me commandez pas ensuite de quitter sa maison comme celle de mon ennemi. Songez que je suis mère des enfants d’Antoine et qu’en cette qualité je ne dois ni les abandonner ni les faire sortir de la maison paternelle. Ce serait presque dire qu’ils n’en seraient pas les légitimes successeurs, si je les en faisais partir, et ce serait moi-même donner des armes pour me détruire à tous les flatteurs d’Antoine et aux esclaves de Cléopâtre. Aussi suis-je bien résolue de n’en user pas ainsi ; ma patience durera plus que l’amour d’Antoine, et à quelque excès que puisse aller le mépris qu’il fait de moi, ma vertu ira encore plus loin. Oui, seigneur, quand son affection n’aura point de retour pour moi, qu’il vivra e mourra entre les bras de Cléopâtre, je verserai des larmes pour sa perte, sa mémoire me sera chère, les enfants de Fluvia, et de Cléopâtre même, deviendront les miens, je prendrai soin de leur conduite et de leur fortune ; et tant qu’Octavie sera vivante, elle ne se lassera jamais de donner de nouvelles preuves de sa constance. Puisque je suis d’un sexe à qui la valeur est défendue, il faut du moins que la patience me soit permise et que cette vertu me tienne lieu de courage. Il y a quelquefois autant de générosité à savoir souffrir le malheur qu’à savoir combattre ses ennemis ; ne vous opposez donc point à la victoire que je veux remporter sur moi-même, et pour la rendre plus glorieuse, faites que je vous surmonte aussi bien que moi. Ne vous exposez point à pouvoir être vaincu par Antoine et laissez-vous vaincre par Octavie. Mais comme je ne vois pas dans vos yeux que vous soyez encore en état de vous rendre à mes larmes et à mes prières, souffrez, seigneur, que j’aille attendre votre résolution dans la maison de mon mari, puisque c’est le seul lieu où je puis demeurer avec gloire tant qu’Antoine me le permettra. Je vous assure toutefois que, comme je ne fais point de vœux contre Antoine lorsque je suis dans votre palais, je n’en ferai point contre César lorsque je serai dans la maison d’Antoine.
Cette belle et vertueuse personne obtint de l’amitié d’Auguste tout ce qu’elle demandait ; et il lui permit de demeurer dans la maison de son mari tant qu’elle le pourrait en bienséance. Elle n’y fut pourtant pas longtemps, car Antoine eut tant d’injustice pour elle et tant de complaisance pour Cléopâtre, qu’il lui envoya commander d’en sortir. Elle le fit, avec cette même modestie qu’elle avait toujours témoignée ; et dans toutes les disgrâces qui accablèrent après cet infortuné, et durant sa vie, et après sa mort, elle fut toujours ce qu’elle avait été jusqu’alors, je veux dire, un illustre et rare exemple de l’amitié conjugale.
Après la mort de Germanicus, Agrippine, sa femme, rapporta ses cendres à Rome pour les mettre au tombeau d’Auguste. Tout le peuple fut au devant d’elle jusques à Brunduse, et témoigna par sa tristesse qu’il plaignait plus la valeur de Germanicus qu’il ne craignait la malice de Tibère. Cette généreuse femme, de qui l’esprit impérieux et hardi ne savait point déguiser ses sentiments, ne les cacha non plus en cette occasion ; mais au contraire, se laissant emporter à sa douleur comme à son tempérament, elle parla de cette sorte au peuple romain qui l’écoutait.
Agrippine, femme de Germanicus
Telle qu’une Artémise, et plus illustre encore,
Les cendres d’un époux, elle porte en ses mains :
Et dans l’ennui qui la dévore ;
Elle montre cette urne et ses pleurs aux Romains.
Et fait voir par sa plainte, aussi libre que juste,
Qu’elle est digne du sang d’Auguste.
Germanicus, le petit-fils d’Auguste et le neuveu d’Antoine ; Germanicus, la terreur de l’Allemagne et l’amour des Romains ; Germanicus, en qui toutes les vertus éclataient également ; Germanicus, de qui toutes les actions ont été glorieuses ; Germanicus, mari de l’infortunée Agrippine, petite-fille d’Auguste ; enfin Germanicus, le plus beau, le plus vaillant, le plus modeste, le plus équitable et le plus accompli qui sera jamais, n’est plus qu’un peu de cendre ; et cette urne renferme (ô pitoyable aventure !) celui de qui la valeur aurait pu conquérir toute la terre, si l’on eût pu souffrir qu’il eût vécu plus longtemps. Oui, Romains, voilà votre Germanicus en état d’avoir besoin de vous pour le faire vivre éternellement. Le voilà également incapable de vous servir et de se venger de ses ennemis et des vôtres ; le voilà en état de n’exciter plus l’envie contre sa vertu ; il a vaincu ce monstre en mourant, car les moindres circonstances de sa vie sont si glorieuses que la calomnie même n’y saurait trouver rien à redire. Plaignez donc, Romains, notre malheur commun, puisque si j’ai perdu un mari, vous avez perdu votre protecteur. Regardez, je vous en prie, à l’entour de cette urne, les six enfants de Germanicus tous couverts de larmes ; ayez pitié de leur jeunesse et de leur malheur et craignez avec moi que leur père, en les abandonnant, n’ait emporté toute leur vertu. Si sa vie eût été aussi longue que raisonnablement elle le devait être, son exemple, quand ils eussent eu les inclinations mauvaises, les aurait toujours portés au bien ; mais aujourd’hui, en l’état où sont les choses, qui sera-ce qui les pourra instruire ? qui sera-ce qui les corrigera ? qui sera-ce qui les mènera à la guerre ? qui sera-ce qui leur fera haïr le vice et aimer la vertu ? Je ne doute point que Tibère n’ait pour eux les mêmes sentiments qu’il a eu pour leur père, car ses inclinations ne se changent pas aisément. Mais comme l’empereur n’a pas empêché qu’il n’ait eu des ennemis, des envieux, des persécuteurs, et qu’il ne soit mort empoisonné, il pourra être aussi que les soins qu’il prendra de leur éducation, ne seront point utiles ; et veuille le ciel que tout ce que j’appréhende pour Caligula n’arrive pas. Laissons, Romains, laissons l’avenir sous la providence des dieux, ne parlons seulement que des malheurs qui sont arrivés. Il sont assez grands pour mériter toutes nos larmes ; ne les partageons point, je vous en conjure, versons les toutes pour mon cher Germanicus ; et vous souvenez qu’il était du sang des Jules Césars, des Antoines, des Marcellus et des Augustes. C’est à vous, Romains, à pleurer dignement sa mort et à célébrer sa mémoire. Et pour témoigner fortement l’estime que vous faisiez de lui, haïssez ceux qui l’ont haï, détestez ses envieux, ses ennemis et ses bourreaux, ne craignez point de parler de la méchanceté de Pison ni de l’ambition de Plancina ; publiez sans appréhension que ces corps que l’on a trouvés hors des tombeaux, que ces imprécations que l’on a faites contre Germanicus, que son nom gravé en des lames de plomb, et toutes ces marques d’enchantement dont on a eu connaissance, sont des preuves manifestes des desseins qu’on a eus contre sa vie. Publiez, dis-je, que le poison a achevé ce que les charmes n’avaient pu faire ; et ne craignez pas que l’on vous punisse pour ce crime : la mort de Germanicus a donné tant de joie à ceux qui l’ont causée qu’ils ne seront de longtemps en état de prendre garde à votre tristesse ni à vos discours. Cette victoire qu’ils ont remportée sur le plus vaillant homme qui fut jamais, leur donne sans doute assez de vanité pour mépriser vos sentiments et pour ne se mettre pas en peine de ce que vous penserez de cette aventure. Je crois même qu’ils sont assez aveuglés de leur ambition, pour être bien aises que la postérité sache qu’ils ont fait mourir Germanicus. Ils aspirent plus à la réputation de grands politiques que d’hommes vertueux ; et pourvu que l’on die qu’ils ont su perdre ce qui pouvait s’opposer à leur injuste autorité, il ne leur importe pas de passer pour cruels, pour dénaturés, pour impies, pour méchants et pour sanguinaires. Oui, traître Pison, oui, lâches ennemis de Germanicus, on saura que vous avez su régner, on saura que vous l’avez perdu, on saura que vous avez violé en sa personne toutes sortes de droits, on saura que vous n’avez point respecté en lui le plus noble sang d’entre les Romains, on saura que vous avez coupé le fil de la plus illustre vie qui sera jamais, on saura que le nombre de ses vertus a retranché celui de ses jours, on saura que vous n’avez éteint ce flambeau que parce qu’il éclairait la noirceur de votre vie, et l’on saura enfin que l’excès de vos crimes et celui de ses vertus sont les véritables causes de sa perte. Je ne m’arrête point, ô généreux Romains, à vous repasser exactement quels ont été tous les ennemis de Germanicus ; ce n’est pas que la crainte m’empêche de les nommer, car Agrippine en est incapable, mais c’est que je sais que vous les connaissez tous. Vous savez la cause de leur haine, et je ne vous parle aussi en cette journée que du pitoyable effet de cette dangereuse passion. Mais, Dieux, comment est-il possible qu’on ait pu haïr Germanicus ? qu’a-t-il fait en toute sa vie, qui puisse lui avoir acquis des ennemis ? Repassons-là, je vous en conjure, soyons-lui juges rigoureux, et voyons s’il a pu mériter le supplice qu’il a souffert. Premièrement, du côté de l’ambition, jamais homme n’en fut plus éloigné ; toute la terre a vu que plus il avait lieu de pouvoir prétendre à l’empire, plus il a témoigné d’affection à Tibère, et plus il s’est éloigné du chemin qui pouvait le conduire au trône. Hé, plût aux dieux qu’il eût plutôt suivi mes conseil que ses sentiments ! Ce fut lui qui fit prêter serment de fidélité aux Belges, nation voisine de l’Allemagne. Ce fut lui qui apaisa la révolte des légions et qui plutôt que d’écouter les offres qu’elles lui faisaient de le suivre partout, voulut se traverser le cœur d’un coup de poignard. Voilà, Romains, ce que Germanicus fit pour Tibère en cette rencontre. Il voulut mourir pour lui ; et peut-être par une autre voie et par d’autres sentiments a-t-il eu le même destin. Quoi qu’il en soit, ne nous arrêtons pas sur un discours si funeste ; souvenons-nous que Germanicus m’a commandé en mourant de perdre quelque chose de cette noble fierté que me donne l’innocence, et l’illustre sang dont je suis descendue. Disons donc simplement que l’on peut assurer sans mensonge que Germanicus a conservé l’empire à Tibère, puisque ce fut lui qui remit l’obéissance et la discipline militaire dans la plus grande partie des légions, sans lesquelles les empereurs ne peuvent jouir de la souveraine puissance. Le désordre était si grand, les plaintes qu’on faisait contre Tibère si injurieuses, les demandes des soldats si insolentes, leur procédure accompagnée de tant de violence, que Germanicus fut contraint de me faire sortir du camp, de peur que je n’y reçusse un outrage. Je fis néanmoins ce que je pus pour ne me séparer pas de lui en cette rencontre, car comme je vous l’ai déjà dit, la crainte n’a point de place au cœur d’Agrippine, et nulle puissance humaine ne peut l’obliger ni à se taire ni à parler que lorsqu’il lui plaît et que la raison le veut. Or, généreux Romains, Germanicus n’apaisa pas seulement la sédition des gens de guerre, mais il fit que ces mêmes soldats qui ne reconnaissaient plus de chef, qui ne suivaient que leur caprice, qui n’écoutaient que leur fureur, qui ne s’armaient que pour s’opposer aux volontés de l’empereur, se remirent sous leurs enseignes, se rendirent capables de raison, écoutèrent les commandements de Germanicus, et prirent les armes pour le suivre avec ardeur dans tous les périls où il s’exposa en cette occasion et d’où il sortit avec gloire. Ce fut avec ces mêmes soldats qu’il vengea la défaite de Varus, qu’il reprit l’aigle de la dix-neuvième légion, qu’il passa au travers des Bructères, qu’il ravagea entièrement tout ce qui est entre les rivières d’Amisia et de Luppia, et que non content de témoigner sa valeur à la guerre, il fit voir sa piété aussi bien que son courage. Car arrivant au même lieu où Varus avait été défait, et où l’on voyait encore un nombre infini d’os blanchissants, épars par la plaine ou tassés à grands monceaux, selon que les soldats avaient fui ou combattu, où l’on voyait, dis-je, encore des dards brisés et quantité d’autres armes rompues, des têtes de chevaux attachées aux arbres, des autels où les barbares avaient immolé les tribuns et les centeniers, et où ceux qui étaient échappés de la défaite montraient les endroits où les chefs avaient reçu le coup de la mort, où les aigles avaient été prises, où Varus avait reçu ses premières blessures et où peu après il s’était tué de sa propre main, Germanicus, dis-je, arrivant en cet effroyable lieu et y voyant de si funestes reliques d’une armée romaine, poussa des sanglots, répandit des larmes et abandonna son âme invincible à la douleur et à la compassion. Il exhorta les soldats à rendre les derniers devoirs à ces infortunés dont une partie était leur parents et leurs amis. Il inspira la tristesse dans leurs cœurs pour les porter après avec plus d’ardeur à la vengeance, et de sa propre main il mit le premier gazon au tombeau que l’on éleva à ces illustres malheureux. Cependant, Tibère n’approuva pas cette louable action. Il ne comprit point qu’on pouvait être vaillant et pieux tout ensemble, donner sépulture à ses amis et vaincre ses ennemis ; et il crut enfin que la piété était une vertu indigne d’un grand courage. Il eût voulu que Germanicus eût passé sur ces montagnes de morts sans se souvenir qu’ils avaient été Romains comme lui, qu’ils avaient combattu comme il allait combattre, que les mêmes ennemis l’attendaient, que pour le rendre victorieux de ceux qui les avaient vaincus, il fallait se rendre les dieux propices et mettre dans l’âme des soldats le désir de se venger pour y accroître celui de combattre et de remporter la victoire. Mais les maximes de Tibère et celles de Germanicus étaient bien différentes ; aussi les ont-elles conduits à des chemins bien différents. Tibère règne, Romains, et Germanicus est mort. Rendez-lui du moins les mêmes honneurs qu’il rendit aux soldats de Varus, et puisqu’il eut assez de cœur pour venger leur perte, soyez du moins assez généreux pour pleurer la sienne. Cependant, ne le laissons pas plus longtemps au milieu de cette affreuse campagne couverte de mort ; regardons-le dans ses conquête ; voyons comme le vaillant Arminius n’ose l’attendre ; voyons avec quelle adresse, quelle conduite et quel courage, il poursuit et surmonte un si généreux ennemi. Germanicus joignit en cette occasion la prudence à la valeur ; et surprenant les Cattes, lorsqu’ils y pensaient le moins, il ravagea tout leur pays, prit la ville de Martium, capitale de la province, y mit le feu, y fit grand nombre de prisonniers ; et après avoir porté la terreur partout, il reprit le chemin du Rhin sans que l’ennemi l’osât suivre. De là, il fut secourir Ségeste, que ceux de sa nation tenaient assiégé, pour favoriser Arminius, qui depuis cela, par une ruse de guerre, sembla plutôt fuir que se retirer. Mais ce ne fut que jusques à tant que Germanicus fut arrivé à une embuscade qu’on lui avait dressée ; et plût au ciel qu’il eût aussi heureusement évité toutes les embûches que l’on a dressées contre sa vie. Il paya de sa valeur en cette occasion ; et oyant que les Allemands qui suivaient son parti, s’allaient jeter dans un marais fort avantageux aux ennemis, il fit avancer toutes les légions en bataille, ce qui mit la terreur parmi les troupes d’Arminius et l’assurance dans les nôtres. Le bonheur de Germanicus passa jusqu’à Cécina, son lieutenant, car il surmonta toutes les difficultés qu’il rencontra, combattit avec gloire les troupes d’Inguiomère et celles d’Arminius ; et les armes romaines ne furent enfin que trop heureuses en cette rencontre, puisque si Germanicus eût acquis moins de gloire, il eût été moins suspect. J’ai même su que j’ai contribué quelque chose à sa perte ; l’on a cru que sa valeur était aussi contagieuse que le vice l’est en ce siècle, et qu’il m’en avait communiqué une partie. L’on a, dis-je, pensé que puisqu’il m’avait rendue courageuse, il ferait des héros de tous les soldats qui combattraient pour lui. Mais ceux qui croyaient cela, ne se souvenaient plus qu’Agrippine est du sang d’Auguste et que Germanicus a eu plus de peine à retenir son courage qu’à l’exciter. Et puis en cette occasion, je ne fis rien qui dût donner de l’ombrage ; il est vrai que sur le bruit qui courut que l’armée romaine était défaite et que les ennemis venaient ravager les Gaules, j’empêchai que quelques-uns trop effrayés de cette fausse nouvelle, ne rompissent le pont qui traversait le Rhin, et que par ce moyen je sauvai en quelque façon les légions romaines. Il est vrai encore que lorsqu’elles revindrent, je me tins au bout du pont pour remercier les soldats, pour louer les uns, assister les autres, consoler les blessés et faire enfin tout ce que la compassion et la générosité me conseillèrent de faire en faveur de ceux qui venaient de combattre pour l’avantage de leur pays, pour la sûreté de Tibère et pour la gloire de Germanicus ; mais, si je ne me trompe, on devait plutôt me rendre grâce pour cette action que de me regarder comme ennemie. Au reste, l’amitié que les légions avaient, et pour Agrippine, et pour Germanicus, n’a servi qu’à l’avantage de ses ennemis, car quoiqu’il connut aussi bien que moi qu’on avait pour lui que des sentiments fort injustes, il se servit de cette amitié des légions pour les engager dans ses desseins ; et ses desseins n’avaient pour objet que la gloire de ceux qui ne l’aimaient pas. Il est vrai qu’il s’obstina à la guerre d’Allemagne, mais ce fut seulement parce qu’il croyait à propos de le faire pour le bien public, comme en effet l’évènement fit voir ensuite ce que je dis. Car après que le vaillant Arminius et le généreux Inguiomère eurent fait leurs derniers efforts pour lever une armée capable de vaincre celle de Germanicus, et que par toutes les ruses de guerre dont les grands capitaines se servent, ils eurent songé à prendre tous les avantages que la situation des lieux leur pouvait donner, Germanicus ne laissa pas de remporter autant de victoires qu’il fit de combats et qu’il donna de batailles. L’on n’a jamais vu d’ennemis se défendre plus obstinément ; il semblait qu’ils ne fuyaient quelquefois que pour revenir combattre avec plus de cœur, la défaite de leurs troupes ne faisait qu’augmenter leur courage, et plus ils semblaient près d’être vaincus, plus ils tâchaient de se mettre en état d’être victorieux. L’on eût dit que la valeur des soldats qu’on leur tuait, passait en l’âme de leurs compagnons pour venger leur mort ; et de cette sorte Germanicus ne mérite pas peu de gloire d’avoir vaincu de semblables ennemis. Entre les choses que l’on trouva parmi le butin que l’on fit sur eux après l’une des batailles qu’ils perdirent, l’on y vit quantité de chaînes qu’ils avaient portées pour enchaîner les soldats romains qui seraient leurs prisonniers, car ils ne doutaient point qu’ils ne dussent emporter la victoire. Cependant, après que Germanicus, par sa valeur et par sa conduite, eut vengé la mort de Varus, la perte de ses légions, retrouvé les enseignes perdues et porté la frayeur parmi tous les barbares, que fit-il pour son intérêt particulier ? que fit-il pour sa gloire ? Le dirai-je, Romains ? Oui, disons-le pour son honneur et pour la honte es ses ennemis. Il fit élever un trophée magnifique, avec une inscription qui disait simplement que l’armée de Tibère César avait consacré ces monuments à Mars, à Jupiter et à Auguste, pour la victoire qu’elle avait obtenue contre les nations qui habitaient entre le Rhin et l’Albis. Et tout cela, Romains, sans parler de lui, non plus que du moindre soldat de l’armée qu’il commandait. Je ne vous dirai point exactement toutes les choses que Germanicus a faites ; la renommée vous les a apprises et la haine que quelques-uns ont eue pour lui vous doit assez persuader qu’il méritait votre amitié. Au reste, lorsque Tibère jugea qu’il était à propos, pour les desseins qu’il avait, que Germanicus revient à Rome recevoir l’honneur du triomphe, cet illustre infortuné connut bien que l’on voulait qu’il triomphât avant la victoire. Cependant, il ne laissa pas d’obéir ; il laissa cette guerre imparfaite qu’il allait achever si utilement et si glorieusement pour vous, et sans se vouloir servir de toute sa prudence, il écouta seulement sa générosité. Vous le vîtes, invincibles Romains, dans le char de triomphe, mais dans le même instant où vous répandiez des larmes de joie, il y avait peut-être quelqu’un de ces magiciens, dont Rome est toute remplie, qui prédisait déjà que vous verseriez bientôt des larmes de douleur sur les cendres de Germanicus. Vous savez encore qu’on ne le rappela pas dans sa patrie pour lui permettre d’y demeurer ; au contraire, on l’envoya en un lieu fort éloigné et l’on trouva qu’il était à propos, ou pour mieux dire encore nécessaire, soit pour le bien public ou pour celui de quelques particuliers, de le bannir de Rome sur un prétexte honorable. Quoi qu’il en soit, il fit ce que l’on voulut. Il fut aussi heureux à pacifier les intérêts des princes alliés du peuple romain, qu’il l’avait été à combattre ses ennemis ; et si le traître Pison et l’ambitieuse Placina n’eussent pas entrepris sa perte, l’on aurait peut-être bien eu de la peine à en venir à bout. Germanicus était si universellement aimé qu’il eût été difficile, à ceux qui l’ont fait mourir, d’accroître le nombre de leurs complices. Il savait ce que l’on pensait de lui, et l’estime qu’il avait acquise, ne lui pouvait être suspecte. Car toutes les fois qu’il allait à la guerre, il avait accoutumé d’aller seul la nuit, déguisé en simple soldat, écouter de tente en tente ce que l’on disait de lui. Ce n’est pas qu’il cherchât le plaisir d’ouïr les louanges que l’on donnait à sa valeur ; au contraire, il cherchait, disait-il, à s’instruire de ses défauts, afin de s’en corriger. Voilà, Romains, quel était Germanicus : son âme était toute noble et toute généreuse, et sous quelque forme que la mort se présentait, il la regardait d’un visage assuré. Il a vu la tempête lui disperser son armée et pousser son vaisseau contre les écueils, sans avoir d’autre appréhension que celle de voir périr les légions romaines. On l’a vu après ce naufrage payer à tous les soldats qui en échappèrent, ce que l’orage leur avait fait perdre ; on l’a vu tant qu’il a vécu servir ses plus grands ennemis ; et ce qui est le plus étrange et le plus merveilleux, il est mort sans rien dire contre le chef de la conspiration que l’on a faite contre sa vie, et il s’est contenté de prier ses amis d’en faire punir les complices. Il me semble, Romains, que c’est la moindre des choses que l’on puisse accorder aux cendres d’un petit-fils d’Antoine, d’un neveu d’Auguste et d’un mari d’Agrippine. Oui, Romains, quand Tibère serait le chef de cette conspiration (ce qu’aucun d’entre vous n’oserait dire), que ce serait par ses ordres que Germanicus serait mort, étant grand politique comme il est, il devrait toujours perdre les complices de son crime. Pison et Plancina doivent être sacrifiés à Germanicus ; et quand ce ne serait que pour les empêcher de parler et pour essuyer vos larmes, ils doivent répandre leur sang. Tous ceux qui se mêlent de faire des méchancetés effroyables, ont toujours accoutumé de perdre les exécuteurs de leurs mauvais desseins, afin qu’on ne les en soupçonne pas. Pison a déjà eu l’audace de dire à Marsus Vibius, par une raillerie insolente qui semble regarder une personne que je ne nomme point, parce que j’ai plus de respect que lui, qu’il viendrait à Rome pour se justifier de la mort de Germanicus, quand le prêteur informant des poisons y aurait ajourné tous les criminels et tous les accusateurs. Oui, Romains, je vous le dis encore, de quelque façon que soit mort Germanicus, Pison doit mourir ; et j’espère tant de la prudence de Tibère que je ne doute point que Pison ne soit perdu et qu’en quelque façon la mort de Germanicus ne soit vengée. Mais pour obtenir cette satisfaction, employez vos larmes et vos prières, faites retentir partout le nom de Germanicus, ne renfermez pas votre douleur dans le tombeau d’Auguste avec ces pitoyables reliques que nous y allons porter. Suivez-moi, Romains, allons au sénat demander justice pour Germanicus, représentons-lui qu’il serait honteux de ne venger pas la mort d’un homme à qui l’on a dressé des arcs triomphaux, que l’on a vu entrer à Rome dans un char de triomphe, et qui passe chez toutes les nations, et même parmi les barbares, pour le plus accompli d’entre les mortels. N’employons point de charmes ni d’enchantements pour perdre nos ennemis, comme ils en ont employé pour perdre Germanicus ; ne vengeons point sa mort par les mêmes armes qui l’ont causée, fions-nous à l’équité des dieux, en la prudence de Tibère et en l’autorité du sénat ; on n’oserait nous refuser la justice que nous demandons. Vous, soldats qui l’avez suivi, demandez le sang de Pison pour venger la perte de votre capitaine ; racontez au sénat les périls où vous l’avez accompagné, montrez les blessures que vous avez reçues aux combats où il était, dites avec vérité les choses dont vous avez été témoins, et demandez enfin que l’on venge la mort du père des légions et de votre général. Vous, généreux citoyens qui m’entendez, demandez avec hardiesse que l’on venge la perte de Germanicus ; souvenez-vous de ce qu’il était, souvenez-vous de sa vertu, de sa modestie, de sa bonté, de son courage, de sa libéralité et de sa modération. Dites que c’était le modèle sur lequel vous espériez régler la vie et les mœurs de vos enfants, et les empêcher de suivre les mauvais exemples qu’ils voient tous les jours. Dites que vous avez perdu votre support et votre appui, et demandez au moins que l’on venge en la personne du traître Pison, celui que l’on vous a ôté. Enfin, qui que vous soyez qui entendez ma voix, employez la vôtre pour demander cette équitable vengeance. Faites résonner partout les noms de Jules César, d’Antoine, de Marcellus et d’Auguste, pour obtenir ce que vous demandez. Parlez de tombeau, d’urne et de cendres, pour exciter la compassion dans le cœur des plus cruels. Joignez même quelques menaces aux prières, si elles sont inutiles ; et n’oubliez rien de tout ce qui peut perdre Pison, consoler Agrippine et venger Germanicus.
Cette harangue ne manqua pas d’un effet avantageux : tout le sénat et tout le peuple romain en fut sensiblement touché, l’un et l’autre versa des pleurs, poussa des plaintes et s’abandonna à la douleur ; et l’on eût dit que toute la gloire de Rome allait entrer dans le tombeau avec les cendres de Germanicus. Chacun appelait Agrippine, l’honneur de la patrie, le seul sang d’Auguste, l’unique et dernier exemple de l’ancienne vertu romaine ; et chacun priait les dieux de vouloir conserver sa race et de la faire régner au-delà et après la ruine entière de celle des méchants. Enfin le zèle public fut si ardent pour Germanicus et pour Agrippine, que Tibère fut contrait d’abandonner Pison aux rigueurs de la justice. Mais il prévint son jugement par un coup d’épée qu’il se donna dans la gorge, dont il mourut à l’instant.
Vous allez entendre parler cette illustre femme dont tous les siècles ont tant parlé, que Platon même admirait, dont l’image a été gravée, comme celle d’une déesse, dans toute la monnaie d’un grand peuple, dont il nous reste encore une espèce de poésie, dont les vers sont appelés saphiques, à cause que ce fut elle qui en inventa la mesure, et que deux grands hommes de l’antiquité grecque et romaine ont appelée la dixième muse. Je lui fais prendre l’occasion d’exhorter son amie à faire des vers comme elle, afin de faire voir que les dames en sont capables et qu’elles ont tort de négliger une si agréable occupation. C’est l’argument de cette harangue, que je donne en particulier à la gloire du beau sexe, comme en général je lui ai donné tout ce volume.
Sapho, Lesbienne
Viens voir en cette belle chose,
L’étonnement de l’univers ;
Mais souviens-toi que cette prose,
N’est pas si belle que ses vers.
Il faut, Érinne, il faut que je surmonte aujourd’hui en votre âme, cette défiance de vous-même et cette fausse honte qui vous empêchent d’employer votre esprit aux choses dont il est capable. Mais il faut, auparavant que de vous parler de votre mérite en particulier, que je vous fasse voir celui de notre sexe en général, afin que par cette connaissance, je vous puisse porter plus aisément à ce que je veux. Ceux qui disent que la beauté est le partage des femmes, et que les beaux arts, les belles lettres et toutes les sciences sublimes et relevées sont de la domination des hommes, sans que nous y puissions prétendre aucune part, sont également éloignés de la justice et de la vérité. Si la chose était ainsi, toutes les femmes seraient nées avec de la beauté et tous les hommes avec une forte disposition à devenir savants ; autrement la nature serait injuste en la dispensation des trésors. Cependant nous voyons tous les jours que la laideur se trouve dans notre sexe et la stupidité dans l’autre. Que s’il était vrai que la beauté fût le seul avantage que nous eussions reçu du ciel, non seulement toutes les femmes seraient belles, mais je crois encore qu’elles le seraient jusques à la mort, que le temps respecterait en elles ce qu’il détruit à tous les moments, et que n’étant envoyées au monde que pour y faire voir la beauté, elles seraient belles tant qu’elles seraient au monde. En effet, ce serait une étrange destinée de survivre un siècle à la seule chose qui pourrait nous rendre recommandables, et de ce grand nombres d’années qui nous conduisent au tombeau, n’en passer que cinq ou six avec gloire. Les choses que la nature semble n’avoir faites que pour l’ornement de l’univers, ne perdent presque jamais la beauté qu’elle leur a une fois donnée. L’or, les perles et les diamants conservent leur éclat aussi longtemps que leur être ; et le phénix même, à ce que l’on dit, meurt avec sa beauté pour ressusciter avec elle. Disons donc après cela, que puisque nous ne voyons point de rose ni de lis sur le teint des plus belles que la rigueur de quelques hivers ne flétrisse, que nous ne voyons point d’yeux qui après avoir été plus éclatant que le soleil, ne se couvrent de ténèbres, et qui après avoir fait cent illustres conquêtes, ne se trouvent en état de ne voir presque plus les conquêtes des autres ; disons, dis-je, que puisque nous voyons que chaque instant de la vie nous dérobe, malgré nous et malgré nos soins, les plus belles choses que nous ayons, que le temps emporte notre jeunesse, que ces filets d’or où tant de cœurs se prennent, ne seront plus un jour que des filets d’argent, et qu’enfin cet air de la beauté qui se mêle si agréablement dans tous les traits d’un beau visage, et où l’on voit paraître un rayon de la divinité, n’est pas assez fort pour vaincre les maladies, le temps et la vieillesse ; concluons, dis-je, qu’il faut de nécessité que nous ayons d’autres avantages que celui-là. Et pour en parler raisonnablement, la beauté est en notre sexe ce que la valeur est en celui des hommes ; mais comme cette qualité ne les empêche pas d’aimer l’étude des belles lettres, cet avantage aussi ne nous empêche point de les apprendre et de les savoir. Que s’il y a quelques différences entre les hommes et les femmes, ce doit être seulement pour les choses de la guerre ; c’est à la beauté de mon sexe à conquêter les cœur, et à la valeur et à la force des hommes à conquêter des royaumes. L’intention de la nature paraît si claire en cette rencontre, qu’on ne s’y peut opposer ; je consens donc que nous laissions prendre des villes, donner des batailles et conduire des armées, à ceux qui sont nés pour cela ; mais pour les choses qui n’ont besoin que de l’imagination, de la vivacité de l’esprit, de la mémoire et du jugement, je ne saurais souffrir que l’on nous en prive. Les hommes qui, comme vous le savez, sont presque tous nos esclaves ou nos ennemis, quand même les chaînes que nous leur faisons porter leur semblent trop pesantes, ou que les ayant brisées ils sont les plus irrités contre nous, ne nous disputent pourtant point ni la beauté de l’imagination, ni la vivacité de l’esprit, ni la force de la mémoire ; mais pour le jugement, quelques-uns ont l’injustice de soutenir qu’ils en ont plus que nous. Je pense toutefois que la modération et la modestie de notre sexe font assez voir que nous n’en manquons point ; et puis, s’il est vrai que nous possédions ces premiers avantages au souverain degré, il est presque impossible que nous ne possédions pas l’autre. Car si notre imagination nous montre les choses comme elles sont, si notre esprit les connaît parfaitement et si notre mémoire nous sert comme il faut, le moyen que notre jugement puisse errer ? L’imagination, quand elle est vive, est un miroir si fidèle ; l’esprit, quand il est illuminé, pénètre si profondément les choses ; et la mémoire, quand elle est heureuse et cultivé, instruit si puissamment par l’exemple, qu’il est impossible que le jugement ne se forme pas. Croyez-moi, Érinne, quand la mer est calme, il est difficile de faire naufrage, le plus mauvais pilote peut entrer au port, et il n’est point d’écueils que l’on ne puisse éviter quand on les voit et que les vagues ne sont point émues. Pour moi, je vous avoue que je ne comprends pas que ceux qui nous laissent l’imagination, l’esprit et la mémoire en partage, puissent se vanter d’avoir plus de jugement que nous. Car le moyen de penser que leur imagination ne leur montrant pas les choses comme elles sont, que leur esprit ne les connaissant pas parfaitement, et que leur mémoire ne leur étant pas fidèle ; le moyen, dis-je, de penser que sur des rapports si faux leur jugement puisse agir équitablement ? Non, Érinne, cela n’est pas possible ; et pour être plus raisonnable que quelques-uns d’entre eux, disons que parmi eux et parmi nous il y a des personnes qui ont tout ensemble de l’imagination, de l’esprit, de la mémoire et du jugement. Ce n’est pas que si je le voulais je ne pusse faire voir, par une induction forte et puissante, que notre sexe pourrait se vanter d’être plus riche des trésors de l’esprit que celui des hommes. Car considérez, Érinne, cet ordre presque universel que l’on voit entre tous les animaux qui vivent dans les bois et dans les cavernes ; vous verrez que ceux qui sont nés avec de la force et du cœur, sont bien souvent peu adroits et peu intelligents ; et que les faibles pour l’ordinaire ont un instinct plus puissant et sont plus près de la raison que ceux à qui la nature a donné d’autres avantages. Vous jugez bien que, selon cet ordre, la nature ayant donné plus de force et plus de courage aux hommes qu’aux femmes, elle doit aussi nous avoir donné, et plus d’esprit, et plus de jugement. Mais encore une fois, Érinne, accordons-leur qu’ils en ont autant que nous pourvu qu’ils demeurent aussi d’accord que nous en avons autant qu’eux. Vous me direz peut-être que quand du consentement de tous les hommes j’aurais obtenu cette déclaration, je ne pourrai pas encore vous persuader que la connaissance des belles lettres soit bienséante à une femme, puisque par un usage que les hommes ont établi, de crainte peut-être d’être surmontés par nous, l’étude nous est aussi défendue que la guerre. Faire des vers est la même chose que donner des batailles, si nous les en voulons croire ; et pour tout dire, il semble que l’on ne nous permet que ce que l’on nous devrait plutôt défendre. Quoi, Érinne, nous aurons l’imagination belle, l’esprit clairvoyant, la mémoire heureuse, le jugement solide, et nous n’emploierons toutes ces choses qu’à friser nous cheveux et qu’à chercher les ornements qui peuvent ajouter quelque chose à notre beauté ! Non, Érinne, ce serait abuser inutilement des faveurs que nous avons reçues du ciel. Celles qui sont nées avec des yeux à faire des conquêtes, n’ont que faire de joindre l’artifice aux grâces de la nature ; et ce serait donner un indigne emploi à l’esprit que de ne le faire agir toute notre vie qu’à de semblables occupations. On pourrait même dire que si les choses était ordonnées comme il faut, l’étude des belles lettres devrait plutôt être permise aux femmes qu’aux hommes ; car comme ils ont la conduite de l’univers, que les uns sont rois, les autres gouverneurs de provinces, quelques-uns sacrificateurs, les autres magistrats, et tous en général maîtres de leurs familles, et par conséquent occupés, ou aux affaires du public, ou aux leurs en particulier, ils ont sans doute peu de temps à donner à cette sorte d’étude. Il faut qu’il le dérobe à leurs sujets, à leurs amis ou à eux-mêmes ; mais pour nous, notre loisir et notre retraite nous donnent toute la facilité que nous pourrions souhaiter. Nous ne dérobons rien au public ni à nous-mêmes ; au contraire, nous nous enrichissons sans appauvrir les autres, nous illustrons notre patrie en nous rendant illustres, et sans faire de tort à personne, nous acquérons beaucoup de gloire. Il est bien juste, ce me semble, puisque nous laissons la domination aux hommes, qu’ils nous laissent du moins la liberté de connaître toutes les choses dont notre esprit est capable. Le désir du bien ne nous doit pas être défendu, et par conséquent ce n’est pas un crime de le pratiquer. Les dieux n’ont rien fait d’inutile en toute la nature, chaque chose suit l’ordre qui lui a été donné : le soleil éclaire et chauffe l’univers, la terre nous donne tous les ans des fleurs et des fruits, la mer nous donne toutes ses richesses, les rivières arrosent nos prairies, les bois nous prêtent leurs ombrages, et toutes choses enfin servent à la société publique. Cela étant ainsi, pourquoi veut-on que nous soyons les seules rebelles et méconnaissantes envers les dieux ? Pourquoi veut-on, dis-je, que notre esprit soit ou indignement employé, ou éternellement inutile ? Quelle bienséance peut-il y avoir à mépriser ce qui est honnête ? Et quelle raison peut tomber d’accord que ce qui est infiniment louable de soi, devienne mauvais et condamnable dès qu’il est en nous ? Ceux qui ont des esclaves, les font instruire pour leur commodité ; et ceux que la nature ou l’usage nous ont donnés pour maîtres veulent que nous éteignons en notre âme toutes les lumières que le ciel y a mises et que nous vivions dans les plus épaisses ténèbres de l’ignorance. Si c’est pour obtenir plus aisément notre admiration, ils n’arrivent pas à leur fin, puisque nous n’admirons point ce que nous ne connaissons pas. Que si c’est aussi pour nous rendre plus assujetties, ce sentiment n’est pas généreux ; et s’il est vrai qu’ils aient quelque empire sur nous, c’est rendre leur domination peu glorieuse que de régner sur des stupides et sur des ignorantes. Vous me direz peut-être que tous les hommes ne nous sont pas si rigoureux et que quelques-uns consentent que les femmes emploient leur esprit à la connaissance des belles lettres, pourvu qu’elles ne se mêlent pas de vouloir elles-mêmes composer des ouvrages. Mais que ceux qui sont de cette opinion se souviennent que si Mercure et Apollon sont de leur sexe, Minerve et les muses sont du nôtre. J’avoue néanmoins qu’ayant autant reçu du ciel que nous avons, nous ne devons pas nous engager légèrement à une semblable chose. La honte, par exemple, n’est pas à faire des vers, mais à en faire mal ; et si les miens n’avaient eu le bonheur de plaire, je n’en aurais jamais montré deux fois. Cette honte ne nous est pas toutefois particulière, et quiconque fait mal une chose qu’il entreprend volontairement, mérite sans doute d’en être blâmé, de quelque sexe qu’il puisse être. Un mauvais orateur, un mauvais philosophe et un mauvais poète n’acquièrent guère plus de gloire qu’une femme qui s’acquitterait de mauvaise grâce de toutes ces choses ; et de quelque sexe que l’on soit, on mérité répréhension quand on fait mal, et beaucoup d’estime quand on fait bien. Mais pour donner quelque chose à l’usage et à la dépravation du siècle, laissez, Érinne, toutes ces sciences épineuses à ceux qui n’aiment à chercher la gloire que par des sentiers difficiles. Je ne veux pas vous conduire en des lieux où vous ne voyez rien d’agréable ; je ne veux pas que vous passiez toute votre vie dans les importunes recherches de ces secrets qu’on ne trouve point ; je ne veux pas que vous employiez tout votre esprit inutilement à connaître en quel lieu les vents font leur retraite après avoir fait faire des naufrages ; et je ne veux pas enfin que vous consumiez le reste de vos jours à philosopher indifféremment sur toutes choses. J’aime votre repos, votre gloire et votre beauté tout ensemble ; je ne veux point pour vous de ces sortes d’études qui rendent le teint jaune, les yeux enfoncés, le visage have, qui mettent des rides sur le front, et qui rendent l’humeur sombre et inquiète. Je ne veux point que vous fuyiez la société ni la lumière, mais je veux seulement que vous me suiviez aux bords du Permesse. C’est là, Érinne, que je vous veux conduire ; c’est là que vous me surpasserez aussitôt que vous y serez arrivée ; c’est là que vous acquerrez une beauté que le temps, les années, les saisons, la vieillesse et la mort même ne pourront vous dérober ; et c’est là enfin que vous connaîtrez parfaitement que notre sexe est capable de tout ce qu’il veut entreprendre. Vous me direz peut-être qu’en voulant vous porter à la poésie, je ne vous tiens pas ma parole, puisque dans les descriptions que l’ont fait de ceux qui font des vers, il semble que la beauté ne peut compatir avec les grimaces que l’on leur fait faire. Mais sachez, Érinne, que cela n’est qu’une invention des hommes qui ont voulu faire entendre que comme nous voyons ceux qui rendent les oracles être troublés par la présence du dieu qui les fait parler, de même aussi la poésie, étant toute divine, trouble ceux qui la pratiquent. Mais quand cela serait ainsi, vos yeux n’en seraient pas moins clairs ; car comme lorsque l’oracle est rendu, le prêtre retrouve sa première tranquillité, vous n’aurez pas aussitôt quitté la plume, que vous retrouverez vos premières grâces. Et puis, je ne pense pas que vous remplissiez jamais votre esprit de si funestes images, qu’il en puisse rejaillir quelque chose de funeste dans vos yeux. Vous serez maîtresse absolue des sujets que vous voudrez traiter ; et de tant de beautés qui sont en la nature, vous pourrez choisir celle qui touchera le plus votre inclination. La description d’un bois ou d’une fontaine, les plaintes d’un amant et d’une maîtresse ou l’éloge de quelque vertu vous donneront d’assez amples sujets de faire paraître les talents que le ciel a mis en votre personne. Vous êtes née avec de si glorieux avantages que vous seriez ingrate envers ceux qui vous les ont donnés, si vous n’en saviez pas bien user. Vous me demanderez peut-être s’il n’est pas assez glorieux à une belle femme que tous les beaux esprits de son temps fassent des vers à sa louange, sans qu’elle se mêle de faire elle-même son portrait ? Vous me demanderez, dis-je, si sa gloire n’est pas mieux établie de cette façon que de l’autre ? Mais j’ai à vous répondre que quelques éloges que l’on vous puisse donner, il vous serait plus glorieux d’avoir fait des vers pour tous les illustres de votre siècle, si vous les faisiez bien, qu’il ne vous le serait qu’ils en eussent tous fait pour vous. Croyez-moi, Érinne, il vaut mieux donner l’immortalité aux autres, que de la recevoir d’autrui ; et trouver sa propre gloire chez soi, que de l’attendre d’ailleurs. Les portraits que l’on ferait de vous de cette sorte, ne passeraient peut-être un jour chez la postérité que pour des tableaux faits à plaisir. On admirerait plus l’imagination des poètes que votre beauté, et les copies enfin passeraient pour originaux. Mais si de votre propre main, vous laissez quelques marques de ce que vous êtes, vous vivrez toujours avec honneur en la mémoire de tous les hommes ; ceux de votre siècle, qui vous auront louée, passeront lors pour véritables, et ceux qui ne l’auront pas fait, pour stupides ou pour envieux. Je ne prétends pas toutefois que vous fassiez votre portrait, que vous parliez de votre beauté, de votre vertu et de toutes les rares qualités qui sont en vous ; non, je ne veux pas imposer une si dure chose à votre modestie. La poésie a bien d’autres privilèges ; vous n’avez que faire de parler de vous pour vous faire connaître à la postérité, vous n’avez qu’à parler de bonne grâce, et l’on vous connaîtra assez. Oui, Érinne, quand vous n’emploieriez votre plume qu’à blâmer les vices de votre siècle, on ne laisserait pas de vous louer. Considérez donc encore une fois, je vous en conjure, combien faible et peu durable est la réputation qui se fonde sur la beauté. De tout ce nombre infini de belles femmes qui ont sans doute vécu dans les siècles qui ont précédé le nôtre, à peine avons-nous ouï parler de deux ou trois seulement ; et dans ces mêmes siècles, nous voyons la gloire de plusieurs hommes, solidement établie par les écrits qu’ils nous ont laissés. Faites, Érinne, que le temps, la vieillesse et la mort ne vous dérobent que des roses et qu’ils n’emportent pas toute votre beauté. Triomphez de ces ennemis de toutes les belles choses ; mettez-vous en état de soutenir par votre exemple la gloire de votre sexe ; faites avouer à nos communs ennemis, qu’il nous est aussi facile de les vaincre par la force de notre esprit que par la beauté de nos yeux ; faites paraître votre jugement par le mépris des sottises que le vulgaire dira de votre résolution ; faites voir à toute la terre de si beaux tableaux de votre imagination, de si nobles efforts de votre esprit, de si beaux effets de votre mémoire et de si belles marques de votre jugement, que vous seule ayez l’avantage d’avoir rétabli la gloire de toutes les femmes. Ne méprisez donc pas ce que je vous dis, car si par une fausse honte vous ne vous résolvez point à me suivre et que vous fassiez consister toute votre gloire en votre beauté, vous pleurerez de votre vivant la perte de cette beauté. L’on parlera de vous comme si vous aviez été d’un autre siècle ; et vous trouverez lors que j’aurai eu raison de vous dire aujourd’hui ce que je pense avoir dit autrefois, dans quelques-uns de mes vers :
Les lys, les œillets, les roses
Et toutes ces belles choses
dont votre visage est peint ;
L’éclat des yeux et du teint,
Tout perdra forme et matière ;
Et vous mourrez toute entière,
Si pour vaincre la parque et la fatalité,
Vous n’allez par l’étude à l’immortalité.
L’on ne peut pas dire que cette harangue n’eut point d’effet, si l’on prend les choses au pied de la lettre ; car il paraît bien que celle à qui elle s’adressait, se laissa porter où l’on voulut, puisqu’une épigramme grecque nous a dit qu’autant que Sapho surpassait Érinne en poésie lyrique, autant Érinne surpassait Sapho en vers hexamètres. Que si l’on s’éloigne du sens littéral pour s’approcher de mes intentions, je serai bien glorieux si je puis persuader à nos dames ce que cette belle Lesbienne persuadait à son amie ; et plus encore si je puis persuader à toute la terre, que ce beau sexe est digne de notre adoration, afin qu’on lui consacre un jour des temples et des autels, comme je lui consacre maintenant l’arc de triomphe que j’ai élevé à sa gloire.
fin