Gustave

FLAUBERT



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Smar

Vieux Mystère

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La mère en permettra la lecture à sa fille. (L’auteur.)

Indigesta moles. (Ovide)



Cette œuvre, inédite jusqu’à ce jour, n’a pas obtenu le prix Montyon ; le curieux, le malheureux, qui ouvrira ceci pourra s’en étonner, car sa bêtise semblerait devoir le lui décerner de droit.





[1839]

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L’archange Michel avait vaincu Satan lors de la venue du Christ.

Le Christ était venu sur la terre, comme une oasis dans le désert, comme une lueur dans l’ombre.

Et l’oasis s’était tarie, et la lueur n’était plus, et tout n’était que ténèbre.

L’humanité, qui, un moment, avait levé la tête vers le ciel, l’avait reportée sur la terre ; elle avait recommencé sa vieille vie, et les empires allaient toujours, avec leurs ruines qui tombent, troublant le silence du temps, dans le calme du néant et de l’éternité.

Les races s’étaient prises d’une lèpre à l’âme.

Tout s’était fait vil.

On riait, mais ce rire avait de l’angoisse, les hommes étaient faibles et méchants, le monde était fou, il bavait, il écumait, il courait comme un enfant dans les champs, il suait de fatigue, il allait se mourir.

Mais avant de rentrer dans le vide, il voulait vivre bien sa dernière minute ; il fallait finir l’orgie et tomber ensuite ivre, ignoble, désespéré, l’estomac plein, le cœur vide.

Satan n’avait plus qu’à donner un dernier coup, et cette roue du mal qui broyait les hommes depuis la création allait s’arrêter enfin, usée comme sa pâture.

Et voilà qu’une fois on entendit dans les airs comme un cri de triomphe, la bouche rouge de l’enfer semblait s’ouvrir et chanter ses victoires.

Le ciel en tressaillit : la terre demandait-elle un nouveau messie ? tournait-elle dans ses agonies ses dernières espérances vers le Christ ? Non, la voix répéta plusieurs fois : « Michel à moi ! Réponds ici ! » Cette voix était triomphante, pleine de colère et de joie.

La voix : Ton pied me terrassa jadis, et je sentis ton talon me broyer la poitrine, car alors le Christ avait affermi cette terre où tu me foulais, elle était jeune et pure ; maintenant elle est vieille, usée, ton pied y entrerait dans les cendres.

Mon orgueil me dévora le cœur, mais le sang de ce cœur ulcéré, je l’ai versé sur la terre, et cette rosée de malédiction a porté ses fruits.

Maintenant, pas une vertu que je n’aie sapée par le doute, pas une croyance que je n’aie terrassée par le rire, pas une idée usée qui ne soit un axiome, pas un fruit qui ne soit amer. La belle œuvre !

Oh ! Cette terre, terre d’amour et de bonheur, faite pour la félicité de l’homme, comme je l’ai maniée et pétrie, comme je l’ai battue, fatiguée, comme j’ai remué dans sa bouche le mors des douleurs !

Tout le sang que j’ai fait répandre (si la terre ne l’avait pas bu) ferait un Océan plus large que toutes les mers du créateur. Toutes les malédictions sorties du cœur feraient un beau concert à la louange de Dieu.

Et puis je leur ai donné des chimères qu’ils n’avaient pas ; j’ai jeté en l’air des mots, ils ont pris cela pour des idées, ils ont couru, ils se sont évertués à les comprendre, ils ont creusé leurs petits cerveaux, ils ont voulu voir le fond de l’abîme sans fin, ils se sont approchés du bord et je les ai poussés dedans.

Merci, vous tous qui m’avez secondé ! Honneur à l’amitié qui s’appelle grandeur et qui m’a livré les poètes, les femmes, les rois ! Honneur à la colère ivre qui casse et qui tue ! Honneur à la jalousie, à la ruse, à la luxure qui s’appelle amour, à la chair qui s’appelle âme ! Honneur à cette belle chose qui tient un homme par ses organes et le fait pâmer d’aise, grandeur humaine !

Vive l’enfer ! À moi le monde jusqu’à sa dernière heure ! Je l’ai élevé, j’ai été sa nourrice et sa mère, je l’ai bercé dans ses jeunes ans ; j’ai été sa compagne et son épouse. Comme il m’a aimé ! Comme il m’a pris !

Et moi, de quel ardent amour je lui ai imposé mes baisers de feu !

Je veillerai jusqu’à sa dernière heure sur ses jours chéris, je lui fermerai les yeux, je me pencherai sur sa bouche pour recueillir son dernier râle et pour voir si sa dernière pensée te bénira, Créateur.

Et maintenant, Archange, je t’ai vaincu à mon tour, chaque jour je t’insulte, chaque jour je prends l’empire du Christ, chaque jour des âmes entières se donnent à moi.

Et je sais un homme saint entre les saints, qui vit comme une relique ; cet homme-là, tu verras comme je vais le plonger dans le mal en peu d’heures, et puis tu me diras si la vertu est encore sur la terre, et si mon enfer n’a pas fondu depuis longtemps ce vieux glaçon qui la refroidissait.

Tu verras que de telles œuvres me rendraient bien digne de créer un monde et si elles ne me font pas l’égal de celui qui les enfante !

Le soir, en Orient, dans l’Asie Mineure. Un vallon avec une cabane d’ermite ; non loin, une petite chapelle.

Un ermite : Allez, mes chers enfants, rentrez chez vous avec la paix du Seigneur ; l’homme de Dieu vient de vous bénir et de vous purifier, puisse sa bénédiction être éternelle et sa purification ne jamais s’effacer ! Allez, ne m’oubliez pas dans vos prières, je penserai à vous dans les miennes. (Après avoir congédié ses fidèles :) Je les aime tous, ces hommes, et mon cœur s’épanouit quand je leur parle de Dieu ; ces femmes me semblent des sœurs et des anges, et ces petits enfants, comme je les embrasse avec plaisir !

Oh ! Merci, mon Dieu, de m’avoir fait une âme douce comme la vôtre et capable d’aimer ! Heureux ceux qui aiment !

Quand j’ai jeûné longtemps, quand j’ai orné de fleurs cueillies sur les vallées ton autel, quand j’ai longtemps prié à genoux, longtemps regardé le ciel en pensant au paradis, que j’ai consolé ceux qui viennent à moi, il me semble que mon cœur est large, que cet amour est une force et qu’il créerait quelque chose.

Je suis content dans cette retraite, j’aime à voir la rivière serpenter au bas de la vallée, à voir l’oiseau étendre ses ailes et le soleil se coucher lentement avec ses teintes roses.

Cette nuit sera belle, les étoiles sont de diamant, la lune resplendit sur l’azur ; j’admire cela avec amour, et quand je pense aux biens de l’autre vie, mon âme se fond en extases et en rêveries.

Merci, merci mon Dieu ! Je suis heureux, vous m’avez donné l’amour, que faut-il de plus ? Quand vous m’appellerez à vous, je mourrai en vous bénissant et je passerai de ce monde dans un autre meilleur encore. Bonheur, joie, amour, extases, tout est en vous ! (Il s’agenouille et prie.)

Satan, en costume de docteur : Pardon, maître, de vous interrompre dans vos pieuses pensées.

Smar : L’homme de Dieu se doit à tous.

Satan : Maître, je suis un docteur grec, qui ai traversé les déserts pour venir recueillir les paroles de votre bouche et converser avec vous sur nos hautes destinées. Un homme comme vous en sait long ; nous sommes savants, nous autres, n’est-ce pas ?

Smar : Quelle est cette science ?

Satan : Plus grande que vous ne croyez. Cependant, frère, à force d’avoir réfléchi et creusé en nous-mêmes, nous sommes arrivés à résoudre d’étranges problèmes ; pour moi, rien n’est obscur. (À part.) Tout est noir.

Une femme mariée entre pour parler à Smar.

Yuk : Que voulez-vous, douce mie ?

La femme : Consulter notre père en religion.

Yuk : Il est maintenant occupé à réfléchir, à causer, à disserter, à savantiser avec ce saint homme que vous voyez là, en habit de docteur, et on ne peut l’approcher.

La femme : Un docteur ! Est-ce un nonce du pape ? Ou quelque théologien de Grèce ?

Yuk : C’est l’un et l’autre ; il est fort lié avec la papauté et les moines, auxquels il a conseillé d’excellents tours pour se divertir. Pour la théologie, il la connaît. Vous connaissez votre ménage, et, comme vous, il y jette de l’eau trouble et y fait pousser des cornes.

La femme : Que voulez-vous dire là ?

Yuk : Que vous êtes bien gentille, ravissante, avec une gorgette à faire pâmer toute une classe d’écoliers.

La femme : Fi ! Les propos déshonnêtes ! Laissez-moi, je veux parler à l’ermite.

Yuk : Ne craignez rien, vous dis-je, je suis un vieux sans vigueur dans les reins. Autrefois j’étais bon et j’aurais peuplé tout un désert, maintenant je me suis consacré au service de la religion et je suis en tout lieu mon saint maître, qui me laisse faire le gros de la besogne, comme d’allumer les cierges, d’apprêter le dîner, de confesser, de préparer les hosties, de nettoyer, de gratter, d’écurer ; je suis, en un mot, son serviteur indigne, vous voyez qu’il ne faut pas avoir peur de moi, je suis bien diable et gai en mes discours, mais sage comme une pierre en mes actions. Et vous, qui êtes-vous, la mère ? Vous m’avez l’air d’une bonne femme. Vous êtes mariée, j’en suis sûr, je vois ça à certaines choses, mariée à un brave homme. Oh ! Un bon, excellent homme, mais un peu benêt, entre nous soit dit ; je le connais, et la nuit de vos noces vous fûtes même obligée de lui apprendre certaines choses que les femmes ordinairement savent trop bien, mais qu’elles font semblant d’ignorer ; j’en ai connu qui se pâmaient ainsi de pudeur, et qui, tout en disant : « Que faites-vous là ? », connaissaient le métier depuis l’âge de neuf ans. Mais vous, tout en étant mariée, vous êtes demeurée sage comme la Vierge ; vous avez des enfants… charmants, qui ressemblent à leur mère.

La femme : Vous êtes donc du pays pour savoir cela ? Oui, je les aime bien, ces pauvres enfants !

Yuk : Et vous êtes heureuse ainsi ?

La femme : Bien heureuse, mon seigneur, que me faut-il de plus ?

Smar, répond au docteur : À vous dire vrai, je n’ai jamais cherché le bonheur dans la science, je n’ai point travaillé, lu, compulsé.

Satan : Ni moi non plus, il y a là dedans plus de vanité que d’autre chose ; mais ce n’est point la science des livres dont je parle, maître, c’est celle du cœur et de la nature.

Smar : Sans doute ! Alors j’ai mûrement réfléchi, et bien des ans de ma vie.

Satan : J’avais donc raison de dire que vous étiez savant. Ce mot-là doit-il s’appliquer à un homme qui possède beaucoup de livres, comme à une bibliothèque, plutôt qu’à un autre qui est saint, qui possède Dieu, car la vraie science, c’est Dieu.

Smar : Oui, Dieu est l’unique objet de mon étude.

Satan : Vous êtes donc plus que savant, vous êtes un saint. Heureuse vie ! Être ainsi au milieu de cette belle nature, prier Dieu tout le jour, être entouré du respect de la contrée, car à toute heure on vient vous consulter sur toute matière, sur la religion et sur la vie, sur la mort et l’éternité ; hommes, femmes, enfants, tout le monde accourt à vous ; vous êtes comme le bon ange du pays, pas une larme que vous n’essuyiez, pas une peine, pas un chagrin qui ne soit soulagé ; vous raccommodez les familles, vous mettez la paix dans les ménages, saint homme !

Smar, humilié : Oh ! Vous me flattez, frère !

Satan : Non, non, je me complais dans ce ravissant tableau. Vous dites aux femmes libertines : « Allez, rentrez dans vos ménages, aimez Dieu et vos enfants » ; aux enfants, de pratiquer la religion ; aux valets : « Aimez, servez vos maîtres » ; aux voleurs : « Soyez honnêtes gens » ; quand un pauvre vient vous demander l’aumône, vous dites pour lui des prières.

Smar, étonné : Qu’ai-je donc ?

Satan : Et jamais, car vous êtes trop saint pour cela, en confessant dans votre cellule des jeunes femmes, quand vous êtes là seuls, enfermés tous les deux, et qu’on ne pourrait pas vous voir, jamais il ne vous est venu à l’idée de soulever un peu le voile qui cache des contours indécis et de retrousser doucement avec la main ce jupon qui cache un bas de jambe sur lequel la pensée monte toujours ?… Et quand vous dites à ces femmes d’aimer leurs maris, ne pensez-vous point qu’elles en aiment d’autres et que leurs maris vont forniquer avec les filles du démon ? Quand vous dites à ces hommes d’aimer leurs enfants, il ne vous vient pas à la pensée que ces enfants ne sont pas à eux, et que, lorsqu’ils voudront se coucher dans leur lit, la place sera prise et le trou bouché ?

Smar : Non, jamais ! Mais qui même vous a appris de telles choses ? Il me semble que ce n’est point ainsi que je pensais ; vous m’ouvrez un monde nouveau.

Satan : Vous ne pensez pas encore (car à quoi pensez-vous ?) que le voleur à qui vous conseillez l’honnêteté, perdrait son état en devenant honnête homme ; que les femmes perdues se sécheraient sur pied avec la vertu ; qu’un valet qui ne haïrait point son maître ne serait plus un valet, et que le maître qui ne battrait plus un valet ne serait plus son maître.

Il est des choses plus surprenantes encore, car chaque jour vous dites sans scrupule : « faites le bien, évitez le mal, aimez Dieu, nous avons une âme immortelle » sans savoir ce que c’est que le bien et le mal, sans jamais avoir vu Dieu, sans savoir s’il existe, et vous en rapportant à la foi d’un vieux prêtre radoteur qui, comme vous, n’en savait rien ; pour l’âme, vous en êtes sûr, convaincu, persuadé, vous donneriez votre sang pour elle, et qui vous l’a démontrée ? Est-ce que vous sentez votre âme, comme votre estomac qui crie : j’ai faim, comme vos yeux qui, fatigués, demandent à être fermés, comme votre ventre qui vous chante : accouve-toi ou bien je vais faire quelque saleté ? Dis, ton âme a-t-elle faim, dort-elle, marche-t-elle, la sens-tu en toi ?

Smar : Questions embarrassantes ! Je n’y avais jamais songé.

Satan : Embarrassé pour si peu de chose ! Cela est clair comme le jour, car tu dépeins à tout le monde la nature de cette âme, ses besoins, ses douleurs, ses destinées, ses châtiments ; et tu te sens embarrassé pour si peu de choses ! Comment ? Mon ami, je te croyais plus d’intelligence pour un homme du Seigneur. Heureux homme ! Tu es donc sans conscience, puisque tu enseignes et démontres des choses que tu ne sais pas.

Yuk, à la femme : Heureuse avec un pareil homme ?

La femme : Mon dieu, oui, il le faut bien.

Yuk : Oui, il faut bien se résigner, n’est-ce pas ? Mais pour cela le cœur est lourd, tout en faisant le ménage on est triste, et de grosses larmes vous remplissent les yeux : « si le sort avait voulu pourtant, je serais autre, mon mari serait beau, grand, joli cavalier, aux sourcils noirs et aux dents blanches, à la bouche fraîche ; pourquoi donc n’ai-je pas eu ce bonheur ? », et l’on rêve longtemps, on s’ennuie, le mari revient, il sent le vin, l’ivrogne ! Quel homme !

Vous vous demandez si cela sera toujours ainsi, on se sent seule, isolée dans le monde, sans amour ; il fait bon en avoir pour vivre ! Jadis vous avez vu un beau jeune homme qui vous baisait la main, et souvent les soldats passent sous vos fenêtres ; aux bains vous avez aperçu (et vous avez rougi aussitôt) des hommes nus, la drôle de chose ! Et vous rêvez de tout cela, ma petite. Le soir, en vous couchant, vous vous trouvez bien malheureuse et vous vous endormez en pensant aux hommes des bains publics, à votre jeune amant, aux soldats, que sais-je ? Vous avez un bataillon de cuisses charnues dans la tête : « Si j’en avais seulement deux sur les miennes », dites-vous, et vous faites les plus beaux rêves du monde.

La femme : Oh ! Le méchant homme !

Yuk : Longtemps vous vous êtes bornée aux rêveries, aux rêves, aux démangeaisons, mais l’aiguillon de la chair vous tient depuis longtemps, et chaque jour vous dites : « Quand cela arrivera-t-il ? Est-ce bientôt ? »

La femme : Hélas ! Il faut bien vous le dire ; mais je résiste, je combats, et je venais consulter même…

Yuk : Que vous êtes simple ! Avez-vous besoin d’un ermite pour vous enseigner ce que vous avez à faire ? Si la vertu existe, chaque créature doit pouvoir d’elle-même la discerner et la mettre en pratique.

La femme, à part : Je n’y avais point songé. (Haut.) Oui, vous avez raison, je résisterai bien seule, d’ailleurs, je chasserai bien seule ces idées qui m’obsèdent.

Yuk : Vous obsèdent, dites-vous ? Au contraire, elles vous sont agréables. Qu’il est doux de penser à cela tout le jour, de se figurer ainsi quelque chose de beau qui vous accompagne et vous entoure de ses deux bras !

La femme : Chaque jour je me reproche ces pensées comme un crime, j’embrasse mes enfants pour me ramener à quelque chose de plus saint, mais hélas ! Je vois toujours passer devant moi cette image tendre, confuse, voilée.

Yuk : Et lorsque le soir vient, n’est-ce pas ? Et que les rayons du soleil meurent sur les dalles, que les fleurs d’oranger laissent passer leurs parfums, que les roses se referment, que tout s’endort, que la lune se lève dans ses nuages blancs, alors cette forme revient, elle entre, et cette bouche dit : « Aime-moi ! Aime-moi ! Viens ! Si tu savais toutes les délices d’une nuit d’amour ! Si tu savais comme l’âme s’y élargit, comme au grand jour heureux, nos deux corps nus sur un tapis, nous embrassant, si tu savais comme je prendrai tes hanches, comme j’embrasserai tes seins, comme je reposerai ma tête sur ton cœur et comme nous serons heureux, comme nous nous étendrons dans nos voluptés ! » n’est-ce pas ? C’est à cela qu’on pense, c’est cela qu’on souhaite, c’est pour cela qu’on brûle de désir ?

La femme : Assez ! Vous me rappelez tout ce que je sens en traits de feu, ces pensées-là me font rougir, j’en ai honte.

Yuk : Pourquoi ? Ne sont-elles pas belles et douces et riantes comme les roses ? C’est une soif qu’on a, n’est-ce pas ? On a quelque chose au fond du cœur de vif et d’impétueux comme une force qui vous pousse ?

La femme : Je ne sais comment résister à cette force.

Yuk : Souvent, n’est-ce pas ? Vous aimez à vous regarder nue, vous vous trouvez jolie ? « Quelle jolie cuisse ! quel beau corps ! quelle gorge ronde ! et quel dommage ! » dites-vous.

La femme : Oh ! Oui, souvent j’ai vu des yeux d’hommes s’arrêter longtemps sur les miens ; il y en a qui semblaient lancer des jets de flamme, d’autres laissaient découler une douceur amoureuse qui m’entrait jusqu’au cœur.

Satan, à Smar : C’est la science, mon maître, qui nous enseignera tout cela.

Smar : Quelle science ?

Satan : La science que je sais.

Smar : Laquelle ?

Satan : La science du monde.

Smar : Et vous me montreriez tout cela ? Qu’êtes-vous ? Un ange ou un démon ?

Satan : L’un et l’autre !

Smar : Et comment acquiert-on cette science ?

Satan : Tu le sauras !

Il disparaît.

Yuk : Eh bien, le premier de ces hommes que vous verrez, que ce soit un jeune homme de seize ans environ, blond et rose, et qui rougira sous vos regards, prenez-le, cet enfant, amenez-le dans votre chambre, et là, dans la nuit, vous verrez comme il vous aimera et comme vous jouirez et vous vous repaîtrez de cet amour ; oui ce sera cette voix de vos songes et ce corps d’ange qui passait dans vos nuits.

La femme, égarée : Qu’il vienne donc ! qu’il vienne ! j’aurai pour lui des baisers de feu et des voluptés sans nombre. J’étais bien folle, en effet, de vieillir sans amour. À moi, maintenant, les délices des nuits les plus ardentes ! que je m’abreuve de toutes mes passions, que je me rassasie de tous mes désirs !

De longues nuits et de longs jours passés dans les baisers ! Ah ! toute ma vie passée à un soupir, tout ce que je rêvais à moi ! oh ! comme je vais être heureuse ! Je tremble cependant, et je sens que c’est là mon bonheur.

Yuk : Quel plaisir, n’est-ce pas ? de se créer ainsi, par la pensée, toutes ces jouissances désirées, et de se dire : « Si je l’avais là, si je le tenais dans mes bras, si je voyais ses yeux sur les miens et sa bouche sur mes lèvres ! »

La femme : Assez ! Assez ! J’ai quelque chose qui me brûle le cœur depuis que vous me parlez, j’ai du feu sous la poitrine, j’étouffe, je désire ardemment tout cela, je m’en vais, oh ! Oui, je m’en vais. (Elle s’arrête et dit avec profondeur :) Oh ! les belles choses !

Elle sort.

Yuk, riant : Voilà une commère qui, avant demain matin, se sera donnée à tous les gamins de la ville et à tous les valets de ferme.

La nuit ; la lune et les étoiles brillent ; silence des champs.

Smar, seul. Il sort de sa cellule et marche : Quelle est donc cette science qu’on m’a promise ? où la trouve-t-on ? de qui la recevrai-je ? par quels chemins vient-elle et où mène-t-elle ? et au terme de la route, où est-on ? Tout cela, hélas ! Est un chaos pour moi et je n’y vois rien que des ténèbres.

Où vais-je ? je ne sais, mais j’ai un désir d’apprendre, d’aller, de voir. Tout ce que je sais me semble petit et mesquin ; des besoins inaccoutumés s’élèvent dans mon cœur. Si j’allais apprendre l’infini, si j’allais vous connaître, ô monde sur lequel je marche ! Si j’allais vous voir, ô Dieu que j’adore !

Qu’est-ce donc ? Ma pensée se perd dans cet abîme.

Est-ce que je n’étais pas heureux à vivre ainsi saintement, à prier Dieu, à secourir les hommes ? Pourquoi me faut-il quelque chose de plus ? L’homme est donc fait pour apprendre, puisqu’il en a le désir ?

Je n’ai que faire de ce que tous les hommes savent, je méprise leurs livres, témoignage de leurs erreurs. C’est une science divine qu’il me faut, quelque chose qui m’élève au-dessus des hommes et me rapproche de Dieu.

Oh ! Mon cœur se gonfle, mon âme s’ouvre, ma tête se perd ; je sens que je vais changer ; je vais peut-être mourir, c’est peut-être là le commencement d’éternité bienheureuse promise aux saints.

Un siècle s’est écoulé depuis que je pense, et déjà, depuis que cet inconnu m’a parlé, je me sens plus grand ; mon âme s’élargit peu à peu, comme l’horizon quand on marche, je sens que la création entière peut y entrer.

Autrefois je dormais de longues nuits pleines de sommeil et de repos, je me livrais aux songes vagues et dorés ; souvent je m’endormais en rêvant aux extases célestes, les saints venaient m’encourager à continuer ma vie et me montraient de loin l’avenir bienheureux et le chemin par lequel on y monte ; mais à peine ai-je fermé l’œil que des ardeurs m’ont tourmenté, je me suis levé et je suis venu.

Autrefois l’air des nuits me faisait du bien, je me plaisais à cette molle langueur des sens qu’il procure, je me plongeais dans l’harmonie dont elle se compose, j’écoutais avec ravissement le bruit des feuilles des arbres que le vent agitait, l’eau qui coulait dans les vallées, j’aimais la mousse des bois que les rayons de la lune argentaient ; ma tête se levait avec amour vers ce ciel si bleu, avec ses étoiles aux mille clartés, et je me disais que l’éternité devait être aussi quelque chose de suave, de doux, de silencieux et d’immense, et tout cela sans vallée, sans arbre, sans feuilles, quelque chose de plus beau même que cet infini où je perdais mon regard ; aussi loin que la pensée de l’homme pouvait aller j’y perdais la mienne, et je sentais bien que cette harmonie du ciel et de la terre était faite pour l’âme.

Mais, pourtant, cette nuit est aussi belle que toutes les autres, ces fleurs sont aussi fraîches, l’azur du ciel est aussi bleu, les étoiles sont bien d’argent ; c’est bien cette lune dont mon regard rencontrait les rayons se jouant sur les fleurs. Pourquoi mon âme ne s’ouvre-t-elle plus au parfum de toutes ces choses ? Je suis pris de pitié pour tout cela, j’ai pour elles une envie jalouse. Me voilà monté à ce je ne sais quel point pour me lancer dans l’infini. Oh ! Qui viendra me retirer de cette angoisse et me dire ce que je ferai dans une heure, où je serai, ce que j’aurai appris ! Où est donc l’être inconnu qui m’a bouleversé l’âme ?

Satan paraît.

Satan, Smar.

Satan : Me voilà ! J’avais promis de revenir, et je reviens.

Smar : Pourquoi faire ?

Satan : Pour vous, mon maître !

Smar : Pour moi ! Et que voulez-vous faire de moi ?

Satan : Ne vouliez-vous pas connaître la science ?

Smar : Quelle science ?

Satan : Mais il n’y en a qu’une, c’est la science, la vraie science.

Smar : Comment l’appelle-t-on donc ?

Satan : C’est la science.

Smar : Je ne la connais pas ; où la trouve-t-on ?

Satan : Dans l’infini.

Smar : L’infini, c’est donc elle ?

Satan : Et celui qui le connaît sait tout.

Smar : Mais il n’y a que Dieu.

Satan : Dieu ? Qu’est-ce ?

Smar : Dieu, c’est Dieu.

Satan : Non, Dieu, c’est cet infini, c’est cette science.

Smar : Dieu, c’est donc tout ?

Satan : Arrête, tu déraisonnes, ton esprit encore borné ne peut monter plus haut ; tu es comme les autres hommes, le monde est plus haut que ton intelligence ; c’est ton front trop élevé pour ton bras d’enfant ; tu te tuerais en voulant l’atteindre, il te faut quelqu’un qui te monte à la hauteur de toutes ces choses, ce sera moi.

Smar : Et que m’enseigneras-tu donc ?

Satan : Tout ! Smar. Viens donc !



dans les airs

Satan et Smar planent dans l’infini.

Smar : Depuis longtemps nous montons, ma tête tourne, il me semble que je vais tomber.

Satan : Tu as donc peur ?

Smar : Aucun homme n’arriva jamais si haut ; mon corps n’en peut plus, le vertige me prend, soutiens-moi.

Satan : Rapproche-toi plus près de moi, viens, cramponne-toi à mes pieds, si tu as peur.

Smar : Étrange spectacle ! Voilà le globe qui est là, devant moi, et je l’embrasse d’un coup d’œil ; la terre me semble entourée d’une auréole bleue et les étoiles fixées sur un fond noir.

Satan : Avais-tu donc rêvé quelquefois quelque chose d’aussi vaste ?

Smar : Oh ! Non, je ne croyais pas l’infini si grand !

Satan : Et tu prétendais cependant l’embrasser dans ta pensée, car chaque jour tu disais : Dieu ! éternité ! Et tu te perdais dans la grandeur de l’un, dans l’immensité de l’autre.

Smar : Cela est vrai. Une telle vue surpasse les bornes de l’âme, il faudrait être un dieu pour se le figurer. Comme cela est grand ! Comme les océans noirs paraissent petits !

Ils montent toujours.

Eh quoi ? Nous montons toujours ? Mais où allons-nous ?

Satan : Pourquoi cette question d’enfant ? As-tu besoin de savoir où tu vas pour aller ? Est-ce que tu agis pour une cause quelconque ? Pourquoi le monde marche-t-il, lui ? Pourquoi vois-tu ce petit globe tourner toujours sur lui-même, si vite, avec ses habitants étourdis ?

Smar : Comme la création est vaste ! Je vois les planètes monter, et les étoiles courir, emportées, avec leurs feux. Quelle est donc la main qui les pousse ? La voûte s’élargit à mesure que je monte avec elle, les mondes roulent autour de moi, je suis donc le centre de cette création qui s’agite !

Oh ! Comme mon cœur est large ! Je me sens supérieur à ce misérable monde perdu à des distances incommensurables sous mes pieds ; les planètes jouent autour de moi, les comètes passent en lançant leur chevelure de feux, et dans des siècles elles reviendront en courant toujours comme des cavales dans le champ de l’espace. Comme je me berce dans cette immensité ! Oui, cela est bien fait pour moi, l’infini m’entoure de toutes parts, je le dévore à mon aise.

Ils montent toujours.

Satan : Es-tu content de mes promesses ?

Smar : Elles surpassent les bornes de tout ; ma poitrine étouffe, l’air siffle autour de moi et m’étourdit, je suis perdu, je roule.

Satan : Tu te plains donc ?

Smar : Je ne sais si c’est de la douleur ou de la joie.

Satan : Regarde donc comme tout est beau ! Mais pourquoi cela est-il fait ?

Smar : N’est-ce pas pour moi ?

Satan : Pour toi seul, n’est-ce pas ?

Smar : L’éternité, l’infini, c’est donc tout cela ?

Satan : Monte encore.

Smar : Ô Dieu ! Et où m’arrêterai-je ?

Satan : Jamais ! Monte toujours !

Smar : Grâce !

Satan : Grâce ? Et pourquoi ? N’es-tu pas le roi de cette création ? Cette éternité qui t’entoure a été créée pour ton âme.

Smar : Mais cette création roule sur moi et m’écrase, cette éternité m’étourdit et me tue.

Satan : Qui t’a donc troublé ainsi ?

Smar : Ma tête est faible.

Satan : Vraiment ? Grandeur de l’homme ! Si je voulais pourtant, je la lâcherais, et tu tomberais, et ton corps serait dissous avant de s’être brisé au coin de quelque monde, pauvre carcasse humaine !

Smar : Quand donc, maître, nous arrêterons-nous ? Je vais mourir, cette immensité me fatigue.

Satan : Tu es donc déjà las de l’éternité, toi ? Si tu étais comme moi, tu verrais !

Smar : Oh ! L’éternité ! C’est donc cela, c’est donc le bonheur promis ?

Satan : Grand bonheur, n’est-ce pas ? De durer toujours ! Et c’est là ce que tu souhaites ! Tu veux l’éternité, toi, et tu es déjà las de tout cela ! Tu veux l’éternité, et la vie te fatigue ? Est-ce que cent fois déjà tu n’as pas souhaité d’être néant, de rester tranquille dans le vide, d’être même quelque chose de moins que la poussière d’un tombeau, car le souffle d’un enfant peut la remuer. Orgueil de la nature, trop fatiguée de vivre quelques minutes, et qui voudrait durer toujours !

C’est pour nous, vois-tu, que l’éternité est faite, pour nous autres, pour ces planètes qui brillent, pour ces étoiles d’or, pour cette lune d’argent, pour tout cela qui remue, qui gémit, qui roule, pour moi qui mange et qui dévore toujours.

Oh ! Si tu étais assez grand pour tout voir, tu verrais que tout n’est qu’une larme ! Si tu pouvais tout entendre, tu n’entendrais qu’un seul cri de douleur : c’est la voix de la création qui bénit son Dieu.

Smar : Qui donc a fait cela ? Est-ce lui qui mourait aux Oliviers ? Est-ce lui qui parlait aux armées d’Israël dans le désert, quand, le soir, les vents amenaient les bruits vagues de l’horizon avec les paroles du seigneur ? Quel est celui dont tout cela est sorti ? Et tous ces mondes sont-ils partis dans les vents, comme le sable de la mer quand on ouvre les mains ? Est-ce cette voix qui gronde dans la tempête, qui chante dans les feuilles ? Sont-ce des rayons de soleil qui dorent les nuages ? Et où est-il ? Dans quel coin de l’espace ?

Satan : Et si tu le voyais, que dirais-tu ? Qu’as-tu besoin de le connaître ? Quelle est cette démence qui te ronge ? Il faut donc que tu connaisses tout ! Et si tu arrivais à ne voir dans l’infini qu’un vaste néant ? Va, laisse celui qui a fait tous les grains de poussière brillants, il a maintenant pitié de son œuvre, il s’inquiète peu si le vermisseau mange et s’il meurt ; il est là-haut, bien haut sur nous tous, il s’étend sur l’immensité, il la couvre de sa robe comme un linceul de mort, et il regarde les mondes rouler dans le vide ; il est seul dans cette immobile éternité ; il était grand, il a créé, et sa création est le malheur.

Smar : Eh quoi ! Est-ce qu’il ne s’inquiète pas de sa création ? Est-ce qu’il ne travaille pas cette éternité ?

Satan : Oui, pour la troubler, comme un pied de géant qui se remue dans le sable.

Smar : Je croyais que sa volonté faisait marcher tout cela, et que les mondes allaient à sa parole, et que les astres s’abaissaient devant son regard.

Satan : Non ! Cela est, vois-tu, cela existe par des lois qui furent posées irrévocablement le jour maudit où tout fut créé, et le destin pèse et manie l’éternité, comme il manie et ploie l’existence des hommes ; lui-même ne saurait se soustraire à la fatalité de son œuvre.

Smar : Cependant, il fut un temps où tout cela n’était pas ! Qu’était-ce donc alors ?

Satan : Le vide !

Smar : Le vide était donc plus vide encore ! Cet infini, dans lequel nous roulons, était plus large encore ! Cela était plus grand et plus beau, n’est-ce pas ?

Satan : Bien plus beau, car nous dormions, nous tous, dans la mort d’où nous devions naître.

Smar : Et ses bornes étaient encore plus loin ?

Satan : Je t’ai déjà dit qu’il n’y avait point de bornes à cela.

Smar : Mais le chaos qui existait, qui l’avait fait ? Il avait fallu un dieu pour le faire.

Satan : Il s’était fait de lui-même.

Smar : Quand donc ? Oh ! L’abîme ! Oh ! L’abîme ! J’aurais bien voulu vivre alors ! Comme j’aurais alors nagé là dedans, comme mon âme se serait déployée dans cette immense nuit éternelle !

Satan : Hélas ! Depuis, la machine est faite, elle roule, elle broie, elle tourne toujours.

Smar : Ne se lassera-t-elle jamais ?

Satan : Je l’espère, car l’éternité…

Smar : Oh ! Oui, ce mot-là est effrayant, n’est-ce pas ? Et il ferait trembler, quand même il ne serait que du vide.

Satan : Oh ! Oui, tous ces mondes se lasseront de tourner et de briller, et ils tomberont en poussière, usés comme des ossements ; oui, ce soleil, un soir, s’éteindra dans la nuit du néant ; oh ! Oui, alors les larmes seront taries, tout sera vieux, tout croulera, et lui peut-être…

Smar : Lui, l’Être suprême, mourir comme son œuvre ?

Satan : Pourquoi non ?

Smar : Eh quoi ! L’éternité aurait une borne ?

Satan : Oh ! Quelle suprême joie de se dire que lui aussi périra et qu’un jour cette essence du mal, le souffle de vie et de mort, sera passé comme les autres ! De penser que cette voix qui fait trembler se taira ! Que cette lumière qui éblouit ne sera plus ! Oh ! Tu roulerais donc aussi comme nous, toi, comme de la poussière, et une parcelle de ma cendre rencontrerait la tienne à cette place où fument les débris de ton œuvre ! Tu serais notre égal dans le néant, toi qui nous en fais sortir ! Esprit puissant, né pour créer et pour tuer, pour faire naître, pour anéantir, tu serais anéanti aussi ! Quoi ! Ce nom qui agitait les océans, le monde, les astres, l’infini, néant aussi ! Ô béatitude de la mort, quand viendras-tu donc ? Ô délices de la poussière et du sépulcre, que je vous envie !

Smar : Lui aussi est soumis à quelque chose ? Je croyais qu’il était maître.

Satan : Non, il n’est pas maître, car je le maudis tout à mon aise ; non, il n’est pas maître, car il ne pourrait se détruire.

Smar : Et nous sommes donc libres.

Satan : Tu penses que la liberté est pour nous ? Qu’est-ce que cette liberté ?

Smar : Oui, nous sommes libres, n’est-ce pas ? Car sur la terre je me sentais enchaîné à mille chaînes, retenu par mille entraves, tout m’arrêtait ; et tandis que mon esprit volait jusqu’à ces régions, mon corps ne pouvait s’élever à un pouce de cette terre que je foulais. Mais maintenant je me sens plus grand, plus libre ; je me sens respirer plus à l’aise, mon esprit s’ouvre à tous les mystères, nous voilà sur les limites de la création, je vais les franchir peut-être. Quelle grandeur autour de nous ! Tout cela brille et nous éclaire. Est-ce que nous ne pouvons errer à loisir dans cet infini ? Est-ce que nous ne marchons pas à plaisir sur cette éternité qui contient tout le passé et l’avenir, les germes et les débris ?

Vois donc comme ces nuages se déploient mollement sous nos pieds, comme leurs replis sont moelleux et larges ! Vois comme ce firmament est bleu et profond, comme ces étoiles roulent et brillent, comme la lune est blanche et comme le soleil a des gerbes d’or sous nos pieds ! Et il me semble que cela est fait pour moi, car pourquoi donc seraient-ils alors ? La création doit avoir un autre but que sa vie même.

Satan : Tu es libre ? Tu es grand ? Vraiment non, la liberté n’est ni pour ces astres qui roulent dans le sentier tracé dans l’espace et qu’ils gravissent chaque jour, ni pour toi qui es né et qui mourras, ni pour moi qui suis né un jour et qui ne mourrai jamais, peut-être. Quelle grandeur d’errer ainsi dans ce vide, d’être de la poussière au vent, du néant dans du néant, un homme dans l’infini !

Smar : Mais notre course s’avance, combien de choses nous avons déjà passées ! Si je redescends sur le monde, il me sera trop étroit, je serai gêné dans son atmosphère d’insectes, moi qui vis dans l’infini. Mais où allons-nous ? Qui nous emporte toujours vers là-haut sans que rien n’apparaisse ?

Satan : Eh bien, tu irais toujours ainsi des siècles, des éternités, et toujours ce vide s’élargirait devant toi. Oui, le néant est plus grand que l’esprit de l’homme, que la création tout entière ; il l’entoure de toutes parts, il le dévore, il s’avance devant lui ; le néant a l’infini, l’homme n’a que la vie d’un jour.

Smar : Hélas ! Tout n’est donc qu’abîme sans fin !

Satan : Et des Dieux y perdraient leur existence à le sonder.

Smar : Jamais, c’est donc le seul mot qui soit vrai ?

Satan : Oui, le seul qui existe, jeté comme un défi éternel à la face de tout ce qui a vie ; oui, tu vois ces gouffres ouverts sous tes pieds, cette immensité pendue sous nous, celle qui nous entoure, celle qui s’élargit sur nos têtes, eh bien, entre dans ton cœur et tu y verras des abîmes plus profonds encore, des gouffres plus terribles.

Smar : Comment ? Dans mon propre cœur à moi ? Je n’y avais jamais songé. Je sais qu’il est des hommes que leur pensée a effrayés et qui ont eu peur d’eux-mêmes, comme j’ai peur de ces incommensurables précipices.

Satan : Oui, sonde ta pensée, chaque pensée te montrera des horizons qu’elle ne pourra atteindre, des hauteurs où elle ne pourra monter, et, plus que tout cela, des gouffres dont tu auras peur et que tu voudrais combler. Tu fuiras, mais en vain ; à chaque instant tu te sentiras le pied glisser et tu rouleras dans ton âme, brisé !

Smar : Hélas ! L’âme de l’homme et la nature de Dieu sont donc également obscures ?

Satan : Incomplètes et mauvaises l’une et l’autre.

Smar : Je les croyais toutes deux grandes et vraies.

Satan : Tu pensais donc que tu étais bien sur la terre ?

Smar : Oui !

Satan : En effet, tu étais un saint.

Smar : Qui plaçait tout en Dieu.

Satan : Ah ! Cela est vrai, je me rappelle ! Tu étais donc heureux, toi, tu jouissais d’une béatitude pure et éternelle, tandis que, tout autour de toi, tout ce qui vivait se tordait dans une angoisse infinie, éternelle. Quoi ! Tu n’avais jamais senti tout ce qu’il y avait de faux dans la vie, d’étroit, de mesquin, de manqué dans l’existence ; la nature te paraissait belle avec ses rides et ses blessures, ses mensonges ; le monde te semblait plein d’harmonie, de vérité, de grâce, lui, avec ses cris, son sang qui coule, sa bave de fou, ses entrailles pourries ; tout cela était grand, ce monceau de cendres ! Ce mensonge était vrai ! Cette dérision te semblait bonne !

Smar : Mais depuis que vous êtes avec moi, tout est changé, maître, je ne sais combien de choses sont sorties de moi, combien de choses y sont entrées ; il me semble, depuis, que l’infini s’est élargi, mais est devenu plus obscur.

Satan : C’est cela, vois-tu ; à mesure qu’on avance, l’horizon s’agrandit ; on marche, on avance, mais le désert court devant vous, le gouffre s’élargit. La vérité est une ombre, l’homme tend les bras pour la saisir, elle le fuit, il court toujours.

Smar : Je croyais l’avoir en entier, je croyais qu’il n’y avait que Dieu.

Satan : Tu n’avais donc jamais entendu parler du Diable ?

Smar : Oui, par les pécheurs qui venaient vers moi, mais il s’était toujours écarté de mon cœur, tant j’étais pur.

Satan : Pur ? Mais il n’y a rien que le souffle du démon ne puisse flétrir. Tu ne savais pas qu’il remue tout dans ses mains armées de griffes, et que tout ce qu’il remuait il le déchirait, les âmes et les corps, l’infini et la terre ? Partout est la puissance du mal, elle s’étend sur tout cela, et l’homme s’y jette, avide de pâture et d’erreurs.

Smar : Le péché seul est pouvoir du démon, c’est lui qui l’enfante ; mais le bien ?

Satan : Où est-il ? Dis-moi donc quelque chose qui soit bien ? Pourquoi cela est bien ? Qui donc a établi les lois du bien et du mal ? Montre-moi dans la création quelque chose fait pour ton bonheur, quelque chose de vrai, de saint, d’heureux ? Dis-moi, n’as-tu jamais senti ta volonté s’arrêter à de certaines limites et ne pouvoir les franchir, tes larmes couler, la tristesse inonder ton âme, le mystère apparaître et t’envelopper ? N’as-tu jamais contemplé le regard creux d’une tête de mort et tout ce qu’il y avait d’inculte et de néant dans ces os vides ? Pourquoi donc les fleurs que tu portes à tes narines se flétrissent-elles le soir ? Pourquoi, quand tu prends un serpent, il te pique ? Pourquoi, quand tu aimes un homme, te trahit-il ? Pourquoi, quand tu veux marcher, la terre s’abaisse-t-elle sous ton pied ? Pourquoi, quand tu veux marcher sur les flots, s’abaissent-ils sous toi pour t’engloutir ? Pourquoi faut-il te vêtir, te nourrir toi-même, avoir besoin de quelque chose, dormir, marcher, manger ? Pourquoi sens-tu le poignard entrer dans tes chairs ? Pourquoi tout ce qui est autour de toi s’est-il conjuré pour te faire souffrir ? Pourquoi vis-tu enfin pour mourir ?

Smar : Oui, le repos est dans la tombe.

Satan : Non ! Je trouble la paix des tombes, moi ! Non ! La mort donne la vie, et la création serait de la corruption, le fumier fertilise et le bourbier féconde.

Smar : N’est-ce pas la perpétuité de l’existence, l’immortalité des choses ?

Satan : Oui, l’immortalité des vers de la tombe et des pourritures. Il faut que tout vive, que tout renaisse et souffre encore.

Smar : Pourquoi, comme tu le dis, cela est-il manqué ? Pourquoi le souffle du mal féconde-t-il la terre ? Pourquoi n’est-ce pas comme je le pensais ? Pourquoi es-tu venu me troubler dans ma béatitude, me réveiller de ce songe ? Placé sur cet infini, je sens mon âme défaillir de tristesse et d’amertume.

Satan : C’est le mystère du mensonge et de la vie ; le vrai n’est que le vautour que tu as en toi et qui te ronge.

Smar : Dieu est donc méchant ? Moi qui le bénissais !

Satan : Tu ne peux savoir si son œuvre est bonne ou mauvaise, car tu n’as pas vécu, tu es à peine un enfant sorti de ses langes et de sa crédulité. Oui, celui qui a fait tout cela est peut-être le démon de quelque enfer perdu, plus grand que celui qui hurle maintenant, et la création elle-même n’est peut-être qu’un vaste enfer dont il est le dieu, et où tout est puni de vivre.

Smar : Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! J’aimais à croire, à rêver à ton paradis, aux joies promises ; j’aimais à te prier, j’aimais à t’aimer ; cette foi me remplissait l’âme, et maintenant j’ai l’âme vide, plus vide et plus déserte que les gouffres perdus dans l’immensité qui m’enveloppe. J’aimais à voir les roses où ta rosée déposait des larmes qui tombaient avec les parfums qu’elles contiennent, j’aimais à les cueillir, à me plonger dans le nuage d’encens… à répandre des fleurs sur ton autel.

Satan : Va, les fleurs les plus belles sont celles qui croissent sur les tombes ; elles rendent hommage à la majesté du néant, elles parfument les charognes sous les couvercles de leurs pierres.

Smar : Je pensais que tout était grand, insensé que j’étais ! Sot que j’étais dans mon cœur ! Ce bonheur était celui de la brute. Le bonheur est donc pour l’ignorance ; maintenant que je sais, je vois qu’il n’y a rien, et cependant j’ai peur. C’est donc le mal qui a créé toutes ces beautés, c’est l’enfer qui a fait toutes ces choses ? Oh ! Non, non, j’aime encore, j’ai en moi l’amour qui gonfle ma poitrine. Cependant celui qui me conduit jusqu’ici est fort et vrai, sans cela l’aurait-il pu ?

Satan : Oui, celui qui te mène ici, celui qui se joue avec toi et qui fait trembler le monde, est fort car il brave tout, et vrai car il souffre.

Ils montent encore.

Smar : Oh ! Grâce ! Grâce ! Assez ! Assez ! Je tremble, j’ai peur, il me semble que cette voûte va s’écrouler sur moi, que l’infini va me manger, que je vais m’anéantir aussitôt !

Satan : Et tout à l’heure tu te sentais grand ! À la stupeur première avait succédé l’enivrement de la science, tu te regardais déjà comme un dieu pour être monté si haut dans l’infini, et tu as peur de ce qui faisait ta gloire !

Smar : Plus on avance dans l’infini, plus on avance dans la terreur.

Satan : Quelle terreur peut assaillir la créature de Dieu ? Tu étais si grand, si haut, si heureux ! Et maintenant tu es si bas, si tremblant, si petit ! C’est donc cela, un homme ? De la grandeur et de la petitesse, de l’insolence et de la bêtise ! Orgueil et néant, c’est là ton existence.

Smar : Non ! Non ! Je ne sais rien, et c’est cela qui me fait mal ; je ne sais rien, l’angoisse me ronge, et tu sais, toi ! Mais pourquoi donc ces mondes ? … pourquoi tout ? … pourquoi suis-je là ? … oh ! Il y a deux infinis qui me perdent : l’un dans mon âme, il me ronge ; l’autre autour de moi, il va m’écraser.

Satan : Ah ! Ton ignorance te pèse et les ténèbres te font horreur ? Tu l’as voulu !

Smar : Qu’ai-je voulu ?

Satan : La science. Eh bien, la science, c’est le doute, c’est le néant, c’est le mensonge, c’est la vanité.

Smar : Mieux vaudrait le néant !

Satan : Il existe, le néant, car la science n’est pas. Veux-tu monter encore ? Veux-tu avancer toujours ? Oh ! L’horrible mystère de tout cela, si tu le connaissais ! Ta peau deviendrait froide, et tes cheveux se dresseraient, et tu mourrais, épouvanté de tes pensées.

Smar : Oh ! Non, non, j’ai peur ! Cet infini me mange, me dévore ; je brûle, je tremble de m’y perdre, de rouler comme ces planches emportées par les vents et de brûler comme elles par des feux qui éclairent ; assez ! Grâce !

Satan : Cependant je t’aurais poussé bien loin dans le sombre infini.

Smar : Mais toujours dans le néant. Non, non, fais-moi redescendre sur ma terre, rends-moi ma cellule, ma croix de bois, rends-moi ma vallée pleine de fleurs, rends-moi la paix, l’ignorance. (Ils descendent.) Merci ! Ou plutôt fais-moi connaître le monde, mène-moi dans la vie ; tu m’as montré Dieu, montre-moi les hommes.

Satan : Oui, viens, suis-moi, je te montrerai le monde et tu reculeras peut-être aussi épouvanté ; viens, viens, je vais te montrer l’enfer de la vie ; tu vois les tortures, les larmes, les cris, viens, je vais déployer le linceul, en secouer la poussière, je vais étendre la nappe de l’orgie pour le festin ; viens à moi, créature de Dieu, viens dans les bras du démon, qui te berce et t’endort.

La mer.

Des prairies. De hautes falaises. Temps calme ; le soleil se couche sous les flots.

Smar : Me voilà enfin sur la terre ! L’homme naturellement s’y sent bien, il y est né.

Satan : Pourquoi la maudit-il toujours ?

Smar : Moi, je suis fait pour y vivre ; comme cette nature est belle !

Satan : Et comme tu la comprends bien, n’est-ce pas ? Comme ses mystères te sont dévoilés ?

Smar : Tu as beau m’entourer de tes subterfuges et de tes sophismes, je ne suis plus ici dans les régions du ciel, où tous ces mondes errants m’effrayaient ; non, j’étais fait pour celui-ci, c’est sur lui qu’il faut vivre.

Satan : Et mourir aussi, n’est-ce pas ? Il y a longtemps que tu y respires, que tu y souffres, créature humaine ; explique-moi donc le mystère d’un de ces grains de sable que tu foules à tes pieds ou celui d’une goutte d’eau de l’Océan ?

Smar : Mais regarde toi-même comme la mer est douce et comme les rayons du soleil lui donnent des teintes roses sous ces ondes vertes ! Sens-tu le parfum de la vague qui mouille le sable, comme les flots sont longs et forts, comme ils roulent, comme ils s’étendent ? Vois donc cette bande d’écume qui festonne le rivage avec des coquilles et des herbes ; regarde comme cela est loin et large, quelle beauté ! Nieras-tu que mon âme ne s’ouvre pas à un pareil spectacle, quand j’entends cette mer qui roule et meurt à mes pieds, quand je vois cette immensité que j’embrasse de l’œil ?

Satan : Aussi loin que ton œil peut voir, oui ; tu vois l’infini, jusqu’à l’endroit où ton esprit s’arrête, et tu crois l’avoir saisi quand tu as glissé dessus.

Smar : Mais non, tout cela est trop beau pour n’être pas fait pour l’homme, pour son bonheur, pour sa joie. Vois donc aussi ces hautes falaises blanches sur lesquelles plane la mouette aux cris sauvages, aux ailes noires ; vois plus loin ce pâturage touffu avec ses herbes tassées et ses fleurs ouvertes.

Satan : Et regarde aussi comme tu es petit au pied des rochers, comme tu es petit même auprès des brins d’herbe que foulent les bœufs et qui se redressent après. Oui, tu es plus faible que ces cailloux que la mer roule en criant, comme si elle avait des chaînes dans le ventre.

Smar : Mais le caillou est immobile et mon pied le pousse.

Satan : Et toi donc ? N’y a-t-il pas un pied aussi qui t’écrase sous son talon invisible ? Écrase donc un grain de sable, homme fort !

Smar : Mais je marche sur l’Océan, je me dirige sans sentier et sans chemin.

Satan : Traces-en un qui dure une seconde, avec la quille de mille flottes.

Smar : J’évite sa colère.

Satan : Fais-en une semblable.

Smar : J’échappe à ses coups.

Satan : Quand ils ne sont plus.

Smar : Tout cela, te dis-je, m’a été donné par Dieu. N’ai-je pas une intelligence qui m’a fait le roi de la création, qui m’a placé au premier rang, qui dompte la nature, la maîtrise et la bâillonne ? N’est-ce pas moi qui remue la terre, bâtis des villes, dirige le cours des fleuves ? Dis, nieras-tu la puissance de l’homme ?

Satan : Non ! Honneur à l’homme qui bâtit, bouleverse, remue, qui s’agite, qui construit, qui meurt ! Honneur aussi à la mort qui fait les poussières et les ruines, qui dévore le passé, qui abat les palais construits ! Honneur à la nature qui fait naître l’homme, qui le conduit avec des guides de bronze, qui le maîtrise par tous les sens, qui le tourmente sous toutes les formes, qui le fait mourir, le dissout et le reprend dans son sein ! Puissance et éternité pour l’homme qui vit et qui souffre, pour ses œuvres indestructibles, pour ses ouvrages sans fin, pour sa poussière immortelle !

Smar : Le peu de durée de nos œuvres n’en prouve pas moins la puissance.

Satan : C’est-à-dire que ta force prouve ta faiblesse ; tu es éternel et tu meurs, tu es fort et tout te dompte, tes œuvres sont durables et elles périssent ; le palais que tu as habité dure moins que la tombe qui renferme ta poussière, et l’un et l’autre deviennent poussière aussi ; puis rien, comme toi.

Smar : Les œuvres de l’homme ont changé la face du globe.

Satan : Oui, la terre avait des forêts et tu les as coupées, les prairies avaient de l’herbe et tes troupeaux l’ont mangée, elle renfermait un principe de création et tu l’as épuisée par la culture. Tu crois que tes moyens artificiels et le misérable fumier que tu répands feront une création quelconque, une fécondité, non, non, te dis-je ; jeté sur le monde, tu as voulu, dans ton orgueil immense, dompter cette nature qui t’environne, tu as voulu être grand auprès de cette grandeur, tu as cru être immortel auprès de la vie, et tu n’as que la faiblesse et le néant.

Smar : Oh ! Tu mens ! Je me sens fort.

Satan : Vraiment ! Comment donc ?

Smar : Sur tout ; sur les animaux d’abord.

Satan : Par ta ruse, c’est-à-dire que tu as pris la pierre et tu l’as élevée unie, mais la pierre tombe et roule, et les champs sont maintenant où il y avait des tours, et les pyramides sont moins hautes que les herbes, sous la terre ; tu as resserré les fleuves, mais les fleuves se sont répandus dans tes campagnes ; tu as voulu arrêter la mer dans des quais, et tu t’es cru grand parce que chaque jour elle venait battre à la même place, mais peu à peu elle a mangé lentement la terre, chaque jour elle la dévore.

Smar : Est-ce que tout, au contraire, dans la création n’est pas ordonné sur une échelle de forces et d’intelligences successives ?

Satan : Oui, et de misères. Continue.

Smar : Est-ce que je ne suis pas supérieur au cheval, et le cheval à la fourmi, et la fourmi au caillou ?

Satan : Oui, puisque tu es sur le cheval et que tu l’accables, et que le cheval écrase la fourmi, et que la fourmi creuse la terre.

Smar : Est-ce que je n’ai pas une âme, une âme qui entend, qui sent, qui voit ?

Satan : Qui souffre aussi ! Oui, tu es plus grand par tes malheurs que tout ce qui t’entoure, grandeur digne d’envie ! Le géant souffre plus que les insectes ! Tu te crois le maître de l’Océan, de la terre, tu fonds les métaux, tu cisèles la pierre, tu fends l’onde, eh bien, quand la fournaise bout et que l’airain ruisselle à flots rouges, quand la pierre crie sous ton marteau, quand la terre gémit sous tes coups, quand les vagues murmurent en battant la proue de tes navires, oui, tout cela souffre moins que toi seul, ici, sans travail, sans rien qui te déchire la peau, ni t’arrache les entrailles, ni te lime la chair, mais seulement les yeux levés vers le ciel, l’abîme, et demandant pourquoi cela ? Pourquoi ceci ?

Smar : C’est vrai, comment donc ?

Satan : C’est que le ciel te montre ses feux, mais ses feux te brûlent ; que la mer s’étend devant toi, ouvre sa surface, mais elle t’engloutit ; c’est que ton intelligence te sert, mais te trahit et te fait souffrir ; c’est que l’infini est ouvert devant toi, mais sans bornes et sans fin, et qu’il te perd.

Les oiseaux de nuit, des vautours, des mouettes sortent des rochers et viennent planer alentour. De temps en temps ils s’abattent sur le rivage en troupes et vont tirer des varechs ou des débris dans la mer. Les vagues bondissent, et leur bruit retentit dans les cavernes.

Smar : Cette nature est sombre.

Satan : Tout à l’heure tu la trouvais si riante.

Smar : Il en est ainsi quand le soleil n’éclaire plus et que les ténèbres enveloppent la terre.

Satan : Comme des langes qui la couvrent.

L’écume saute sur les rochers à fleur d’eau et, quand le flot s’est retiré, un silence se fait et l’on n’entend plus que le clapotement, toujours diminuant, des derniers battements de la vague entre les grosses pierres, puis, au loin, un bruit sourd. Les oiseaux de proie redoublent leurs cris déchirants.

Smar : Ô puissance de Dieu, que vous êtes grande !

Satan : Et terrible, n’est-ce pas ? Ne sens-tu rien dans ton cœur qui fléchisse et qui te crie que tu es faible, humble et petit devant tout cela ?

Smar : Oui, la nature fait peur ; ici tout n’est donc que crainte, appréhension ?

Satan : Quand l’homme marche, son pied glisse, il tombe ; quand sa pensée travaille, il glisse aussi, il tombe encore, il roule toujours, tu sais.

Les étoiles disparaissent au ciel, de gros nuages passent sur la lune, la lueur blanche de celle-ci perce à travers ; bientôt les ténèbres couvrent le ciel, et l’obscurité n’est interrompue que par les lignes blanches que font les vagues sur les brisants. On entend des cris sauvages, les vagues sont furieuses.

Smar : Comme la mer mugit ! Sa colère est terrible.

Satan : Ce sont les œuvres de Dieu, elles frappent, elles déracinent, elles dévorent. Vois comme les rochers sont frappés ; entends-tu l’Océan qui les ébranle et qui voudrait les déraciner pour les rouler dans son sein avec les grains de sable ?

Smar : Comme les vagues sont hautes ! (Il se rapproche de lui.) Celle-ci monte, elle va me prendre dans son vaste filet d’écume pour me rouler avec elle… ah ! Elle tombe, elle meurt… Au secours ! Au secours !

Il veut fuir. Satan l’arrête.

Satan : Que crains-tu donc, homme fort ? Tâche de donner un coup de pied à l’Océan, ta colère ne fera pas seulement jaillir un peu d’eau.

Smar veut courir, il trébuche, il tombe sur les pierres ; Satan le traîne pour le relever. Les vautours battent des ailes contre les rochers et ne peuvent monter plus haut. De grosses vagues noires se gonflent en silence et s’abaissent, la mer semble lassée.

Smar : Grâce ! Grâce !

Satan le traîne sur les genoux : Debout ! Debout ! Homme fort, la tête haute devant la tempête ! Est-ce de cela que tu as peur ? Une vague, qu’est-ce donc ? N’as-tu pas une âme immortelle ? Que te fait la vie ?

Smar : Pitié ! Pitié !

Satan : Allons donc, image de Dieu, sois aussi grand que la pierre qui résiste.

Smar : Tout me manque. Si cette mer allait avancer encore ! Si ces rochers allaient marcher vers le rivage ! … la mer va m’entraîner ! Quels horribles cris ! (Les herbes marines, déracinées, flottent sur la mousse des flots ; les vagues sont fortes et cadencées ; un bruit rauque se fait entendre quand le flot se retire. On dirait que la mer veut arracher le rivage, elle se cramponne aux galets, mais elle glisse dessus.) Comme la création est méchante ! Est-ce qu’il y a eu toujours autant de fureur dans l’existence, autant de cruauté dans ce qui est fort ? Pitié, mon maître ! Dis-moi donc si cela dure toujours, si cette colère est éternelle.

Satan : Voyons ! Toujours ! Smar, ne t’ai-je pas dit que le mal était l’infini ?

Smar : Non, l’homme n’est point cela. Son corps tombe sous les coups, son cœur se ploie sous la douleur.

Satan : Car son corps n’est point d’acier, mais son cœur est de bronze au dehors et de boue au dedans. Oh ! Pauvre homme ! Tu es bien pétri de terre, l’eau et le soleil te soulagent et te nuisent.

Smar : Pourquoi donc tant de maux ? Pourquoi la vie est-elle ainsi pleine de douleurs ?

Satan : Pourquoi la vie elle-même ? Pourquoi la tempête ? Si ce n’est pour faire et pour briser l’une et l’autre.

Smar : Et cela est depuis des siècles, et la terre n’est pas usée !

Satan : Non, mais chaque pied qui a marché sur elle a creusé son pas ineffaçable ; celui du mal l’a percée jusque dans ses entrailles.

Smar : L’Océan est ce qu’il y a de plus grand.

Satan : Oui, c’est ce qu’il y a de plus vide. Quelle colère, n’est-ce pas ? Il est jaloux de cette terre, depuis ce jour où il fut refoulé sur son lit de sable où il se tord, et comprimé dans ses abîmes qui engloutissent les flottes et les armées, car, avant, il allait, il battait sans rivages, et le choc de ses flots n’avait point de termes, les vagues ne couraient point vers la terre, elles ne mouraient jamais, et la même pouvait rouler, rouler, pendant des siècles sur la surface unie de l’onde ; un immense calme régnait sur cette immensité.

Smar : Ne parles-tu pas de ces époques inconnues aux mortels, où la création s’agitait dans ses germes, où la mer roulait des vallées, et où la terre avait des océans sur elle ?

Satan : Oui, alors que les vagues remuaient dans leurs plis la fange sur laquelle on a bâti des empires.

Smar : Il y avait donc du repos alors… est-ce que le chaos était bon ?

Satan : C’était l’autre éternité, une éternité qui dort et sans rien qu’elle broie.

Smar : Et pas un cri sur tant de surface ? Pas une torture dans toutes ces entrailles ?

Satan : Non, la terre et la mer étaient de plomb et semblaient mêlées l’une à l’autre, comme de la salive sur de la poussière. Et quand la création apparut, la terre fut retirée, et l’Océan refoulé dans ses fureurs ; depuis, il s’y roule toujours. Un jour cependant il en sortit.

Smar : Au déluge, on me l’a dit, quand tous les hommes furent maudits et que la corruption eut gagné tous les cœurs.

Satan : Alors les fleuves versaient leurs eaux dans les campagnes ; leur lit, ce fut les plaines ; la mer tira d’elle-même des océans entiers, elle monta d’abord plus haut que de coutume, elle gagna les cités et entra dans les palais, elle battit le pied des trônes et en enleva le velours. Le trône croyait qu’elle s’arrêterait là, et elle monta plus haut, elle gagna les déserts et vint aux pyramides ; les pyramides croyaient qu’elle mourrait à leurs pieds, et ses plus petites vagues surpassèrent leur sommet ; elle gagna les montagnes, et elle s’élevait toujours comme un voyageur qui monte, elle entraînait avec elle les villes et les tours, et les hommes pleurant. Alors on entendit des bruits étranges et des cris à bouleverser des mondes. Tu les eusses vus se cramponner à l’existence qui leur échappait ; ils gravissaient les montagnes, mais la mer montait derrière eux, les entraînait et les roulait avec la poussière des choses éteintes. Alors quand les pyramides, les forêts, les montagnes furent arrachées comme l’herbe, et qu’une grande plaine verte, avec des débris de tombeaux et de trônes, s’étendit de tous côtés, les vagues vinrent à battre, la tempête se fit, et l’immense joie de la mort s’étendit sur cette solitude.

Smar : Et cela, hélas ! Ne dura pas toujours ; la création n’est donc faite que pour renaître de sa propre mort et souffrir de sa propre vie. Horreur que ce déluge ! Pourquoi tant de malheurs ?

Satan : Mais le déluge dure encore.

Smar : Comment cela ?

Satan : L’océan des iniquités a baigné tous les cœurs, et l’immensité du mal ne s’étendit-elle pas sur la terre ? D’abord il emporta quelques hommes, puis il vint dans les villes, il monta sur les trônes, il emporta les palais, à lui les cités ! Il gagna les campagnes, les forêts, et chaque jour il s’étend comme un nouveau déluge, comme une mer qui monte.

Smar : Cet Océan dont tu parles est donc aussi fort que celui-ci ?

Satan : Plus vaste encore, et ses tempêtes font plus de ravages.

Smar : Et où donc chercher un refuge si tout n’est que néant, corruption, abîme sans fond ?

Satan : Ah ! Où donc ? Que sais-je ?

Smar : Le bonheur n’est donc qu’un mensonge ?

Satan : Non, il existe.

Smar : N’est-ce pas dans la joie, dans le bruit, dans l’ambition, dans les passions qui remuent le cœur et le font vivre ?

Satan : Oui, dans tout cela, joies ou peines, voluptés ou supplices, le cœur se gonfle et s’agite.

Smar : Mais je voudrais voir le monde, car je ne sais rien de la vie.

Satan : Il est facile de tout t’apprendre, je vais t’y conduire.

Il appelle : « Yuk ! Yuk ! » Yuk paraît.

Yuk : Quoi, mon maître ?

Satan : On te demande ce que c’est que la vie.

Yuk : Qui cela ? Qui fait une pareille question ? (Satan lui désigne Smar.) Vraiment ! (Riant.) La vie ! ah ! par Dieu ou par le Diable, c’est fort drôle, fort amusant, fort réjouissant, fort vrai ; la farce est bonne, mais la comédie est longue. La vie, c’est un linceul taché de vin, c’est une orgie où chacun se soûle, chante et a des nausées ; c’est un verre brisé, c’est un tonneau de vin âcre, et celui qui le remue trop avant y trouve souvent bien de la lie et de la boue.

Tu veux connaître cela ? Pardieu ! C’est facile ; mais tu auras le mal de mer avant cinq minutes et une envie de dormir, car tout cela te fatiguera vite, car l’existence te paraîtra une mauvaise ratatouille d’auberge, qu’on jette à chacun et que chacun repousse, repu aux premières cuillerées ; car les femmes te paraîtront de maigres mauviettes, les hommes de singuliers moineaux, le trône une gelée bien tremblante, le pouvoir une crème peu faite, et les voluptés de tristes entremets.

Un digne cuisinier, c’est vous, mon maître, qui nous servez toujours ce qu’il y a de plus beau sous le ciel ; vous, qui donnez les jolies pécheresses, laissant aux anges du ciel les dévotes jaunies. À nous, dont la nappe est faite avec les linceuls des rois, qui nous asseyons au large festin de la mort sur les trônes et les pyramides, qui buvons le meilleur sang des batailles, qui rongeons les plus hautes têtes de rois et qui, bien repus des empires, des dynasties, des peuples, des passions, des larges crimes, revenons chaque jour regarder le monde se mouvoir, les marionnettes gesticuler aux fils que nous tenons dans la main, qui voyons passer, en riant, les siècles amoncelés, et l’histoire avec ses haillons fougueux et sa figure triste, et le temps, vieux faucheur glouton, aux talons de fer et à la dent éternelle, tout cela, pour nous, tourne, remue, marche, s’agite et meurt ; nous voyons la farce commencer, les chandelles brûler et s’éteindre, et tout rentrer dans le repos et dans le vide, dans lequel nous courons comme des perdus, riant, nous mordant, hurlant, pleurant.

Ah ! Mon novice a la tête forte, tant mieux ! Nous avons beaucoup de choses à lui montrer. D’abord un peu d’histoire, puis un peu d’anatomie, et nous finirons par la gastronomie et la géographie. Que faut-il faire ? Monter sur la montagne pour voir la plaine et la cité ? Eh bien, oui, nous allons gravir sur quelque hauteur d’où nous aurons un beau coup d’œil. Je puis, pardieu ! Vous accompagner, car le dieu du grotesque est un bon interprète pour expliquer le monde.

Sur la montagne, les forêts, le sauvage et sa famille.

À l’horizon, une immense plaine, couverte de pyramides, arrosée par des fleuves. Au fond, une ville avec ses toits de marbre et d’or, un éclatant soleil.

La femme et l’homme sont entièrement nus, leurs enfants se jouent sur des nattes, le cheval est à côté ; le sauvage est triste, il regarde sa femme avec amour.

Le sauvage : Oh ! que j’aime la mousse des bois, le bruissement des feuilles, le battement d’ailes des oiseaux, le galop de ma cavale, les rayons du soleil, et ton regard, ô Haïta ! et tes cheveux noirs qui tombent jusqu’à ta croupe, et ton dos blanc, et ton cou qui se penche et se replie quand mes lèvres y impriment de longs baisers, je t’aime plein mon cœur. Quand ma bonne bête court et saute, je laisse aller ses crins qui bruissent, j’écoute le vent qui siffle et parle, j’écoute le bruit des branches que son pied casse, et je regarde la poussière voler sur ses flancs et l’écume sauter alentour ; son jarret se tend et se replie, je prends mon arc et je le tends ; je le tends si fort que le bois se plie, prêt à rompre, que la corde en tremble, et, lorsque la flèche part et fend l’air, mon cheval hennit, son cou s’allonge, il s’étend sur l’herbe, et ses jambes frappent la terre et se jettent en avant.

La corde vibre en chantant et dit à la flèche : Pars, ma longue fille ! et déjà elle a frappé le léopard ou le lion, qui se débat sur le sable et répand son sang sur la poussière. J’aime à l’embrasser corps à corps, à l’étouffer, à sentir ses os craquer dans mes mains, et j’enlève sa belle peau, son corps fume et cette vapeur de sang me rend fier.

Il en est parmi mes frères qui mettent des écorces à la bouche de leurs juments pour les diriger, mais moi, je la laisse aller, elle bondit sur l’herbe, saute les fleuves, gravit les rochers, passe les torrents, l’eau mouille ses pieds, et les cailloux roulent sous ses pas.

haïta : Je me rappelle, moi, que, le jour où je t’ai vu, j’aimai tes grands yeux où le feu brillait, tes bras velus aux muscles durs, ta large poitrine où un duvet noir cache des veines bleues, et tes fortes cuisses qui se tendent comme du fer, et ta tête et ta belle chevelure, ton sourire, tes dents blanches. Tu es venu vers moi ; dès que j’ai senti tes lèvres sur mon épaule, un frisson s’est glissé dans ma chair, et j’ai senti mon cœur s’inonder d’un parfum inconnu. Et ce n’était point le plaisir de rester endormie sur des fleurs, auprès d’un ruisseau qui murmure, ni celui de voir dans les bois, la nuit, quelque étoile au ciel, avec la lune entourée des nuages blancs, et toute la robe bleue du ciel avec ses diamants parsemés, ni de danser en rond sur une pelouse, vêtue avec des chaînes de roses autour du corps, non ! C’était… je ne puis le dire.

Et puis sentir dans mon ventre s’agiter quelque chose, et j’avais un espoir infini d’être heureuse, je rêvais, je ne sais à quoi.

Et puis deux enfants sont venus, j’aimais à les porter à ma mamelle, et quand je les regardais dormir, couchés dans notre hamac de roseau, je pleurais, et pourtant j’étais heureuse.

Le sauvage : Mon cœur est triste pourtant, je le sens lourd en moi-même, comme une nacelle pesamment chargée qui traverse un lac, les vagues montent et le pont chancelle. Depuis longtemps déjà (car la douleur vieillit et blanchit les cheveux) un ennui m’a pris, je ne sais quelle flèche empoisonnée m’a percé l’âme et je me meurs.

Hier encore j’errais comme de coutume, mais je ne pressais point de mes genoux les flancs de ma cavale, je ne tendais pas la corde de mon arc ; je m’assis au milieu des bois et j’entendais vaguement la pluie tomber sur le feuillage.

À quoi pensais-je alors ? Je regardais les herbes avec leurs perles de rosée. En vain le tigre passait près de moi et venait boire au ruisseau, en vain l’aigle s’abattait sur le tronc des vieux chênes, je baissais la tête, et des larmes coulaient sur mes joues. Quand ce fut le milieu du jour et que les rayons de l’astre d’or percèrent en les branches, je vis cette lumière sans un seul sourire. Oh ! Non, j’étais triste.

Et pourtant Haïta est belle, je n’aime point d’autre femme, mes enfants sont beaux, mon cheval court bien, mon arc lance la flèche, ma hutte est bonne et, quand j’y reviens, il y a toujours pour moi des fruits nouvellement cueillis et du lait tiré à la mamelle de ma vache blanche. Hélas ! J’ai pensé à des choses inconnues, je crois que des fées sont venues danser devant moi et m’ont montré des palais d’or dont j’étais le maître ; elles étaient là avec des pieds d’argent qui foulaient le gazon, leur figure m’a souri, mais ce sourire était triste et leurs yeux pleuraient. Que m’ont-elles dit ? J’ai oublié toutes ces choses, qui m’ont ravi jusqu’au fond de l’âme ; et puis, quand la nuit est venue, et qu’on entendit les vautours sortir avec leurs cris féroces des antres de rocher, et que les chacals et les loups traînaient leurs pas sous les feuilles, et que les oiseaux avaient cessé de chanter sur les branches, tout fut noir ; les feuilles blanches du peuplier tremblaient au clair de lune. Alors j’eus peur, je me suis mis à trembler comme si j’allais mourir ou si la nuit allait m’ensevelir dans un monde de ténèbres, et pourtant mon carquois était garni, pourtant mon bras est fort, et ma cavale était là, marchant sur les feuilles sèches, elle qui fait des bonds comme une flèche sur un lac.

Et cette nuit, quand je ne dormais pas et que ma femme tenait encore ma main sur son cœur, et que les enfants dormaient comme elle, des désirs immodérés sont venus m’assaillir ; j’ai souhaité des bonheurs inconnus, des ivresses qui ne sont pas, j’aurais voulu dormir et rêver en paradis ! Il m’a semblé que mon cœur était étroit, et pourtant Haïta m’aime, elle a de l’amour pour moi plein toute son âme !

Un jour, je ne sais si c’est un songe ou si c’est vrai, les feuilles des arbres se sont enveloppées tout à coup, et j’ai vu une immense plaine rouge. Au fond, il y avait des tas d’or, des hommes marchaient dessus, ils étaient couverts de vêtements ; mon corps est nu, je me sens faible, la neige est tombée sur moi, j’ai froid, je pourrais, en mettant sur moi quelque chose, avoir toujours chaud. Quand je me regarde, je rougis ; pourquoi cela ?

D’autres femmes m’aimeraient peut-être davantage que Haïta… Comment peut-on mieux aimer qu’elle ? Elle m’embrasse toujours avec le même amour !… mais pourquoi n’y aurait-il d’autres amours dans l’amour même ?

Et puis les bois, les lacs, les montagnes, les torrents, toutes ces voix qui me parlaient et me formaient une si vaste harmonie, me semblent maintenant déserts, vides. J’étouffe sous les nuages, mon cœur est étroit, il se gonfle, plein de larmes et prêt à crever d’angoisse. Pourquoi donc n’y aurait-il pas des huttes plus belles que la mienne, des bois plus larges encore, avec des ombrages plus frais ? Je veux d’autres boissons, d’autres viandes, d’autres amours.

Et puis j’ai envie de quitter ce qui m’entoure et de marcher en avant, de suivre la course du soleil, d’aller toujours et de gagner les grandes cités d’où tant de bruit s’échappe, d’où nous voyons d’ici sortir des armées, des chars, des peuples ; il y a chez elles quelque chose de magique et de surnaturel ; au seuil, il me semble que j’aurais peur d’y entrer, et pourtant quelque chose m’y pousse. Une main invisible me fait aller en avant, comme le sable du désert emporté par les vents ; en voyant les feuilles jaunies de l’automne rouler dans l’air, j’ai souhaité d’être feuille comme elles, pour courir dans l’espace. J’ai lutté avec une d’elles, j’ai pressé les bonds de mon cheval, mais elles se sont perdues dans les nuages, et les autres sont tombées dans le torrent. Longtemps encore j’ai regardé le gouffre où elles s’étaient englouties et la mousse tourbillonner alentour, longtemps encore j’ai regardé les nuages avec lesquels elles montaient, et puis je ne les ai plus revues.

Est-ce que je serai comme la poussière du désert et comme les feuilles d’automne ? Si j’allais m’engloutir dans un gouffre où je tournerais toujours ! Si j’allais aller dans un ciel où je monterais toujours ! Pourquoi donc ai-je en moi des voix qui m’appellent ? Quand je prête l’oreille, il me semble que j’entends au loin quelqu’un qui me dit : viens, viens !

Est-ce qu’il va y avoir une bataille, et que la plaine va être couverte de mille guerriers avec leurs chevaux à la crinière flottante, avec l’arc tendu, et la mort au bout de chaque flèche ? Oh ! Comme il y aura des cris et des flots de sang !

Non ! C’est peut-être un long voyage, comme celui des oiseaux qui passent par bandes et traversent les océans ; et moi il faut partir seul ! … mais où irai-je ? Je n’ai pas des ailes comme eux.

Je dirai donc adieu à ma femme, à mes enfants, à ma hutte, à mon hamac, à mon chien, au foyer plein de bois pétillant, au lac où je me mirais souvent, aux bois où je respirais plein d’orgueil ; adieu à ces étoiles, car je vais voir d’autres cieux… et ma cavale ? Faudra-t-il la laisser ? Mais, si elle mourait en chemin, les vautours viendraient donc manger ses yeux ? … et puis, quand mes enfants seront plus grands, ils monteront dessus comme moi et ils iront à la chasse pour leur vieille mère… mais la pauvre bête sera morte, la hutte sera détruite par l’ouragan, l’herbe sera flétrie, tout ce qui m’entoure ne sera plus et sera parti dans la mort !

Allons donc ! La nuit vient, la brise du soir me pousse, il faut partir, je pars. Adieu mes enfants, adieu Haïta, adieu ma cavale, adieu le vieux banc de gazon où ma mère m’étendait au soleil, adieu, je ne reviendrai plus.

Satan : Vite ! Vite donc ! N’entends-tu point dans l’air des voix qui te disent de partir ? Pars donc !

Tu crains de quitter Haïta ? Je te donnerai d’autres femmes ; tu crains de quitter ton cheval ? Je te donnerai des chars ; au lieu de la hutte tu auras des palais, au lieu des bois tu auras des villes… des villes, du bruit, de l’or, des bataillons entiers, une fournaise ardente, une frénésie, une ivresse folle !

Oh ! Tu ne sais pas des joies, des voluptés, des raffinements de plaisir ! Ton âme sera élargie et sera doublée, des mondes y entreront et tourneront en toi.

Entends-tu la danse des femmes nues qui sourient, qui t’appellent ? Oh ! Si tu savais comme elles sont belles, comme leurs corps ont de l’amour ! Elles te prendront, te berceront sur leur poitrine haletante.

Entends-tu le bruit des armées, et les chars d’airain qui roulent sur le marbre des villes ? Entends-tu la longue clameur des peuples civilisés ? Le sang ruisselle, viens donc à la guerre !

Et ils t’élèveront sur un trône, c’est-à-dire que tu étais libre et tu seras roi ; tu verras sous toi, à tes pieds, des armées et des nations, et quand tu frapperas du pied tu broieras des hommes. Tu auras de larges festins, où l’ivresse s’étendra sur ton âme ; ce sera des nouveaux mets, des nouveaux vins, des frénésies inconnues.

Allons donc ! Entends-tu les coupes d’or qui bondissent, et les dents qui claquent sur le cristal ? Entends-tu la volupté, la puissance, l’ambition, toutes les délices du corps et de l’âme qui te parlent, qui t’attendent, qui te pressent, qui t’entourent ?

La nuit vient, les étoiles montent au ciel, le vent s’élève, les feuilles roulent sur l’herbe, marche !

Et tu iras en avant, toujours, jusqu’à ce que tu tombes à la porte d’un palais d’or.

Le sauvage : Adieu donc, adieu ! Je pars pour le désert, le vent me pousse avec le sable.

Je vois déjà l’oasis.

J’entends les chants du festin. Adieu Haïta, adieu mes enfants, adieu ma cavale, adieu les bois, adieu les torrents !

Une voix m’a dit : marche ! Et il y avait en elle quelque chose qui m’attirait et me charmait, adieu ! Adieu !

Le génie du sauvage : Arrête ! Arrête !

Non ! Non ! Reste à te balancer dans le hamac de jonc, à courir sur ta jument, à dépouiller le léopard de sa robe ensanglantée. Eh quoi ! L’eau du lac est pure, les chênes sont hauts, et ta femme n’est-elle pas blanche ? Ne te rappelles-tu plus ces nuits de délices sur le gazon plein de fleurs, quand les arbres avaient des feuilles, que la lune éclairait le ruisseau, et que les vents de la nuit, pleins de parfums et de mystères, séchaient les sueurs de vos membres fatigués ? Eh quoi ! Vois donc le même soleil qui se couche dans l’horizon, il est plus rouge que de coutume, il y a du sang derrière, il y a du malheur dans l’avenir… comme la mousse est fraîche et verte, comme le torrent mugit, plein d’écume ! Te faut-il donc d’autres fleurs que celles des bois, d’autre musique que la cascade qui tombe, d’autre amour que les baisers d’Haïta, d’autre bonheur que ta vie ?

Non ! Tu as en toi du plomb fondu qui te brûle, ton cœur est un incendie, prends garde ! Avant qu’il ne soit cendres ton corps tombera de pourriture et d’orgueil.

D’autres comme toi sont partis, hélas ! vers la cité des hommes. Un soir ils ont dit un éternel adieu à leur femme, à leur foyer ; ils ont quitté la vallée et la montagne, le rivage que la vague chaque jour venait baiser de sa lèvre écumeuse ; leurs femmes pleuraient, le foyer ne brûlait plus, le chien aboyait sur le seuil et regardait la lune, la cavale hennissait sur l’herbe.

Et on ne les a plus revus ! Car un démon les a pris et les a perdus dans l’espoir qu’ils avaient, comme ces feux qui font tomber dans les fleuves.

Ils sont allés longtemps. Mais qui pourra dire toute la terre qu’ils ont foulée ! Successivement ils ont passé à travers tout, et tout a passé derrière eux ; la route s’allongeait toujours, le désert s’étendait comme l’infini, le bonheur fuyait devant eux comme une ombre. En vain ils regardaient souvent derrière, mais ils ne voyaient que la poussière remuée par les ouragans, et ils arrivèrent ainsi dans une satiété pleine d’amertume, dans une agonie lente, dans une mort désespérée.

Non ! Non ! Ne quitte ni les bois où bondit le tigre sous ta flèche acérée, ni le murmure du lac où les cerfs viennent boire la nuit et troublent avec leurs pieds les rayons d’argent de la lune, ni le torrent qui bondit sur les rocs, ni tes enfants qui dorment, ni ta femme qui te regarde les yeux pleins de larmes, le cœur gonflé d’angoisses. Mieux vaut la hutte de roseaux que leur palais de porphyre, ta liberté que leur pouvoir, ton innocence que leurs voluptés, car ils mentent, car leur bonheur est un rire, leur ivresse une grimace d’idiot, leur grandeur est orgueil et leur bonheur est mensonge.

Le sauvage n’écouta point la voix de l’Ange, il partit.

Et Satan se mit à rire en voyant l’humanité suivre sa marche fatale et la civilisation s’étendre sur les prairies.

Mais ce n’est pas tout, dit Yuk, entrons maintenant dans la ville, et ne nous amusons pas aux bagatelles de la porte.



Il était nuit, aucun bruit ne sortait de la cité endormie, on n’entendait qu’un vague bourdonnement comme des chants qui finissent ; ils entrèrent.

Les rues étaient désertes, les navires se remuaient et battaient du flanc les quais de pierre, la brise se jouait dans les cordages, les eaux coulaient sous les ponts, la lune brillait sur les dômes des palais, les étoiles scintillaient. Les carrefours, les rues, longues promenades, places ouvertes, tout était vide, et de blanches lueurs éclairaient tout cela et faisaient remuer des ombres. Pas un nuage.

Yuk était avec eux.

Il faisait chaud, l’air était emprisonné entre les maisons, et souvent des vents chauds semblaient s’élancer des dômes de plomb et courir dans l’air comme une cendre invisible. Des hommes étendus, ivres, dormaient par terre, d’autres étaient morts ou semblaient dormir aussi. Il y avait quelque chose de sombre et d’amer jusque dans le sommeil de la ville.

Yuk marchait devant eux, il guidait Smar dans ce dédale impur, et, chemin faisant, il tirait de sa poche une certaine poudre, il la lançait en l’air ; on la voyait s’allonger en spirale, puis tomber par les cheminées, et bientôt on voyait les murailles se disjoindre et de volumineuses cornes s’étendre, comme l’envergure d’une aile, pendant qu’une femme tournait le dos à un homme et donnait son devant à un autre.

Quand Yuk ouvrait la bouche, c’étaient des calomnies, des mensonges, des poésies, des chimères, des religions, des parodies qui sortaient, partaient, s’allongeaient, s’amalgamaient, s’enchevêtraient, se frisaient, ruisselaient, finissant toujours par entrer dans quelque oreille, par se planter sur quelque terrain pour germer dans quelque cerveau, par bâtir quelque chose, par en détruire une autre, enfouir ou déterrer, élever ou abattre.

Chacun des mouvements de sa figure était une grimace, grimace devant l’église, grimace devant le palais, grimace devant le cabaret, devant le bougre, devant le pauvre, devant le roi. S’il allongeait le pied, il faisait rouler une couronne, une croyance, une âme candide, une vertu, une conviction.

Et il riait, après cela, d’un rire de damné, mais un rire long, homérique, inextinguible, un rire indestructible comme le temps, un rire cruel comme la mort, un rire large comme l’infini, long comme l’éternité, car c’était l’éternité elle-même. Et dans ce rire-là flottaient, par une nuit obscure sur un Océan sans bornes, soulevés par une tempête éternelle, empires, peuples, mondes, âmes et corps, squelettes et cadavres vivants, ossements et chair, mensonge et vérité, grandeur et crapule, boue et or ; tout était là, oscillant dans la vague mobile et éternelle de l’infini.

Il sembla alors à Smar que le monde était dépouillé de son écorce et restait saignant et palpitant, sans vêtements et sans peau. Son œil plongea plus loin dans les ténèbres, il crut un moment y voir des astres, les ténèbres étaient encore là.

« Entrons ici », dit Yuk.

Et la porte d’un palais s’ouvrit devant eux. Ils montèrent par un escalier de marbre, qui avait des taches de sang à chaque marche, le pied broyait des coupes d’or et des têtes humaines, et à chaque pas on sentait qu’on marchait sur de la chair, que quelque chose s’enfonçait sous vous et que des soupirs montaient.

Ils se trouvèrent dans une salle où il y avait un trône. Au pied de ce trône, un homme pâle, maigre, dans un manteau de pourpre. Il avait des nuits sans sommeil, celui-là, sa vie était une angoisse, passée à tenir un misérable morceau de bois doré qu’il avait dans les mains, et il marchait soucieux auprès de son trône, et, quand il le voyait prêt à pencher, il le soulevait et mettait dessous pour le soutenir de la corruption et de l’or, des têtes humaines qu’il allait chercher dans la foule. Et tous les vices se traînaient à genoux à ses pieds, toutes les vertus s’inclinaient à son passage, toutes les convictions se fondaient comme du plomb devant son sourire, et tous les péchés capitaux le harcelaient et le tiraient par son linceul de pourpre, dont ils arrachaient quelques lambeaux.

Et l’Ambition lui disait : « Tiens, voilà des empires, voilà des hommes, des lauriers, de la gloire, de la poudre, des combats, des cités ; la poudre des combats tourbillonne déjà ; en route, à la guerre ! » et il sautait sur un cheval nu et le frappait à deux mains, il courait sur les hommes, brûlait les villes, le pied de son coursier cassait des crânes et des couronnes, le sang de la guerre fumait devant lui, il avait des vêtements pleins de sang et des mains rouges, et il appelait cela de la gloire.

Et la Luxure lui disait :« Tiens, voilà des femmes et des voluptés, tout est à toi, à toi, le roi. En est-il une qui résistera au maître ? Et si elle résistait tu pourrais l’étouffer dans tes bras et tu aurais son cadavre tout chaud et tout palpitant. N’as-tu pas des femmes qui s’épuisent en inventions pour te plaire ? N’as-tu pas des poètes qui cherchent pour toi les raffinements les plus inouïs ? Tiens, voilà des parfums qui fument, des femmes nues et étendues sur des roses, il est nuit, elles t’appellent de leurs voix douces comme des sons de la flûte. »

Et il se ruait, comme une bête fauve, sur les gorges et sur les ventres des courtisanes et des dames de haut parage ; il rugissait de plaisir, il se traînait comme un porc dans sa fange ; avec toutes ses richesses il n’était qu’ignoble, avec toute sa gloire il était vil.

Les nuits, les jours, les crépuscules et les aurores, tandis que les esclaves nues dansaient en chantant, que la fanfare retentissait sous les voûtes dorées, il était entouré d’une troupe de beautés ; toujours il avait quelque belle tête sur ses lèvres, de beaux bras blancs sur son cou ; et en foule venaient les pères, les époux, les frères, les fils, vendre leur fille, leurs femmes, leurs sœurs, leur mère. Des brunes, des blondes, andalouses à la peau cuivrée et aux cheveux noirs, femmes d’Asie aux mamelles pendantes, bondissantes et nues, filles de Grèce aux formes pures et aux yeux bleus, et celles du nord, blondes comme les soleils d’automne, blanches comme le lait des montagnes, toutes pour lui étaient là, prêtes, parées ou nues ; pour lui toutes les fleurs, tous les parfums, toutes les voluptés, toutes les amours.

Il y nageait, il s’y plongeait, il en prenait tant que son cœur pouvait en contenir, il les jetait et en prenait d’autres. Il aimait la femme aux mots d’amour, et la bouche aux dents fraîches, et les épaules blanches, couvertes d’une onde de cheveux noirs, et, quand il sentait des genoux presser ses flancs et des bras le serrer sur des seins nus, il se pâmait, il se mourait. Il était fou, idiot, stupide ; il sentait avec un enivrement machinalement une sueur de femme couler sur son corps, il tombait en fermant les yeux et rêvant d’autres voluptés, d’autres fanges dans son sommeil.

Et l’Avarice lui disait : « De l’or ! De l’or ! » et il était pris d’une cupidité insatiable. De l’or ! Il y avait dans ce mot-là une frénésie satanique, et il amassait, il en amassait jusqu’au ciel, il en tirait de tout, des hommes et des choses ; il pressait tout dans ses mains et ses mains suaient l’or, il avait des machines qui lui en faisaient, et il en avait de quoi combler des océans, il s’y roulait dessus et disait qu’il était riche. D’autres fois, il était jaloux, par caprice, d’un haillon et il le volait ; s’il voyait une parcelle de quelque chose, il avait une soif de l’avoir, il avait du poison dans les veines.

L’Orgueil lui disait : « Vois donc ! Regarde tes flottes, tes océans, tes empires, tes peuples esclaves ; tout à toi, à toi ! » et il se trouvait grand, fort, beau, il se faisait dresser des autels, il était plein d’orgueil, et son orgueil l’étouffait de plus en plus, comme s’il avait eu une tempête dans l’âme, qui se fût gonflée toujours.

Il courait donc de ses trésors à ses maîtresses, de ses esclaves à ses maîtresses, esclave lui-même, captif de ses vices, esclave et gêné d’un pli de rose sous lui.

Mais quelqu’un vint qu’on n’attendait pas, il frappa à la porte à grands coups de pieds et il l’enfonça. Tout tomba, les lumières s’éteignirent, le trône fut emporté par le vent, le palais fut fauché, le roi et ses empires, ses voluptés, ses crimes, tout cela dans son linceul, tout cela poussière et néant.

Oh ! Yuk se mit à rire, à rire toujours et longtemps ; Satan dit que cela l’ennuyait et qu’il en avait vu assez.

De l’érotique, du burlesque, du pastoral, du sentimental, de l’élégiaque ! Voyons, Yuk, une littérature au lait pour un poitrinaire !

Yuk : Que voulez-vous que nous montrions au novice ? Des fiancés, des mariés ou des morts ? Un mensonge ou un serment ?

Satan : Oui.

Yuk : Ensemble, n’est-ce pas ? Car serment et mensonge sont synonymes, ainsi que mariés et cocus, ainsi que fiancés et morts.



PETITE COMÉDIE BOURGEOISE

Scène première

Un salon confortable, une maman qui tricote avec des mitaines, une lampe avec un abat-jour, un jeune homme et une jeune fille s’entreregardent.

Le jeune homme : Eh bien ?

La jeune fille : Eh bien ?

Le jeune homme : Mademoiselle !

La jeune fille : Monsieur !

Le jeune homme : Chère amie, je vous aime (Ici un baiser), je vous aime de tout mon cœur ; si vous saviez…

La jeune fille lève un regard, le jeune homme pousse un soupir, la maman les regarde avec complaisance.

La conversation continue, on parle des projets de mariage, d’une tenue de maison ; la jeune fille fait grande parade d’économie, le jeune homme grand étalage de magnificence.

On s’enhardit. Chaque matin le jeune homme arrive avec un gros bouquet, et en sortant de chez sa fiancée il va chez son médecin, qui finit de le purger d’une incommodité gênante un jour de noces et dangereuse pour l’épousée.

C’était un bon garçon, il avait fait son droit et avait fort bien usé de ses trois ans d’étudiant ; il avait débauché un régiment de modistes et les avait toutes laissées en disant : « Tant pis ! Des femmes comme ça ! » il ne savait plus que faire, il lui avait pris envie de se ranger, de payer ses dettes, de s’établir et de se marier.

Sa femme était gentille, une grande fille blonde de dix-huit ans, élevée sous l’aile d’une bonne mère, chaste, blanche, timide.

Il l’aimait, il le croyait, il avait fini par se le persuader, il en était convaincu. S’il avait eu plus d’imagination, il se serait posé comme un amoureux de drame ; cela lui semblait drôle tout de même. Mais le jour des noces arriva.

La mariée était jolie comme un ange, le jeune homme était beau comme un gendarme ; l’une rêvait à mille instincts confus, pauvre colombe enfermée dans la cage et qui n’avait entrevu, entre les barreaux de l’honnêteté et le voile obscur des convenances, qu’un coin de ce grand ciel qu’on appelle amour ; l’autre pensait en termes plus précis et en images plus distinctes à la nuit qui allait venir : « Une vierge, se disait-il, une femme comme cela ! » et il n’en revenait pas d’étonnement.



Scène II

Une église, des conviés, des mendiants ; les prêtres rayonnent, les pièces d’argent tombent goutte à goutte dans l’offerte, beaucoup de cierges. Les mariés sont à genoux, la jeune fille frémit, palpitante d’une joie pure ; le jeune homme est frisé et a des gants blancs, il a été une heure à se laver les mains avec différents savons d’or, il embaume.

À l’hôtel de ville on prononce le « oui » d’une voix claire, tout est fini.

Yuk alors se met à rire, à rire de ce fameux rire que vous savez ; il a raison, car il a devant lui au moins un demi-siècle de ménage.

Nous sommes trop moraux pour nous appesantir sur la nuit de noces et dire tout ce qui s’y fit, ce serait cependant curieux, mais la décence, cette maquerelle impuissante, nous en empêche.

Passons à la

Scène III

Lune de miel (voyez la Philosophie du mariage, du sire de Balzac, pour les phases successives de la vie matrimoniale).

La femme s’aperçoit que son mari est beaucoup plus bête qu’elle ne le croyait ; il lui avait paru si spirituel, quand il n’était encore qu’un fiancé (suivant l’expression poétique), un parti (suivant l’expression sociale), un bon ami (comme disent les cuisinières), et une pine dans l’horizon (suivant nous) !

De plus elle aimait la poésie, les rêves, les pensées capricieuses, brumeuses et vagabondes ; et son mari commence par lui dire que Lamartine est incompréhensible, que les rêveurs sont des fous, qu’il n’y a de vrai que l’argent et la géométrie. Elle avait dans le cœur toute une couronne de fleurs parfumées, fleurs de poésie, fleurs d’amour, elle avait, plein son âme, une joie sereine, pure et religieuse ; et feuille à feuille, jour à jour, il marche sur ses illusions, sur ses pensées d’enfant, avec le gros rire brute de l’homme qui triomphe, de la raison écrasant la poésie. Il fallait dire adieu à toutes ces diaphanes rêveries, où son esprit se berçait si mollement dans un ciel sans limites, dans un Océan de délices et d’extases sans bord, sans rivage ! Quitter ses auteurs favoris qu’elle lisait les jours d’été, assise à l’ombre des ormes, ses chers poètes aux vaporeuses poésies, traités d’imbéciles par un homme de beaucoup d’esprit, disait-on !

Elle eut du dépit d’abord, puis elle finit par se persuader qu’elle avait tort, elle commença à aimer le monde, à vouloir aller au bal. Son mari y consentit, il était fier de faire briller sa femme et de montrer ses diamants ; il pouvait se dire, en regardant les hommes lui presser la taille demi-nue, en faisant le plus gracieux sourire qu’il leur était possible : « Cette femme est à moi ; vous avez le sourire, moi j’ai le baiser ; vous avez la main gantée, le pied chaussé, le sein voilé, et moi j’ai la main nue, le pied nu, le sein découvert ; à moi ces voluptés que vous rêvez sur elle, à moi cette beauté qui brille, ces yeux qui regardent, ces diamants qui reluisent ; à moi tous les trésors que vous convoitez ! » Ainsi l’orgueil s’était placé dans cet amour et le remplissait tout entier.

Scène IV

Elle eut un enfant, le plus joli du monde ; elle l’aimait, le caressait, le baisait à toute heure du jour ; c’était des joies sans fin, car c’était toute sa joie et son amour que cet enfant-là.

Son mari trouvait que ses couches l’avaient rendue laide, les cris de son fils l’ennuyaient, il ne l’aima que plus tard, lorsque la réputation du fils eut rejailli sur le père.

Cependant il retourna chez les filles et recommença sa vie de garçon. Sa femme restait le soir auprès du berceau, à prier Dieu et à pleurer. De temps en temps l’enfant ouvrait les bras et bégayait, ses petites mains potelées flattaient les joues de sa mère, rougies par de grosses larmes.

Scène V

Ce fut donc, d’une part, une vie de dévouement, de sacrifices, de combats ; et, de l’autre, une vie d’orgueil, d’argent, de vice, une vie froide et dorée comme un vieil habit de valet tout galonné ; et ils restèrent ainsi étrangers l’un à l’autre, habitant sous le même toit, unis par la loi, désunis par le cœur.

Il y eut d’un côté des larmes, des nuits pleines d’ennui, d’angoisses, des veilles, des inquiétudes, de l’amour ; et de l’autre, des soucis, des sueurs, de l’envie, de la haine, des remords, des insomnies, des mensonges, une vie misérable et riche.

Tous deux allèrent où tout va, dans la mort. La femme mourut d’abord, seule avec un prêtre et son fils ; on vint dire à monsieur que madame était morte ; il s’habilla de noir et fit commander le cercueil.

La

Scène VI

est toute remplie par un rire de Yuk, qui termina ici la comédie bourgeoise, en ajoutant qu’on eut beaucoup de peine à enterrer le mari, à cause de deux cornes effroyables qui s’élevaient en spirales. Comment diable les avait-il gagnées, avec une petite femme si vertueuse ?

Ils continuèrent ainsi à marcher de droite et de gauche, furetant dans chaque ruisseau pour y trouver une vertu, dans chaque tas de boue pour y découvrir de l’or ; ils regardaient dans toutes les maisons, il en sortait des cris de deuil, des chants de joie, là c’était une bière, ici un tonneau défoncé.

Le jour vint et la ville commença à s’éveiller ; les hommes allaient par les rues, les uns revenaient d’une orgie, d’autres pleuraient, affamés ; il y en avait qui tombaient d’épuisement et d’autres, pleins de vin, qu’écrasaient les roues des chars.

On entendit le cheval qui piaffait sur les pavés, et les pas d’hommes pressés qui couraient sur les dalles ; déjà l’or roulait sur les tables, le fouet claquait sur les épaules de l’esclave, la prostitution ouvrait sa porte vénale, le vice se réveillait, le crime aiguisait son poignard et montait ses machines, la journée allait recommencer.

Il y avait un homme en haillons ; le souffle du matin refroidissait sa peau, et quand le soleil vint à paraître il grelotta de plaisir, remua les épaules et sourit bêtement, on eût dit qu’il eût voulu faire entrer en lui la chaleur du soleil. Son teint était jaune, ses cheveux et sa barbe noire étaient couverts de poussière et de brins de paille, son grand œil bleu était vide et avait faim, sa bouche, entrouverte, avait un froid rire de bête fauve affamée.



Yuk, Satan, Smar, en ouvriers.

Yuk : Qu’as-tu, mon camarade ?

Le pauvre : Ce que j’ai ? Mais qu’êtes-vous, vous-même ? Personne jusqu’ici ne m’avait adressé une pareille question, ils passaient tous en me regardant. Mais n’êtes-vous pas du pays ? Oui, je le vois à vos vêtements. Oh ! Si vous venez du beau pays d’Allemagne, dites-moi si le Rhin coule toujours, si la cathédrale de Cologne, avec ses saints de pierre, est toujours debout ; dites-moi si les arbres ont toujours des feuilles, car, pour moi, je crois que la nature est changée depuis que je suis dans cette ville hideuse.

Yuk : Voyons, contez-nous cela, à des compagnons de votre état, de votre pays.

Le pauvre : Mon état ? Je n’en ai pas. Mon pays ? Je n’en ai plus. Est-ce qu’il y en a pour le malheureux ? Celui qui a un pays, c’est celui qui est heureux, mais le malheureux n’a pour patrie que son cœur plein d’angoisse. Que voulez-vous que je vous dise ? Je ne sais rien, si ce n’est que je hais les riches et que j’ai faim. Je suis parti de mon pays parce qu’on m’en a chassé avec des huées et des pierres, car mes guenilles étaient sanglantes, il y avait une infamie dans notre famille. Ah ! L’infamie, c’est de vivre comme je vis. J’ai donc été sans savoir où, à l’aventure, marchant dans les routes et les campagnes, vivant en volant une pomme, un fruit, un morceau de pain ; on me repoussait toujours, on disait que j’étais laid.

Yuk, riant : Ah ! Ah ! Ah !

Le pauvre : Je n’avais appris aucun métier, je ne savais que manger et je n’avais rien à manger ; parfois, j’étais pris d’une fureur immense, et il me semblait que j’aurais broyé le monde d’un coup de pied. Il me fallait, le soir, aller disputer aux chiens les immondices du coin de la borne et les haillons jetés dans la boue ; il y en avait pourtant qui sont heureux, qui font de larges repas, et quand je me demande pourquoi cela, il y a là un abîme que je ne peux combler.

Yuk, riant : Ah ! Ah ! Ah !

Le pauvre : Ne ris pas, par Dieu ! Mais écoute donc. Personne ne m’a aimé, ni homme, ni femme, ni chien, car, un jour, il y en a un qui est venu vers moi, mais, comme je ne pouvais le nourrir, il m’a mordu, et s’en est allé. Cependant, une fois, je ne sais dans quel village, j’étais parvenu à ramasser un sac d’argent en travaillant à la charpente de l’église, j’allais me marier, Marthe m’aimait ; elle vint deux fois seule, le soir, sur le rivage, me dire qu’elle m’aimerait toujours, elle avait des fleurs dans ses cheveux, elle chantait ; puis, je ne sais comment, elle n’a plus voulu de moi, un plus riche l’a prise.

Yuk : C’est ça, compère, les jeunes filles aiment les beaux cavaliers riches et les pourpoints de velours.

Le pauvre : Ne me parlez pas des riches, encore une fois, je les hais ! Moi qui meurs de faim à la porte de leurs palais, j’ai dans le cœur des trésors de haine pour eux, et quand il fait froid, que j’ai faim, que je suis malheureux et misérable, je me nourris de cette haine, et cela me fait du bien.

Satan, se logeant dans l’oreille du Pauvre : Celui-là (désignant Yuk) a une bourse sur lui : tue-le, tu l’auras ; on ne te verra pas, et, d’ailleurs, quand on te verrait… Tue-le, c’est un homme méchant. Pourquoi, quand tu lui contais tes maux, s’est-il mis à rire ? C’est un riche au cœur dur.

Yuk se découvre et laisse voir un magnifique costume ; une bourse garnie de diamants pend à sa ceinture.

Le pauvre, en lui-même : Ô mon Dieu ! Voilà des pensées que je n’avais jamais eues. En effet, si j’allais être riche à mon tour, heureux, avoir des laquais, des chevaux, des tables somptueuses, me faire servir comme un prince ? … mais tuer un homme !

Satan (idem) : Bah ! un homme ! on ne le saura pas. Dépêche-toi, personne ne passe dans la rue maintenant.

Il lui glisse un poignard dans la main ; le pauvre, fasciné, se rue sur Yuk qui tombe par terre percé de coups.

Satan : Holà la police !… Un homme d’assassiné ! prenez-moi ce gueux-là !

Le corps de l’ouvrier reste par terre, percé de coups, mais Yuk se relève.

Yuk : Vous croyiez vraiment que j’étais mort ? Oh ! Par Dieu, il n’y aurait plus de monde, ni de création, du jour où je cesserais de vivre. Moi, mourir ! ce serait drôle. Est-ce que je ne suis pas aussi éternel que l’éternité ? Moi, mourir ! mais je renais de la mort même, je renais avec la vie, car je vis même dans les tombeaux, dans la poussière ; cela est impossible.

Celui qui dira que je ne suis plus mentira comme l’évangile. Mourir ? mais il n’y aurait plus ni gouvernement, ni religion, ni vertu, ni morale, ni lois. Qui donc alors tiendrait la couronne, l’épée, revêtirait la robe ? Qui donc serait médecin, poète, avocat, prêtre ? Est-ce qu’il y aurait quelque chose à faire ? La vie deviendrait ennuyeuse et bête comme une vieille femme. Mourir ? Mais où en seraient les ménages qui sont garants de la foi conjugale ?

Ah ! je me fâche à cette horrible idée d’anarchie sociale, la morale publique ; la morale publique, les mœurs, les institutions philanthropiques, les vertus, les systèmes, les théories, songez-y, si je mourais, tout cela mourrait aussi. Comment serait-on alors ? comment concevez-vous l’idée d’un monde sans moi, sans que j’en occupe les trois quarts, sans que je le fasse vivre en entier ?

Les gens du guet prennent le Pauvre.

Satan : Tant mieux ! Ce drôle-là m’assommait. Mais, au reste, il serait fâcheux de le faire mourir sitôt, réservons-le. Il faudra qu’il brûle sa prison, viole six religieuses et massacre une trentaine de personnes avant de rendre l’âme.

Le Pauvre s’échappe des mains des soldats. Yuk se frotte les mains, s’étend au soleil, crache au nez d’un magistrat, et pisse sur l’église.

C’était une haute église, avec son porche noirci, ses aiguilles et ses pyramides de pierre. Elle était vénérable tant elle était vieille ; ils y entrèrent.

La nef était haute, vide, solitaire ; les minces et sveltes colonnes projetaient leurs ombres sur les dalles usées. Le jour se mourait, et cependant le soleil, passant à travers les vitraux rouges, jetait une lueur qui semblait s’étendre comme celle des lampes suspendues. Il y avait quelque chose de grand et de triste dans cette église ; elle était haute, si haute que les hommes paraissaient petits en bas, il n’y avait plus ni encens aux pieds de la Vierge ni fleurs sur l’autel, l’orgue avait tu sa grande voix ; — seulement, tout au fond, un drap noir, un cercueil, la messe des morts.

Celui qui était étendu dans la bière n’avait jamais tué, ni pillé, ni violé ; il n’avait point été aux galères, ni repris de justice ; c’était un honnête homme. Quand il sortit de l’église et qu’il passa, traîné dans les rues, chacun se découvrit ; on salua la charogne.

Mais le prêtre s’était dépêché, il a vite renvoyé le mort en terre. Pauvre prêtre ! Il avait déjà, dans la journée, béni six unions, fait trois baptêmes, enterré quatre chrétiens, et, quant aux communions, elles sont innombrables. Il se dépêcha, sa concubine l’attendait, elle était dans le bain chaud depuis longtemps, elle s’ennuyait. Il partit, il jeta vite la robe blanche, et rêva l’adultère.

L’église vide…

Oh ! vide comme vous savez.

Il n’y avait plus ni chants du peuple, ni voix du prêtre, ni prière de l’orgue. Qu’elle devait être belle, pourtant, les jours d’hiver, avec ses mille cierges allumés, son peuple chantant en se promenant dans les galeries, quand tout chantait et vibrait d’amour, quand, depuis la voûte jusqu’aux tombeaux, depuis le vitrail jusqu’à la pierre, tout ne formait qu’un chant, qu’une allégresse ! Qu’elle était belle, pourtant, les jours d’été, quand les moissonneurs couverts de sueur entraient et faisaient bénir les gerbes de blé ; quand les dames de haut parage, avec leurs cours de pages, de chevaliers, rois, empereurs et papes, quand tous venaient là prier, pleurer, aimer ; quand les chevaliers, avant de partir pour le pays de Palestine, venaient prendre leur épée et qu’ils disaient un éternel adieu au grand portique noir où le soleil rayonne, au clocher d’ardoises où la voix d’airain chante, et prie dans sa cage de pierre !… plus rien ! Vide comme un squelette !

Quand des pas d’homme se font entendre, il semble que l’on entend un gémissement, comme un soupir. On y voit, assis sur leurs tombeaux de pierre, les évêques, les cardinaux, les ducs drapés dans leurs manteaux de granit, étendus la bouche béante ; ils semblent dormir comme des morts. Au bas de l’église circule une pluie ruisselante, froide et grasse, une pluie verte qui suinte des murs ; le sol usé est bourré de cadavres, la terre résonne, les morts sont tassés, et la génération vivante marche sur les générations éteintes, à mesure qu’elle avance, elle s’enfonce dans la terre des tombeaux, et la suivante lui marche sur la tête.

Tout est usé, flétri, fatigué ; le plâtre est tombé d’entre les pierres, les figures de saints sont grises et mangées par le temps ; la rosace, avec ses gerbes, se décolore ; la voûte elle-même s’éventre, surchargée et effrayée de l’abîme qu’elle a sous elle.



Alors Smar, se mit à pleurer amèrement et il dit :

« Hélas ! Hélas ! Est-ce qu’il est venu quelque conquérant qui a emporté les vases d’or pour en ferrer ses chevaux ? est-ce qu’on a enlevé les reliques des saints ! les hosties sacrées ? Pourquoi donc les chants ont-ils cessé ? pourquoi l’encensoir est-il vide ? pourquoi y a-t-il tant de vers qui se traînent sur les tombeaux ? pourquoi tant d’herbes et de mousses sur les murs ? les cierges sont éteints, les fleurs sont fanées.

« Autrefois, les dimanches, les enfants venaient tout joyeux s’agenouiller aux pieds de la Vierge, et ils chantaient en regardant la flamme remuer sur la robe étoilée de Marie ; mais il n’y a plus d’enfants ici, j’en ai vu qui détournaient la tête en passant.

« Quand la neige couvrait la terre, quand la pluie tombait, quand la grêle battait les vitraux, tous venaient se réfugier sous la voûte, qui s’étendait sur eux comme l’aile d’une colombe. Quand le malheur avait frappé quelqu’un, il venait là, auprès du drap de l’autel, sécher ses pleurs, guérir ses maux. J’en ai vu qui frappaient la terre de leur front et qui mouillaient de leurs larmes les pavés de marbre, et quand ils se relevaient, il y avait un sourire d’espérance dans leurs âmes ! Ils avaient entrevu le ciel dans le malheur, le bonheur dans la foi ! »

L’église : On ne veut plus de moi ; demain, les maçons m’attaqueront par ma base, me renverseront, me démoliront pierre à pierre.

Le bénitier : Ils sont venus prendre mon eau, ils se sont lavé les mains. En vain j’ai écumé, bouillonné, ils ont craché dans mon onde et se sont amusés à voir les cercles que cela faisait.

La nef : Tout a passé sous moi : noces, funérailles, morts et vivants. J’étais l’écho des chants, je renvoyais les soupirs et les cris de douleurs ; c’était vers moi que volait l’encens, que montaient le parfum des fleurs, et la voix des prières, la fumée des cierges. Que de fois j’ai resplendi, j’ai vibré ! Mais je suis triste, j’ai envie de me coucher sur les dalles qui sont à mes pieds.

Les colonnes : Autrefois on nous entourait de guirlandes, maintenant nous sommes nues. Nous sommes, depuis six cents ans, séparées les unes des autres, nous nous enfonçons sous terre ; je crois que l’église tout entière s’affaisse dans un bourbier, on dirait d’un démon qui pèse sur son toit et l’écrase.

Les vitraux : Que de fois le soleil a illuminé nos couleurs, maintenant nos reflets n’éclairent plus rien. Les pierres de la rue viennent nous casser chaque jour, les vents nous jettent par terre ; il faudra remporter toutes nos fleurs, toutes nos couleurs aux pieds du bon Dieu.

Les dalles : On nous a usées, nous sommes trouées en maints endroits, nous sommes lasses d’être foulées par des pieds impurs, les morts qui sont sous nous semblent nous repousser de dessus eux. Pourquoi nous a-t-on tirées des flancs de la montagne, où nous étions si paisibles, au sein de la terre ?

La cloche : Depuis longtemps je suis muette, personne ne vient plus prendre mon bourdon et faire aller ma bascule ; est-ce que les hommes sont tous morts ? Autrefois ma voix d’airain chantait à tue-tête, je faisais trembler mon clocher tout frêle, la tour remuait, ivre, et frémissait sous mon poids. Je chantais bien haut dans les airs, et je voyais arriver des campagnes hommes, femmes, vieillards et enfants, accourant, accourant vite et se pressant sous mon portail. Du jour où on me monta ici, j’ai toujours été fêtée, honorée comme la reine de l’édifice, comme la tête de la cathédrale. N’était-ce pas moi, en effet, qui portais la prière de tous dans mes spirales d’harmonie ? Aujourd’hui seulement je me tais, je m’ennuie toute seule, et, si haut, le vertige me prend ; je crois que je vais m’écrouler avec mon clocher, j’ai plutôt envie de me faire fondre en boulets et de courir dans la plaine.

Les gargouilles : Voilà assez longtemps que nous sommes là, droites, hérissées, suspendues ; on nous regarde en bas sans terreur. Autrefois nous crachions l’eau de l’orage, en grimaçant si bien qu’on avait peur ; maintenant ils nous regardent d’en bas en ricanant. Oh ! J’ai envie de m’en aller, de me détacher de la pierre et de sauter ; je m’allonge tant que je peux, mais j’ai les pieds pris dans la cathédrale. En nous efforçant toutes à la fois, nous pourrons peut-être nous en déraciner, ou l’entraîner derrière nous ; faisons tous nos efforts, poussons en avant, tendons nos jarrets de granit, hérissons nos crinières de pierre. Nous avons envie de nous mettre à marcher sur la terre avec les serpents et de sauter par bonds, au lieu de rester suspendues dans l’infini, à regarder la foule s’agiter en bas et les hiboux battre des ailes autour de nos flancs.

Et Satan aussitôt dit à l’église :

« Non, je ne veux plus de toi ! Il y a longtemps que tu me gênes dans ma marche et que tes aiguilles embarrassent mes pas ; je t’abattrai, car tu es belle quoique vieille, et je te hais de ma haine éternelle ; je t’abattrai, car tu obstrues mes rues, et les chars courront mieux quand tu n’y seras plus.

« Tu n’as plus pour te défendre ni l’amour du croyant ni celui de l’artiste, mon esprit s’est infiltré dans tes veines depuis la base de ton plus profond pilier jusqu’à l’air qui surmonte ta plus haute aiguille, le vice suinte de tes pierres, et le doute te ronge à la face et te mange la figure. Que veux-tu faire ? Tu vas retomber sur la terre, où l’herbe te couvrira pour toujours.

« Ainsi, mon bénitier, comme tu es de marbre blanc et solide, tu seras ma coupe où je bois du sang, ton eau servira à laver les pieds de quelque cheval de guerre.

« La nef va tomber par terre, la voûte va s’éventrer comme un ventre trop plein et qui crève.

« Les colonnes frêles vont se casser comme un roseau sous le poids de leur cathédrale, qui s’abaissera tout à l’heure comme un flot de la mer qui s’est monté bien haut, et qui tombe ensuite sur la surface unie et vide.

« Et vous, mes dalles, comme vous êtes vieilles, on pavera les rues avec vos faces plates et carrées ; et le pied de la courtisane, le pas du mulet, les roues des chars vous useront si bien que vous ne serez plus que de la poussière qu’enlèveront les vents.

« Et toi, ma grosse cloche, on va encore te fondre et te ronger ; tu vas hurler et bondir dans la plaine ; chaque fois que tu chanteras, ta voix tuera des hommes sur son passage.

« Et vous, vitraux bigarrés, vous allez tous vous casser, vous aurez le plaisir de vous voir sauter et rebondir, en vous brisant de nouveau sur la terre.

« Les gargouilles vont tomber pierre à pierre, vous assommerez toutes quelqu’un dans votre chute ; mais on vous ramassera avec soin, on vous grattera, on vous blanchira pour en bâtir quelque entrepôt, quelque lupanar immonde où je vous reverrai souvent.



Il dit, et aussitôt l’église s’écroula tout entière, depuis son sommet jusqu’à sa base ; elle s’écroula d’un seul coup, ce fut un fracas horrible. Mais il y eut un immense rire qui accueillit cette chute, les philosophes battaient des mains ; mais un autre rire les domina tellement qu’ils disparurent tout à fait. Celui-là, vous le connaissez, c’était celui de Yuk.



Et Smar se trouva seul dans une plaine aride, avec de la cendre jusqu’au ventre ; il s’y enfonçait à mesure qu’il tâchait de s’élever. Tout était morne, mort et détruit autour de lui.

Il disait :

« Où suis-je ? où suis-je ? J’ai monté dans l’infini, et j’ai eu vite un dégoût de l’infini ; je suis redescendu sur la terre, et j’ai assez de la terre. Aussi que faire ? La nature et les hommes me sont odieux. Oh ! quelle pitoyable création ! »

Et il se mettait à rire aussi.

« Je suis las de tout ; il faut donc mourir. Quels sont ces esprits qui m’ont conduit où j’ai été ? »

Satan se présente à lui et lui dit :

« C’est moi, c’est moi, je suis le Diable ! »

Smar fut tout épouvanté et faillit mourir.

Satan : D’où te vient cette horreur ? Pourquoi me craindre ? Si je voulais, je t’emmènerais déjà dans mon enfer, où ta chair repousserait toujours pour brûler toujours, car tu t’es donné à moi depuis longtemps. N’as-tu pas maudit la vie ? N’as-tu pas ri de la création ? N’es-tu pas plein de doute et d’ennui ? Il n’y a de bonheur que pour ceux qui espèrent dans la joie de leur foi.

As-tu compris une seule des choses que tu as vues ? As-tu senti tout ce dont tu dis que tu as dégoût ? Que sais-tu de la vie ?

Smar : Je croyais l’avoir connue et, en effet, je vois qu’à peine je l’ai vue ; je crois toujours voir la lumière, et puis tu me replonges dans l’ombre. Non ! Je ne vois plus qu’un horizon noir, obscur et vague.

Tiens, regarde ! La cendre me vient jusqu’au ventre, le soleil s’est couché, il n’y a plus sur la plaine qu’une teinte morne et rouge, comme le reflet d’un incendie éteint. Dis-moi donc si l’horizon ne s’éclairera pas et si le soleil dormira toujours dans les ténèbres ? Où veux-tu que j’aille ? Et pour quoi faire ? Me donneras-tu des prairies pures, des océans sans tempête, une vie sans amertume et sans vanité ?

Satan : Non ! Je veux au contraire que les tempêtes et les vanités soufflent dans ton existence comme le vent dans la voile, t’entraînent vers quelque chose d’immense, d’inconnu, et que moi seul je sais.

Smar : Mais ne suis-je pas déjà assez ployé comme un roseau ? Tu veux donc que l’orage aille toujours jusqu’à ce qu’il m’ait brisé tout à fait ?

Satan : Oui ! Pour te laisser sur quelque grève déserte, où le désespoir, comme un vautour, viendra manger ton âme.

Smar : J’irai donc ainsi de dégoûts en dégoûts, repu et toujours traîné aux festins ! Tu vas me conduire ainsi par les mondes ! Oh ! J’en ai assez. Grâce ! Toujours de l’ennui morne et sombre ! Toujours le doute aux entrailles ! Pitié ! Pitié !

Satan : Non ! Non ! Je veux que tu n’aies plus de doute, et que ta pensée s’arrête et ne tournoie plus sur elle-même comme la terre dans sa course ivre et chancelante.

Smar : Et que vas-tu me faire ? Vas-tu me changer, me donner un autre corps ? Car le mien est déjà vieux ; j’ai en moi le souvenir de dix existences passées, et déjà je me suis heurté à tant de choses que si je vais ainsi je tomberai en poussière.

Satan : Ton sang est vieux, dis-tu ? J’y ferai couler du poison dedans, qui nourrira ta chair flétrie ; je te soutiendrai jusqu’au jour où tu pourras aller seul, jusqu’au jour où je te lâcherai de ma griffe.

Maintenant va, cours, bondis dans les vices, les crimes et les passions. Oh ! Je vais animer ton existence, je vais te gonfler le cœur jusqu’à ce qu’il crève percé ; je vais t’en donner, t’en donner jusqu’à ce que tu n’en puisses plus ; tu vas courir sous un soleil de plomb, tu vas traverser des mares de sang et des océans de boue, tu vas vivre. N’as-tu pas un but ? N’es-tu pas destiné à accomplir une mission ? Mission de souffrance et d’angoisses ! Quand tes membres seront usés, que tes pieds eux-mêmes seront réduits en poudre, je te pousserai toujours, et tu iras ainsi dans cet infini des douleurs jusqu’à ce que tu ne sois plus rien, rien. Entends-tu cela ?

Tu croyais donc que tu pouvais regarder la vie, t’approcher du bord et puis t’en éloigner pour toujours ? Non ! Non ! Je vais t’y plonger longtemps, et tu vas en sonder toutes les fanges, en boire toute l’amertume.

Dis-moi, que veux-tu ? Forme un rêve, creuse une idée, désire quelque chose, et ton rêve aussitôt va devenir une réalité que tu palperas des mains ; je te ferai descendre jusqu’au fond du gouffre de ta pensée, j’accomplirai ton désir.

Smar : Que sais-je ? Car j’ai mille passions sans but, mille instincts confus ; j’ai comme, dans mon âme, les débris de vingt mondes, et je ne sens pas un souffle qui puisse ranimer toutes ces fleurs flétries de croyance et d’amour, d’illusions perdues ; mon cœur est sec comme un roc brûlé du soleil et battu de la tempête, je suis lassé comme si j’avais marché depuis des siècles sur une route de fer.

Et pourtant j’ai encore besoin de vivre ! Je sens, tout au fond de mon âme, quelque chose qui remue encore, et qui palpite, et qui veut vivre, quelque chose qui demande et qui appelle comme une voix d’enfant dans la nuit, cherchant sa mère. Parfois mon sang bouillonne comme si mes veines étaient d’airain rouge.

Oh ! Si quelque rosée du ciel, toute humide et toute fumeuse de parfums, venait baigner mon cœur et l’endormir ! Si le vent frais des nuits d’été pouvait ranimer mes yeux usés et fatigués de veilles et de fatigues !

Satan : Viens, viens, mon maître, ta course n’est pas finie ; tu te plaindras quand tu seras vieux ; sois ferme, aie le cœur dur pour vivre longtemps et ne désespère pas de l’avenir, si tu veux être heureux. Regarde le monde, il y a bien quelque six mille ans qu’il sue et qu’il travaille dans le cercle de l’infini, et il croit avancer parce qu’il tourne.

Allons ! Allons ! Tout est à toi, l’enfer va te servir ; le monde, pour te plaire, s’étale comme une nappe. Que veux-tu manger ? De quoi veux-tu te nourrir ? De gloire ? Des voluptés ? Des crimes ? Tout, tout est à toi !



Satan siffla, et deux chevaux ailés se présentèrent, leur dos était long et se pliait comme un serpent, leur large queue noire battait la terre, leur crinière flottait et sifflait au vent, leurs ailes se déployaient comme des ailes de chauves-souris, et, quand ils furent emportés par eux, on n’entendait que le bruit des vagues d’air que remuait leur vol, et celui de leurs naseaux qui lançaient la fumée. Ils couraient à pas de géant sur le monde ; sous eux étaient perdus les villes, les campagnes, les tours, les clochers, les mers ; ils allaient traversant les empires, et ce vol de l’enfer passait aussi vite que la poudre, ils semblaient eux-mêmes emportés par la tempête avec le sable du rivage. Satan se tenait immobile, droit, plein de majesté et d’orgueil, il regardait tout disparaître derrière lui, tout apparaître devant ; Smar se tenait couché sur la crinière, à laquelle il se cramponnait pour se soutenir.

Ils allaient côte à côte, dans cette course effrénée du monde. Emportés par leurs chevaux, tout passait devant eux : pyramides, armées, tombeaux, ruisseaux, manteaux de pourpre, empires, tout cela passait comme l’espace qu’ils franchissaient. Leurs coursiers faisaient battre leurs ailes et baissaient la tête pour mieux bondir, mais Satan les pressait du flanc :

« Allons, disait-il, allons plus vite, ou je vous attacherai à la queue de quelque comète qui, dans sa course éternelle, vous fera mourir de fatigue. Plus vite ! Mangez donc l’air ! Êtes-vous fatigués déjà pour quelques mille lieues que vous avez été toute une heure à faire ? Allons ! Plus vite, ou je vous casse la tête d’un coup de pied. Les nuages roulent, la neige tombe sur les montagnes, la mer se tord et mugit, l’air siffle, étendez-vous plus long, d’un bond franchissez-moi cette montagne, d’un coup d’aile passez-moi cet Océan. Quand vous serez fatigués, vous irez vous reposer sur le coin de quelque nuée, et quand vous aurez faim, je vous donnerai à manger le marbre de quelque sépulcre. »

Et la course recommençait, plus vive, plus longue, plus silencieuse, plus terrible. On les voyait de loin, dans les airs, marcher sur le vide et courir dans l’infini.

Quand les chevaux furent bien las, que leur crinière eut bien battu leur croupe, et que leurs flancs pressés furent couverts d’écume et de sang, ils finirent par tournoyer en planant dans les airs et s’abattirent sur la terre.

C’était le soir, le soleil se couchait, et ses teintes cuivrées illuminaient les coteaux ; c’était dans un cimetière de village, parmi les tombes grasses et les herbes. Les coursiers se traînaient sur le sol jonché de pierres brisées étendues, et leurs ailes raclaient sur la terre ; ils étaient haletants et se traînaient comme des lézards, couchés sur le ventre.

L’église était vieille, toute ridée, toute grise ; on voyait, à travers ses vitraux, quelques lampes s’allumer et s’éteindre ; des paysans jouaient et couraient devant le porche.

Smar et Satan s’étaient assis au pied de l’if dont les rameaux allaient tout alentour, comme une large rose verte. Il se fit un silence, les hommes se turent, le vent cessa de souffler ; la nuit vint, Satan et Smar se regardèrent longtemps l’un l’autre sans rien dire.

Satan était étendu sur l’herbe, il promenait son regard fauve sur l’horizon, et sa griffe entrait machinalement dans une fente de tombeau et remuait sa cendre. Smar le regardait, plein d’effroi, il tremblait comme la feuille, jamais il ne s’était senti si faible.

La nuit vint, une nuit toute splendide, pleine de clartés ; les feux rouges et bleus sortaient et rentraient de terre, la terre remuait et semblait s’agiter comme les vagues ; les hommes se mirent à fuir, mais la terre du cimetière montait sur les corps et les engloutissait. Les vitraux de l’église parurent s’agiter eux-mêmes et prendre vie, les lampes, allumées et vacillantes, les frappaient par derrière et semblaient les faire remuer, comme si les fleurs peintes eussent été des fleurs vertes et que quelque vent d’enfer les eût agitées.

Les personnages se mirent à marcher d’eux-mêmes, et Smar vit le Christ dans le désert. Il était seul. Tout à coup le diable se présentait à lui, il avait une tête monstrueuse et ricanait horriblement, le Christ avait peur, Satan ouvrait la bouche, étendait les mains et faisait claquer ses ongles.

Smar se détourna vivement vers lui, il lui semblait le voir ainsi, mais plus horrible ; il marchait dans le feu, et une sueur de sang coulait sur son corps. Les tombeaux semblaient s’agiter comme des débris de navire, sur les vagues vertes du gazon, qui ondulait mollement et laissait voir des quartiers de squelettes et de cadavres, qu’allaient déterrer les coursiers ailés, et ils les mâchaient lentement.

Puis tout disparut, les ténèbres reparurent et l’on n’entendit qu’une pluie éternelle d’un sang bouillant et plein d’écume, qui brûlait la terre en tombant.

Smar tout à coup vit Yuk se berçant, en riant et en se tordant dans les convulsions d’un rire immense, à une longue corde qui partait du ciel et descendait jusqu’à l’enfer.



Ils reprirent leur route, et ils allaient par la nuit obscure, si loin qu’ils changèrent de monde et qu’ils arrivèrent au bord d’un beau fleuve.

On entendait le bruit de l’eau dans les bambous, dont les têtes ployaient sous le souffle du vent ; les ondes bleues roulaient, éclairées par la lune qui se reflétait sur elles ; au ciel les nuages l’entouraient et roulaient emportés en se déployant, et les eaux du fleuve aussi s’en allaient lentement, entre les prairies toutes pleines de silence, de fleurs.

Les flots étaient si calmes qu’on eût pris le courant pour quelque serpent monstrueux qui s’allongeait lentement sur les herbes pour aller mordre au loin l’Océan. Cependant on voyait glisser dessus les ombres scintillantes des étoiles et les masses noires des nuages ; souvent aussi les deux ailes blanches des cygnes disparaissaient dans les joncs verts.

La nuit était chaude, limpide, toute vaporeuse de parfums, toute humide de la rosée des fleurs ; elle était transparente et bleue, comme si un grand feu d’étoiles l’eût éclairée par derrière. C’était un horizon large et grand, qui baisait au loin le ciel d’un baiser d’amour et de volupté.

Smar se sentit revivre ; je ne sais quelle perception, jusque-là inconnue, de la nature entra dans son âme comme une faculté nouvelle, comme une jouissance intime et transparente, au dedans de laquelle il voyait se mouvoir confusément des pensées riantes, des images tendres, vagues, indécises. Il resta longtemps plongé dans la béatitude de l’extase et se laissant enivrer par tout cela, laissant son âme humer par tous ses pores l’harmonie et les délices de ce ciel diaphane, si large et si pur ; de cette campagne, avec ses herbes courbées par la brise embaumante, avec les fleurs balançant leurs calices et laissant échapper le parfum qui s’envole ; de cette onde de lait murmurante et douce dans les roseaux, avec ces cygnes dont le pied bat mollement les flots endormis, qui viennent mouiller d’un baiser tout fumant le sable doré et jonché de coquilles blanches.

Son âme se déployait et nageait à l’aise, elle étendait ses ailes et planait au milieu de cette création, toute ivre de parfums, toute dormeuse et nonchalante, comme une sultane sur des lits de roses. On sentait que la terre toute tiède grandissait en beauté dans son sommeil.

Voilà que les ondes s’arrêtent et semblent une lame d’argent qui est demeurée sur l’herbe, les joncs se taisent, les fleurs s’ouvrent, la nuit devient encore plus transparente, plus longue, plus voluptueuse ; et tandis que Smar restait là, on voit s’élever, sortir, apparaître et s’enfuir, parmi la clarté douteuse, comme des ombres qui passent. De vagues formes de femmes nues, blanches, venaient autour de lui, marchant avec leurs pieds nus sur le tapis vert et frais ; elles l’entouraient, le regardaient, l’appelaient, puis elles s’en allaient bien vite, bien vite, en courant ; les unes se courbaient jusqu’à terre, et l’on voyait leur dos blanc, tout couvert de cheveux noirs, se plier avec un mouvement de fleur sous la brise ; les autres s’étendaient sur ses genoux, et leur tête retombait par terre et laissait voir leur gorge palpitante et brune ; elles étaient vives, folâtres, errantes, douteuses comme une suite d’images dans un songe d’amour. Elles venaient lui jeter des fleurs à la figure, en dansant autour de lui ; elles s’entrelaçaient avec leurs bras ronds et blancs sur leurs hanches de marbre, on voyait leur cou de cygne se ployer en arrière et leur gorge remuer comme si elles eussent chanté.

Car elles chantaient, mais si bas, si confusément que Smar n’entendait que des sons doux et faibles, comme ceux d’une flûte au dernier soupir d’une vibration mourante. Elles allaient dans le fleuve, et en ressortaient avec leurs beaux corps tout humides et leurs cheveux mouillés sur leurs seins ; souvent le flot d’azur les apportait devant lui, comme dans des bras invisibles et embaumés.

Smar alors sentit en lui quelque chose qui montait comme une vague géante ; il avait devant lui je ne sais quelles illusions, qui éclairaient son cœur et le menaient déjà dans un avenir tout plein de délices, il voulait courir après, mais il lui échappait toujours et il courait toujours.

Elles étaient si belles ! Il y en avait qui descendaient de la nue grise, d’autres qu’apportaient les flots, d’autres qui sortaient de dessous terre, d’entre les herbes, les fleurs, et qui semblaient venir soit d’un rayon de la lune, soit du parfum d’une rose, oh ! Belles ! Belles ! Et si fines, si transparentes, qu’on les aurait prises pour les plus beaux rêves d’un poète ! Il y en avait de blanches avec des cheveux d’or, d’autres qui étaient brunes, ardentes, et qui avaient des yeux noirs qui semblaient lancer des jets de flammes.

C’était si beau de voir cette guirlande de femmes nues, entrelacées et remuant toutes, que Smar courait dévoré par la rage. Elles lui échappaient des mains, et puis elles revenaient devant lui. Il avait un désir, un désir immense ; son âme était une chaudière rouge où se brûlait, toute torturée, une passion gigantesque ; il y avait un démon en lui, qui le poussait en avant, lui disait cent choses infinies et lui chantait des chants sans mots, sans phrases, sans idées, mais quelque chose d’ardent, de dévorant, de large et de plein de colère, de frénésie, de plus rapide que la poudre, plus brûlant que le feu. Il allait, courait, venait ; tout son sang bouillonnait ; sa chair remuait et semblait se repétrir dans cette passion, ses os étaient broyés, sa pensée malade courait dans un cercle de fer et se brisait la tête en voulant le franchir.

Enfin Satan en eut pitié, il frappa la terre avec son pied et il en sortit un palais. Smar se trouva dans une large salle, assis à une table toute couverte de mets ignorés ; il se précipitait dessus en savourant avec délices les premières bouchées, et buvait quelques gouttes des liqueurs les plus parfumées. Les lambris de marbre blanc, les pavés d’or étaient sculptés, ciselés ; il y avait de place en place des femmes nues et belles comme des statues, elles se confondaient avec elles ; des clartés ruisselantes illuminaient tout cela. C’étaient des chants sans fin, doux et purs comme celui de l’alouette dans les blés, comme la voix qui dit : je t’aime, dans un baiser ; c’était partout formes de rose, seins d’albâtre, beautés sans nombre, ivresses infinies.

Enfin, imaginez quelque chose de plus suave qu’un regard, de plus embaumant que les roses, de plus beau, de plus resplendissant que la nuit étoilée, la volupté sous toutes ses formes, sous toutes ses faces, avec ses ravissements, ses transports, ses battements de cœur, ses ivresses, son délire ; rêvez tout ce que vous voudrez de plus beau, de plus délirant ; songez aux formes les plus belles, aux mots les plus amoureux ; formez-vous dans votre esprit, avec l’imagination la plus délirante d’un poète et les souvenirs les plus superbes et les plus titaniques de Rome, une fête de nuit, une orgie toute pleine de femmes nues, belles comme les Vénus, avec des chœurs de voix, avec des coupes d’or, avec les mets les plus exquis, les boissons les plus fumeuses ; dites-vous, si vous voulez : il y avait un palais fait avec du marbre et de l’or, des clartés sortaient des murs, les arbres portaient un feuillage rose, la mer roulait des flots de lait d’où sortaient des nymphes avec des couronnes et des guirlandes, il y avait des danses et des voluptés sans fin, des frénésies, des femmes sur des piédestaux, dans les poses les plus lubriques, les plus exquises ; croyez-vous donc qu’avec vos misérables mots, votre style qui boite et votre imagination qui bégaie, vous parviendrez à rendre une parcelle de ce qui arriva cette nuit-là ?

Avec votre langue châtrée par les grammairiens et déjà si pauvre, si châtrée d’elle-même, pouvez-vous exprimer tout le parfum d’une fleur, tout le verdoyant d’un pré d’herbe ? Me peindrez-vous seulement un tas de fumier ou une goutte d’eau ? Est-ce que le mot rend la pensée entière ? Est-ce que l’expression ne l’étreint pas dans elle-même ? Auparavant elle était libre, immense, impalpable, et vous la fixez, vous la collez, vous la clouez sur une misérable feuille de papier avec un mot bien pâle et bien sec. Voyons donc ! Avec des mots, des phrases et du style, faites-moi la description bien exacte d’un de vos souvenirs, d’un paysage, d’une masure quelconque ! C’est là ce qui me désole. Savez-vous que j’ai rêvé longtemps à cette superbe orgie, et que je suis lassé de voir que je n’ai avancé à rien, et que je ne peux pas vous dire le moindre mot de cette pensée ou de cette chose qu’on nomme volupté, chose si transparente, si fine, si légère, une vapeur insaisissable et rose dans laquelle flottille l’âme toute oppressée et toute confuse.

Un jour que j’aurai de l’imagination, que j’aurai été penser à Néron sur les ruines de Rome, ou aux bayadères sur les bords du Gange, j’intercalerai la plus belle page qu’on ait faite ; mais je vous avertis d’avance qu’elle sera superbe, monstrueuse, épouvantablement impudique, qu’elle fera sur vous l’effet d’une tartine de cantharides, et que, si vous êtes vierge, vous apprendrez de drôles de choses, et que, si vous êtes vieillard, elle vous fera redevenir jeune ; ce sera une page qui passera en prodigalité la poésie de M. Delille, en intérêt les tragédies de M. Delavigne, en exubérance le style de J. Janin, et en fioritures celles de P. De Kock ; une page enfin, qui, si elle était affichée sur les murs, mettrait les murs en chaleur eux-mêmes, et ferait courir les populations dans les lupanars devenus désormais trop petits, et forcerait hommes et femmes à s’accoupler dans la rue, à la façon des chiens, des porcs, race fort inférieure à la race humaine, j’en conviens, qui est la plus douce et la plus inoffensive de toutes.

En attendant, je m’arrête, car tout ce que j’ai de plus poétique à vous dire est de ne rien dire.



Mais voilà Smar qui s’est levé de dessus son lit de rose, les roses le fatiguaient, et il s’est assis par terre, sur le pavé de marbre blanc incrusté de diamant ; il est essoufflé, la sueur coule de son front, son grand œil, morne et vide, tout sec de larmes, se promène lentement et va se fermer ; sa paupière est de plomb, ses membres sont brisés de fatigue, son âme est navrée d’amertume et de dégoût.

Pourquoi donc ?

Les femmes viennent devant lui, elles l’appellent, elles retournent leurs croupes vermeilles et blanches, leurs hanches de satin se présentent à lui, leurs cheveux ondoient sur leurs épaules d’albâtre, leur sein palpite, leurs dents de perles laissent passer le sourire, leurs yeux, d’où découle une expression toute tendre, toute ardente, noyés dans une amoureuse langueur, le regardent en face. Tout à l’heure il courait après, il sautait, il bondissait, il rugissait de plaisir, il se pâmait, il se mourait ; et voilà qu’il les repousse, qu’il n’en veut plus, qu’il détourne la tête et veut dormir. On lui apporte, dans des plats d’or, un mets pour lequel ont travaillé pendant trois jours vingt esclaves ; des flottes sont parties dans tous les sens pour en rapporter ce qu’il faut ; ce n’est ni un fruit, ni une viande, ni un poisson, c’est de l’inouï, de l’inventé, quelque chose à mourir de plaisir ; à peine s’il l’a mis sous son palais qu’il l’a recraché. On lui présente, dans une coupe de diamant ciselé, un vin d’azur pilé avec des grappes du raisin d’Asie, tout embaumé des parfums les plus doux, un vin si délicieux qu’on n’en boira jamais de pareil ; à peine s’il en a mouillé sa lèvre que la nausée lui est venue et qu’il l’a jeté par terre.

Tout à l’heure il aimait les mots d’amour, l’alcôve fermée, la femme frémissante et évanouie la gorge étendue ; il aimait les soupirs, les baisers, les longues pâmoisons, les yeux noyés de larmes ; il aimait la danse ivre, folâtre, longue chaîne amoureuse ; il aimait les resplendissantes clartés, la lune argentant les pelouses vertes, il aimait le mystère des bois, le parfum des fleurs ; il aimait toutes ces choses qui navrent l’âme et la font fondre en délices.

Qu’a-t-il donc ? Tout cela était pourtant bien beau ! et avec quelle ardeur il l’avait convoité ! que de fois il avait appelé dans ses rêves ce quelque chose de surhumain et d’impossible !

Il s’ennuie.

Il a l’âme pleine, et vide comme un ballon rempli d’air.

Non ! Tout cela, toutes ces beautés sans nombre, toutes ces délices inventées, il n’en veut plus ; il reste là sur le flanc, ivre mort, le dégoût plein le cœur, le corps fatigué, l’œil morne et béant ; la volupté le lasse, elle l’a remué, chatouillé, irrité, puis elle l’a pris, l’a brisé comme un roseau, et l’a jeté ensuite dans la satiété et l’ennui, l’ennui brut et mort comme une chape de plomb qui couvre l’âme et l’écrase.

Et Yuk est encore là avec son ignoble figure ; il bave sur la pourpre, il casse le marbre et fond l’or ; il brise les statues, il boit les vins et crache sur les mets ; il prend les femmes, les épuise depuis la tête jusqu’aux pieds, depuis les larmes jusqu’au rire, le corps et l’âme ; il fait tout vil et laid, il vieillit la jeunesse, enlaidit la beauté, abaisse ce qui est grand, rend amer ce qui est doux, il dégrade la noblesse ; le voilà qui s’établit comme un roi dans la volupté et qui la rend vénale, ignoble, crapuleuse et vraie.

Smar se met à rire lui-même et à mépriser la chair ; il se relève, dresse la tête et s’écrie :

« Satan ! Satan ! je ne veux pas de tes joies. Autre chose ! Allons, un cheval ! une armée ! des batailles ! du sang ! j’en veux à y noyer des peuples ! Crois-tu donc que je suis fait pour m’endormir dans la mollesse et m’abrutir dans les voluptés ? Arrière tout cela ! te dis-je, je veux être grand, immense ; je veux être un des souvenirs du monde, et le manier dans mes deux mains, et le battre longtemps avec les quatre pieds de mon cheval. »

Et le voilà parti comme la flèche que l’arc tendu a lancée en avant, il traîne derrière lui toute une armée qui court pour le suivre, il passe les Alpes, l’Himalaya, traverse les océans, les déserts, il va.

Un vautour plane sur sa tête et étend ses ailes noires ; quelquefois il vient s’abattre sur sa couronne et pousse des cris rauques, en voyant le sang rejaillir et la plaine, toute couverte d’hommes, se couvrir de cadavres comme des épis fauchés ; il va toujours.

Il va, et partout derrière lui il se fait une grande ruine, la terre est calcinée, l’herbe ne repousse plus, la cendre vole aux vents, les fleuves sont encombrés de morts, le sang rougit la neige des montagnes. Les hommes meurent à ses côtés et tendent des bras suppliants vers lui, mais le poitrail de son cheval renverse les pyramides, et ses pas broient les villes ; il va.

Et l’on n’entend plus derrière lui qu’un grand soupir, qu’un dernier râle, on palpite encore, l’incendie n’a plus que sa fumée, les cadavres pourrissent, les os sont blanchis par les pluies d’orage ; il va.

En vain il a rencontré le hameau où il naquit, la cabane où sa mère le mit au jour ; il a brûlé la moisson, il a renversé le toit de son père ; il a passé et l’on n’a plus vu qu’une longue trace de sang. Il a mis des chaînes aux peuples qu’il a vaincus ! Puis il a dit : « je reviendrai » , et il est parti, et ils sont tous morts dans la servitude, voilà les fers qui sont rouillés et les squelettes qui craquent aux vents.

Il a tout détruit, est-ce qu’il ne veut faire de la terre qu’un vaste tombeau pour y enfermer son nom ? Ne s’arrêtera-t-il jamais ? Il a usé vingt générations à le suivre, et il va toujours, il va si vite que les aigles ne le peuvent suivre et que les vautours n’ont pas le temps de finir leur large festin ; son manteau flotte au vent, son épée est cassée, il bat son cheval avec son sceptre, et il lui enfonce les talons dans le ventre ; la crinière de son coursier est hérissée, l’écume blanchit sa bouche, son sabot est tout usé, il lève la tête pour humer la vapeur du sang.

Jamais il ne s’arrête, jamais un regard vers le passé, car la tête en avant et fronçant le sourcil, son œil dévore l’horizon, il marche à grands pas dans l’avenir et rêve les conquêtes d’un autre monde ; il a un démon ailé qui vole devant lui et lui crie, avec la voix des armes qui s’entrechoquent : « Encore, encore cela ! Il y a un océan que tu n’as pas traversé, un empire de plus ! Est-ce assez ? marche donc ! » il se sent poussé lui-même avec le vent qui remue ses drapeaux, il désire que le monde soit plus grand pour que sa conquête soit plus grande, il voudrait courir avec le canon pour porter plus vite la mort et le néant.

Son lit de lauriers est trop petit, il jette des flottes sur les océans et des armées sur les empires, il va toujours cassant, broyant, emportant dans ses deux bras les peuples éplorés et traînant le monde esclave à la croupe de son cheval.

Quand son navire fend les ondes, la carène remue les cadavres balancés par la vague et les débris des flottes. Quand son cheval galope, souvent le sang lui vient jusqu’au poitrail, souvent son pied entre dans le ventre des morts. S’il lève la tête, il voit un ciel rougi par la lueur de l’incendie.

Il marcha ainsi longtemps, si longtemps que la terre était déserte du sud au nord. Il passa par l’Asie et l’Europe, l’ancien et le nouveau monde ; il traversa les océans de la glace et les mers du sud où l’eau brûle et fume sur un sable de feu ; les déserts, les forêts, tout garda l’empreinte sanglante du talon du vainqueur qui avait broyé quelque chose à chacun de ses pas.

Il alla toujours. Il vit bien des frais ruisseaux, bien des bois pleins de mousse, de larges feuillages et des belles roses, et il ne désaltéra pas au ruisseau sa gorge séchée par la poussière, il n’y lava pas ses mains, il ne s’assit pas sous les feuilles vertes pour regarder les nues s’en aller et venir dans le ciel. Il n’aimait rien ; son âme était vide comme le désert et insatiable comme lui, à mesure qu’il avançait, son ambition se grossissait aussi, la montagne montait toujours plus vite que le voyageur.

Enfin il arriva que tout fut fini, et qu’un jour son cheval s’abattit au bout du monde, devant l’infini Océan que l’homme ne peut franchir, au bord duquel il reste toujours, regardant s’il ne verra pas apparaître quelque cavale pour partir, quelque étoile pour l’éclairer ; il est là, s’amusant à ramasser des débris de coquilles et parcelles de grains de sable.

Il avait donc tout fini. Que faire ? où aller ? la terre était déserte, vide d’esclaves et d’armées. Il leva les yeux vers le ciel et fut pris d’une ardeur sans bornes :

« Qu’est-ce que le monde ? Qu’il est petit ! j’y étouffe, s’écria-t-il, élargis-moi cette terre ! étends ses océans, recule-moi ces bornes-là, élargis-moi l’atmosphère où je vis. Est-ce tout ? est-ce que la vie se bornera là ? J’ai dévoré le monde, je veux autre chose : l’éternité ! l’éternité ! »

Et il tâcha de faire un grand tas de toute la poussière qu’il avait faite, il fit une pyramide de têtes de morts séchées par les vents, il balaya avec des drapeaux déchirés tout le sang versé, et il le mit dans une fosse et répéta : Gloire ! Gloire ! Mais tout croula vite, la poussière même s’envola, les ossements l’engloutirent, la terre but le sang, et il sentit une voix qui disait derrière lui :

« L’éternité, la gloire, l’immortalité, c’est moi ! »

Mais il se leva lentement, comme une ombre qui sort d’un tombeau, avec un long linceul tout pourri, qui enveloppait un squelette avec des lambeaux de chair aussi verts que l’herbe des cimetières. Il avait une tête toute jaunie, avec un vieux sourire froid de courtisane ; son bâton, c’était un sceptre doré qui portait un soc de charrue.

Il se leva plein de colère :

« Qui ose dire qu’il a de l’immortalité ? »

Yuk : C’est moi qui l’ose.

Sais-tu qui je suis ? Vois donc mes pieds tout pleins de poussière des empires, et la frange de mon manteau toute mouillée par les larmes des générations.

Il secoua son linceul et il en tomba de la poussière rougie.

« C’est l’histoire, ajouta le spectre. Ose dire qu’il y a immortalité, sinon pour moi ? »

Yuk : Pour moi.

La mort : Qui donc es-tu ?

Yuk : Et toi ?

La mort : La mort ! et toi ?

Yuk : Vois donc ! Ma tête va jusqu’aux nues, mes pieds remuent la cendre des tombeaux ; quand je parle, c’est le monde qui dit quelque chose, c’est le créateur qui crée, c’est la création qui agit ; je suis le passé, le présent, le futur, le monde et l’éternité, cette vie et l’autre, le corps et l’âme ; tu peux abattre des pyramides et faire mourir des insectes, mais tu ne m’arracheras pas la moindre parcelle de quelque chose.

Je me moque de ton linceul et de tes joies de sépulcre, je me ris de ta face qui a toujours glissé sur moi comme l’eau sur le marbre. Ta tête jaune, ton ventre en lambeaux, toute la poussière qui t’entoure, les pleurs de sang, les sanglots, tout ce magnifique cortège dont tu te fais gloire, les ruines, le passé, l’histoire, tous ces grains de sable qui forment ton trône, le monde qui est la roue sur qui tu tournes dans le temps, tout cela, te dis-je, depuis les océans les plus larges jusqu’aux larmes d’un chien, l’Atlas jusqu’à un tas de fumier, depuis un tronc jusqu’à un brin d’herbe, tout cela qui est ton domaine, ta gloire, ton royaume, que sais-je enfin ? Tout ce que tu manges, tout ce que tu dévores, tout ce qui vit et qui meurt, tout ce qui est commencé pour finir, tout cela me fait pitié, tu entends ? Tout cela me fait rire, moi, et d’un rire plus fort que le bruit de ton pied quand il broiera le monde d’un seul coup !

La mort : Qui donc es-tu ?

Yuk : Eh quoi ! Ne m’as-tu donc jamais vu ? Aux funérailles des empereurs, n’était-ce pas moi qui étais couché sur le drap noir, qui conduisais les chevaux ? N’est-ce pas moi qui ai creusé les fosses, qui ai fait pourrir ensemble les cadavres des héros dans leurs mausolées de marbre et les charognes de loups sous les feuilles des bois ?

Quand tu es entrée dans l’église, et que tu t’es mise à faucher comme ailleurs, vieille vorace que tu es, toi qui manges de la terre et du bronze, n’as-tu pas vu ma main éternelle qui cassait le christ et souillait l’autel ? Eh quoi ! quand l’aurore blanchit les vitres au sortir de quelque orgie, quand tu viens boire le vin dans les coupes d’or et essuyer ta bouche aux dents usées avec la nappe de pourpre, n’as-tu pas entendu ma chanson, qui bourdonnait avec les verres qui se brisaient et les mouches à viande qui voltigeaient sur les lèvres bleues des morts ? Quand tu te baisses jusqu’à terre et que tu te penches pour mieux faucher, n’as-tu rien entrevu à travers l’écroulement des monarchies ? Au milieu des ruines qui tombent, n’as-tu pas entendu le fracas des pyramides qui s’écroulent, une autre ruine au milieu de ces ruines, une voix au milieu de ces voix, une grimace parmi ces figures ? N’as-tu pas vu quelque chose de plus fort que le temps, quelque chose qui le mène, qui le pousse, le remplit et qui le soûle ? N’as-tu pas vu une autre éternité dans l’éternité ?

Tu crois que tout est fini quand tu as passé ? Tu te crois l’infini, et que tu donnes des bornes où ton pied se met ? Partout où ta charrue laboure, tu crois y semer le néant ? Comme si, après l’incendie il n’y avait pas les cendres ! après le cadavre n’y a-t-il pas la pourriture ? après le temps n’y a-t-il pas l’éternité ?

La mort : Qui donc es-tu ? parle ! parle !

Yuk : Ah ! qui je suis ? Je suis le vrai, je suis l’éternel, je suis le bouffon, le grotesque, le laid, te dis-je ; je suis ce qui est, ce qui a été, ce qui sera ; je suis toute l’éternité à moi seul. Pardieu ! Tu me connais bien, plus d’une fois je t’ai baisée au visage et j’ai mordu tes os, nous avons eu de bonnes nuits, enveloppés tous deux dans ton linceul troué.

La mort : C’est vrai ! Je t’avais oublié, ou du moins je voulais t’oublier, car tu me gênes, tu me tirailles, tu m’épuises, tu m’accables, tu veux avoir, à toi seul, tout ce que j’ai, et je crois qu’il ne me resterait plus qu’un seul fil de mon manteau que tu me l’arracherais.

Yuk : C’est vrai, je suis un époux quelque peu tyrannique, mais je t’apporte chaque jour tant de choses que tu ne devrais pas te plaindre.

La mort : C’est vrai ! Faisons bon ménage, car nous ne pouvons vivre l’un sans l’autre. Après tout, tu manges encore les miettes qui tombent de ma bouche et la poussière que font mes pieds.

Alors tout le passé de sa vie apparut à Smar, rapidement, d’un seul jet, comme dans un éclair. Il revit passer d’abord sa chaumière d’ermite, avec son crucifix de bois, avec sa vie sainte, avec ses jours purs, avec ses nuits tranquilles ; il se rappela que quelqu’un était venu lui parler, qu’il y avait eu alors dans son âme une immense confusion, tout un chaos de pensées ; et qu’il était parti avec cet être, qu’il était monté, monté, il ne savait où ni comment, mais à des hauteurs si hautes, si immenses, que la pensée même ne peut y atteindre ; et il avait une grande peur, son âme s’était pliée comme un roseau et s’était brisée sous l’ouragan de l’infini. Puis il y avait eu une tempête, et il avait été, devant la nature, plus faible que l’aile d’une mouche ; il avait encore là senti quelque chose qui pesait sur lui, comme si on avait mis un plomb sur cette aile, et il était resté, tombé, attaché à cette lourde chaîne invisible. Il avait vu aussi la vie barbare s’acheminant vers les cités, et les cités elles-mêmes, mais en dedans, avec toutes ces choses qui tombent, le roi, l’église, la vertu, tout cela se fanant et se pourrissant.

Il y avait là un vide dans son souvenir.

Puis tout à coup il vit repasser, comme par une illumination magique, toutes les femmes l’appelant, lui souriant ; il se rappela ses voluptés et ses dégoûts, toute la vie ! et ses courses effrénées à cheval, tout écumeuses et toutes sanglantes du sang des morts, des cris, des bruits d’armes ; et puis une grande plaine toute vide, avec de la cendre, et il tomba mourant, abîmé par ces souvenirs, comme s’il était dans une arène et que sa pensée fût sortie de lui et qu’elle fût là le combattant avec des griffes de fer, secouant son corps, le déchirant, le faisant tourner, courir ; elle le harcèle, le poursuit sans qu’il puisse l’éviter. Cela dura jusqu’à ce qu’il fût tombé, étourdi, épuisé de fatigue.

Cette agonie-là dura longtemps, et plus longue et plus cruelle que celle du Christ, car elle était sans espoir, sans aucun horizon qui apparût au bout de ce long chemin vide et plein de douleurs, sans soleil qui perçât les nuages, sans aurore après cette nuit.

Lui aussi sua une sueur de sang et de larmes, et on les entendait tomber sur la terre. Ah ! ce fut pire, car sa croix, c’était son âme qu’il avait peine à porter et qui le brisait. Il l’avait portée dans la vie, et arrivé au haut du calvaire, il la laissa tomber de lassitude. Le séjour du tombeau pour lui ne fut pas de trois jours, et son tombeau n’était point un couvercle de pierre, mais c’était le cadavre vivant de la pensée qui se remuait et se tordait sous le sépulcre de la vie et du fini. Mais dans sa lassitude, au milieu de ses larmes silencieuses, quand tout pesait si durement sur lui, il s’éleva cependant comme un dernier soupir, un dernier baiser, quelque chose d’immense, d’amoureux, d’impalpable. Il se ranima, ouvrit les yeux, chercha ce qu’il n’avait jamais vu, désira ce qui n’existait pas ; il tendit les bras vers un infini sans bornes, et il se prit à rêver de belles choses inconnues. Son âme, toute usée, comme une vieille voile que les ouragans ont crevée et qui est retombée sans souffle, commença à palpiter, comme si une brise du soir, courant sur une mer du sud et apportant des parfums et de doux et vagues échos, l’eût enflée ; il reprit à la vie, et son cœur se rouvrit à l’espérance comme les fleurs au soleil.

Quelle journée devait l’attendre ? Quel ouragan allait la casser sur sa tige ? Pauvre fleur ! pauvre âme !



C’était un enfant, tout jeune, tout rose encore, l’âme imprégnée d’amour, de rêveries, d’extases.

Le matin, il partait, mais il n’allait ni vers les champs où son père labourait, ni sur le rivage où la barque de ses frères aînés était attachée, car il aimait à contempler les nues fugitives, les moissons qui se ploient et s’ondulent aux vents comme une mer ; il allait dans les bois et il écoutait la pluie tomber sur le feuillage, les oiseaux qui roucoulent sur la haie fleurie, et les insectes qui bourdonnent dans les airs et qui se jouent dans les rayons du soleil ; il regardait la neige tomber, il écoutait le vent mugir.

Il allait surtout — c’étaient là tous ses amours, — il allait toujours vers la mer,. Il courait jusqu’à ce que ses pieds eussent touché le sable et que le vent des vagues vînt sécher ses cheveux blonds tout mouillés de sueur. Le soleil brûlait sa peau blanche, les rochers déchiraient ses pieds ; que lui faisait cela ? Lui qui écoutait les flots mourir sur la grève et qui regardait le soleil qui se baigne sous l’écume.

Il se mettait dans un autre rocher, comme l’aigle dans son aire, et là, comme lui, il contemplait le soleil et l’Océan. Il regardait au loin toute la verte plaine sillonnée d’écume et parsemée des écorchures de la brise, il suivait l’ombre des rochers, qui s’allongeait et diminuait sur le rivage ; immobile, il contemplait la même vague pendant longtemps, le même brin d’herbe, le même rocher avec son varech d’où l’eau ruisselle en perles, le même flocon d’écume que roulait le vent sur le rivage.

Souvent il prenait du sable plein ses mains, il ouvrait les doigts, et il prenait plaisir à voir les rayons de sable partir de différents côtés et disparaître en tourbillonnant, en s’élevant. Le soir, il regardait le soleil s’abaisser dans l’horizon, et ses gerbes de feu s’élancer des vagues et former un immense réseau lumineux ; les mouettes rasaient les flots, le sable, emporté par la brise qui s’élève, roulait et courait sur le rivage. La nuit, c’étaient les étoiles, la lune, les rayons argentés sur les vagues vertes.

Et toujours ainsi il vécut ses plus belles années, il grandit sans faire autre chose que de mener une vie contemplative, une vie de pleurs, d’extases, de rêveries, une vie molle et paresseuse ; il vécut comme les fleurs elles-mêmes, vivant au soleil et regardant le ciel. Tout ce qui chantait, volait, palpitait, rayonnait, les oiseaux dans les bois, les feuilles qui tremblent au vent, les fleuves qui coulent dans les prairies émaillées, rochers arides, tempêtes, orages, vagues écumeuses, sable embaumant, feuilles d’automne qui tombent, neiges sur les tombeaux, rayons de soleil, clairs de lune, tous les chants, toutes les voix, tous les parfums, toutes ces choses qui forment la vaste harmonie qu’on nomme nature, poésie, Dieu, résonnaient dans son âme, y vibraient en longs chants intérieurs qui s’exhalaient par des mots épars, arrachés. Mais ce qu’il y a de plus sublime, de meilleur, de plus beau, ne s’en échappe jamais ; cela, au fond, c’est la musique intérieure, celle des pensées ; les vers mêmes ne sont que l’écho affaibli qui vient de l’autre monde.

Un soir, en revenant, c’était un crépuscule d’été, le soleil était rouge, et des fils blancs s’attachaient aux cheveux ; et ce jour-là il avait regardé, comme les autres jours, la mer se rouler sur son sable, les herbes frémir au vent, les nuages se déployer, partir et s’en aller, comme des pensées, dans l’infini du ciel bleu. Mais il avait regardé tout cela sans le voir, il y avait dans son âme bien d’autres tempêtes que celles de l’Océan, bien d’autres nuages que ceux du ciel.

Pourquoi donc s’ennuyait-il déjà, le pauvre enfant ?

Il avait voulu un horizon plus vaste que celui qui s’étendait sous ses yeux, quelque chose de plus resplendissant que le soleil. Lorsqu’il voyait, dans les belles nuits d’été, les bouquets de roses et les jasmins secouer aux souffles des vents leurs têtes fleuries, que la brise agitait les feuilles vertes et qu’elle remuait, dans ses plis invisibles, des échos lointains d’amour et des parfums de fleur, que la lune brillait toute pure et toute sereine, avec ses lumières qui montent et brillent et coulent silencieusement là-haut, avec les nuages qui s’étendent comme des montagnes mouvantes ou les vagues géantes d’un autre Océan, il avait senti qu’il y avait encore dans son âme quelque chose de plus doux que tous ces parfums, de plus suave que toutes ces clartés, comme s’il y avait en lui des sources intarissables de volupté et des mondes de lumières qui rayonnaient au dedans.

Ce n’était plus assez de rester dans le fond de la vieille barque grêle, de se laisser bercer par la marée montante, couché sur les filets aux mailles rompues, alors que le soleil brillait sur les flots et que la quille venait battre le sable et les cailloux qui erraient sous elle, ni de voir au crépuscule les flots s’avancer et les sauterelles de mer rebondir comme la pluie sur le rivage, ni de sentir dans ses cheveux le vent de l’automne qui roule les feuilles jaunies et les plumes de la colombe, et qui semble murmurer des pleurs dans les rameaux morts ; rien de tout cela !

Eh quoi ! ni les baisers de cette belle fille brune, qui l’attend chaque soir à la chapelle de la Vierge et qui est là chaque nuit dans les bruyères, regardant à travers la brume si elle ne verra pas apparaître son ombre, si elle n’entendra pas le souffle de sa voix ? Ni sa pauvre chaumière, avec son toit de paille pourri, couvert de neige dans l’hiver, mais tout blanc de fleurs dans l’été ? Sa mère file sous l’âtre de la cheminée, un banc de gazon est là devant ; tout jeune, il y dormait au soleil ; enfant, c’est sur le sabre de son grand-père qu’il montait à cheval, c’est son vieux casque qu’il roulait sur l’herbe, c’est dans son bouclier qu’il dormait ; c’est dans ce vieux lit-là qu’il naquit.

De la fenêtre on ne voit point la mer, elle est là, derrière cette colline ; mais on entend le bruit des flots et, dans l’hiver, elle déborde à droite dans le marais.

Il s’en retournait ainsi, bercé par sa marche et écoutant lui-même le bruit de ses pas dans les herbes, regardant le soleil qui se retirait à l’horizon, et les bœufs couchés à l’ombre et remuant la tête pour chasser les moucherons.

Et tout à coup il sentit une forme passer près de lui, comme si une bouche eût effleuré sa joue ; et une fée lui apparut avec un diadème d’or, elle répandit devant lui des fleurs, des diamants, et je ne sais quels lauriers que les vents emportèrent. Elle-même disparut dans un tourbillon de poussière.



Il était venu dans la ville, le cœur tout gonflé d’espérance, joyeux, ivre de lui-même, marchant à grands pas dans la vie future qu’il comblait de félicités sans bornes et d’enthousiasmes immenses. Agité depuis longtemps par son âme, remué par toutes les choses qui y bourdonnaient, il avait voulu être poète.

Poète, c’est-à-dire avoir des cheveux blancs avant l’âge, marcher de dégoût en dégoût, s’avancer dans le monde et voir l’illusion vers laquelle on avance, fuir toujours sans la saisir, être là comme ce géant de la fable, avec une soif infinie, une faim qui ronge, et sentir échapper toujours ces fruits qu’on a rêvés, qu’on a sentis, et dont la saveur prématurée est venue jusqu’à nous, être là, présent, avec sa jalousie, sa rage, son amour, son âme, devant ce monde si froid, si railleur ; s’épuiser, donner son sang, ce qui est plus que son sang, son cœur ; le verser à plein bord dans des vers qu’on a ciselés comme du marbre, et tout cela pour être mis sous les pieds de la foule, pour qu’on le casse, pour qu’on le broie, pour qu’on le pétrisse dans le dédain, pour qu’on jette de la boue sur les ailes blanches de ces pauvres anges qui sont partis de votre cœur.

Poète, s’était-il dit, oh ! poète ! poète ! Il répétait ce mot-là comme une mélodie aimée qu’on a dans le souvenir et qui chante toujours dans notre oreille ses notes amoureuses.

Oh ! poète ! se sentir plus grand que les autres, avoir une âme si vaste qu’on y fait tout entrer, tout tourner, tout parler, comme la créature dans la main de Dieu ; exprimer toute l’échelle immense et continue qui va depuis le brin d’herbe jusqu’à l’éternité, depuis le grain de sable jusqu’au cœur de l’homme ; avoir tout ce qu’il y a de plus beau, de plus doux, de plus suave, les plus larges amours, les plus longs baisers, les longues rêveries la nuit, les triomphes, les bravos, l’or, le monde, l’immortalité ! N’est-ce pas pour lui, la mousse des bois fleuris, le battement d’ailes de la colombe, le sable embaumant de la rive, la brise toute parfumée des mers du sud, tous les concerts de l’âme, toutes les voix de la nature, les paroles de Dieu, à lui, le poète ?

Fais-moi des vers, dis-moi quelque chose, chante-moi un rayon de soleil ou un soupir de femme, mais que ta voix soit douce, qu’elle m’endorme comme sous des roses, qu’elle me navre, qu’elle me fasse mourir de volupté, d’extases.

Quand je te verrai, ô poète, quand tu m’auras dit toutes les choses de l’âme, que j’aurai recouvré tes accents, je me mettrai à tes genoux, tu seras mon dieu, je n’en ai point ; j’étalerai tous les manteaux royaux sous tes pieds, je fondrai toutes les couronnes pour te faire un marchepied.

Et il s’était mis un jour à prendre une plume, il l’avait saisie avec frénésie, il l’avait écrasée, en pleurant de joie et d’orgueil, sur un morceau de papier ; il était là, haletant, l’œil en feu, saisissant au vol les idées qui passaient dans son âme, épiant chaque chose de son cœur pour l’attirer au dehors, pour la déshabiller, pour la donner toute nue à la foule.

Son âme tournait en lui comme un gouffre vivant, il voulait l’arrêter, mais ce gouffre-là l’entraînait lui-même ; il commençait à se sentir faiblir et il se disait :

« Malheur ! malheur ! qu’ai-je donc ? le feu brûle mon âme, mais ma tête est de glace ; autrefois j’avais des pensées, plus une seule ! je sens seulement des passions sans but, qui roulent en moi, comme des vagues qui s’entrechoquent par une nuit sombre. Que dire ? que faire ? Cela même.

Oh ! la misère ! je ne pourrai donc pas pousser un seul soupir que tout craque, s’écroule, se brise en moi ! Mon âme se gonfle, elle m’étouffe, elle va crever le corps qui la recouvre comme une main gonflée qui déchire le gant. Pourquoi donc ? Quelle malédiction !

Écris, écris donc, malheureux, puisque le démon t’y pousse !

Oui ! la pensée est en moi, je la sens qui se meut comme un immense serpent, je la vois comme un large horizon qui se déploie à l’aurore, le soleil brille, la brume s’envole, la voilà qui monte, elle grandit, elle approche, je la tiens… tu es à moi, à moi !

Comme cela est beau, sublime ! J’ai donc du génie, moi ?

Non, non, hélas ! Voilà que tu t’envoles donc, chère illusion ? et toi aussi, orgueil, tu me quittes ? Qu’aurai-je ?

Et cependant… tout n’a pas été dit ! Voyons, creusons, remuons mon âme, dût-elle ensuite me tomber en poussière dans les mains.

L’amour ! l’amour ! eh bien ? ah ! quelle misérable vanité ! Est-ce que jamais des vers diront tous les miracles d’un sourire ou toutes les voluptés d’un regard ? L’amour ! quand j’aurai bien répété cela des fois, est-ce que j’aurai dit quelque chose de plus ? Non !

La gloire, par exemple ? Voyons : des conquérants, Alexandre, César, Napoléon… eh bien ! des chars, de la poudre, du sang. Ah ! quelle stupidité ! De la gloire ? sa convoitise me brûle, et je ne peux pas dire la meilleure partie de la rage que j’ai dans le cœur.

Si je parlais de la mort plutôt ? c’est du néant, cela, c’est du vrai ; mais ma pensée s’y perd, et plus je pense moins je parle. Si j’étais un cadavre ressuscité, je dirais bien quelque chose, et si les vers qui nous déchirent le ventre c’est une joie ou un supplice ; et si la tombe est si noire qu’on le dit. Mais que dire ? Est-ce que c’est là la limite de l’art ? est-ce que la poésie est un monde tout aussi mensonger que l’autre ? N’ira-t-on jamais plus loin ?

Et cependant j’ai du génie, je le sens, j’en suis plein, il me semble qu’il déborde… non, c’est de l’orgueil ! l’orgueil ! le sang des poètes !

Rien dire, rester là, muet, en présence de ce monde idiot qui vous regarde avec sa mine béante, paillasse déguenillé qui pleure et qui veut rire, et qui demande encore quelque chose de beau pour l’amuser !

Mais l’amour, la gloire, la mort, l’orgueil, tous ces néants-là qui m’entourent et m’assiègent, pas une lettre de tout cela à écrire !

Dieu ? autrefois j’y croyais. Que je me reporte par la pensée au temps où je priais la Vierge à genoux, et où ma mère m’apprenait des prières : si j’allais redevenir dévot ? J’aurais au moins quelque chaleur, quelque conviction, je pourrais remuer les autres ; mais je suis trop fier pour mentir, et puis je ne le pourrais pas, moi qui ris en passant devant l’église et qui ai craché sur la croix un jour où j’avais faim.

Mais comment aimer quelque chose, espérer, croire, puisque tout est si horrible ici, puisque le doute est là, à chaque mot, puisque chaque croyance est tombée sous le coup de dent du malheur et du désespoir ? Dans ce monde et dans la poésie, dans le fini et dans l’infini, en dehors, dans mon âme, tout me ment, tout me trompe, tout fuit et tout se met à rire, et voilà que je suis resté dans un océan de fange où je tournoie, où je m’engloutis. Je ferais mieux de rire de tout cela, et d’aller me soûler à la taverne ou bien de courir chez la fille de joie me vautrer dans quelque ignoble et vénale volupté.

Tant mieux ! je n’ai plus à descendre. Il y a encore peu, je craignais que mon malheur n’augmentât, que ma chute ne fût plus profonde, mais me voilà au fond du gouffre…, à moins qu’il n’y ait des enfers sous l’enfer et un désespoir encore après le désespoir.

Et cependant, est-ce que je puis rester ainsi toujours ? mais je ne suffirais pas aux malheurs qui me dévorent, et il faudrait que mon cœur se double pour que tout le dégoût que j’ai pût y contenir longtemps.

Et quand je pense, hélas ! qu’autrefois je me contentais d’un rayon de soleil, d’une moisson dorée, d’un beau clair de lune dans les bois, et que j’en avais assez, et que cela m’emplissait, et que j’étais heureux quand j’avais mis tous ces échos dans mes strophes sonores et arrondies ! Oh ! qu’il y a loin déjà de ce temps-là à maintenant ! j’étais si jeune ! si enfant ! si heureux !

Mais, après avoir pris la nature, j’ai voulu prendre le cœur, après le monde, l’infini, et je me suis perdu dans ces abîmes sans fond, voilà que j’y roule. J’ai voulu sonder les passions, les disséquer, en faire de superbes squelettes, mais c’est mon âme que la mort a prise, et ces passions, que je voudrais courber sous mon genou et les montrer façonnées de mes mains, ce sont elles qui m’ont entraîné dans leurs courants, dans leurs tempêtes.

J’ai cru que rien n’était trop haut pour moi, rien de trop fort, et je suis au fond du néant, plus faible qu’un roseau brisé.

Adieu donc, tous ces beaux rêves, ces belles journées que l’aurore menteur m’annonçait si resplendissantes et si pures ; j’aurai donc entrevu un monde d’enthousiasme, de transports ; l’éclair aura brillé devant mes yeux et m’a laissé ensuite dans les ténèbres, sous ce paradis de pensées dont le large glaive froid de la réalité me sépare pour l’éternité.

Ah ! prison de chair, je te maudis ! pourquoi es-tu là ? Voyons ! que fais-tu, misérable charogne vivante, qui traînes ta pourriture par les rues, qui bois, qui manges, qui dors et qui jouis ? Pourquoi suis-je attaché à ce cadavre qui me traîne sur la terre, moi qui veux voler dans les cieux et partir dans l’infini ?

Qu’avais-tu donc fait, pauvre âme, pour venir là, dans la prison de ce corps, où tu bats en vain des ailes que tu brises aux parois qui t’entourent ? Je sens bien que tu veux partir, que tu y pleures, et lorsque je vois les étoiles tu t’élances vers elles, quand la mer est devant moi tu veux courir dessus plus vite que le regard ; et quand je vois les tombes, n’est-ce pas toi qui tends les bras vers elles tandis que le corps veut vivre ?

Tu es un chant, une note, un soupir… non, non, rien de tout cela ! Tu es le cœur gonflé, tu es cette voix qui parle et qui prie, qui sanglote et se tord en moi, tandis que mes lèvres sourient.

Ô pauvre aigle, tu es là dans une cage ; à travers tes barreaux tu vois encore les hautes cimes perdues dans les nuages où tu naquis, tu vois le large ciel où tu planais ; mais tes barreaux te resserrent, tu n’as plus qu’à mettre ta tête sous ton aile et à mourir ; tu étouffes déjà, et bientôt tu ne seras plus qu’un cadavre encore tiède qu’on appelle désespoir.



Alors Smar s’éloigna, il sortit de la ville à l’heure où tout brille et crie, c’était le soir, la brume l’emplissait, il faisait froid, il marchait pieds nus dans la boue, tandis que derrière lui, à ses côtés, la matière resplendissait dans sa force, qu’elle agissait, qu’elle siégeait sur des trônes, qu’elle avait ses philosophes, ses sectateurs. Aussi le poète sortit, chassé, méprisé, honni ; on ne voulait pas de lui, on le renvoya. Il partit donc, mais derrière lui tout s’écroula et il y eut un grand rire.

Il arriva dans les champs. Seul dans la campagne, au milieu des ténèbres, il se prit à pleurer ; un désespoir immense vint s’abattre sur lui comme un vautour sur un cadavre, il étendit ses larges ailes noires, se mit à manger et poussa des cris féroces.

Il pleura amèrement pendant longtemps, et chacune de ses larmes était une malédiction pour la terre, c’était quelque chose du cœur qui tombait et s’en allait dans le néant ; c’était l’agonie de l’espérance, de la foi, de l’amour, du beau, tout cela mourait, fuyait, s’envolait pour l’éternité ; toute la sève, toute la vie, toutes les fraîcheurs, tous les parfums, toutes les lumières, tout ce qui navre, ce qui enchante, tout ce qui est volupté, croyances, ardeurs, avait été arraché par le vent d’éternité qui venait de la terre, rasait le sol, emportait les fleurs.

Tout allait donc finir ; le monde, épuisé, craquait en dedans, il se mourait, et l’âme, rendue folle par tant de douleurs, tournait encore, dans son agonie, au milieu d’un cercle de feu qu’elle ne pouvait franchir.

La nuit allait commencer, une nuit éternelle, sans astres, sans aurore.

Satan déjà s’étendait sur le monde palpitant, pour lui arracher son dernier mot.

Smar était resté enseveli dans son malheur, sa tête était dans ses mains, sa chevelure, couverte de poussière, venait battre sur ses yeux en pleurs.

On n’entendait rien que le bruit de l’immense tempête du temps qui allait finir et jetait alors ses plus horribles sanglots. La terre déviait de sa course circulaire ; elle oscillait, ivre de fatigue et d’ennui, comme si un ouragan l’avait poussée pour la faire tomber. Le soleil s’était abaissé lentement et avait dit un éternel adieu, un dernier et long baiser, à ce qu’il avait éclairé, aux bois, aux prairies, aux forêts, aux vallons déserts, à l’Océan sur lequel il courait dans les longues journées ; il était parti, les astres n’étaient point venus, et ils étaient allés éclairer d’autres mondes, plus haut.

Pourquoi donc Smar lève-t-il la tête ? Voilà une femme à ses côtés… non, c’est un ange, elle lui a essuyé ses larmes, avec le bout de ses ailes blanches ; elle l’a relevé, l’a porté sur son cœur, elle pleure aussi, elle a les pieds en sang, elle lui dit : « Ô mon bien-aimé, viens à moi, ils m’ont chassée, ils m’ont bannie, aime-moi, je suis si belle ! »

Et Smar poussa un cri de joie, il se rattachait à la branche de salut d’où l’ouragan l’avait entraîné. Il s’écria tout à coup :

« Oui, je t’aime ! je t’aime ! tu vois bien que je renais, que je vis, tu vois que le soleil reparaît, que l’herbe pousse sur les coteaux, que les fleuves coulent encore ; oui, je t’aime ! Ô mon Dieu ! mon Dieu ! j’avais douté, j’avais pleuré, j’avais maudit, j’avais vu le monde passer comme une chaîne de squelettes dans une danse de l’enfer, et je n’avais pas compris ! Mais la providence se déroule à mes yeux, voilà l’aurore qui vient, l’horizon se déroule, s’avance, et laisse voir au fond quelque chose de resplendissant et d’éternel ; oui, je t’aime ! Si tu savais ! écoute donc ! Est-ce que c’est moi qui ai vécu si longtemps, qui ai marché sur tant de poussières, heurté tant de ruines ? Non, voilà la poussière qui monte au ciel, voilà les ruines qui se lèvent et se placent. Qu’étais-je donc ? Poète ? Oh ! oui ! je chanterai toujours, je chanterai encore. Oh ! je t’aime !

« Tout à l’heure j’étais dans le tombeau, je sentais un marbre lourd sur ma tête, et je me heurtais aux planches du cercueil, mais je suis au ciel ! Oh ! je t’aime pour l’éternité ; pour l’éternité tu es à moi ! »

Il allait étendre les bras vers elle, il allait la saisir, déjà leurs regards s’étaient confondus, leurs larmes s’étaient séchées, il y avait eu un immense espoir dans la création. Le monde s’était retourné sur son vieux lit de douleurs, il avait entrouvert son œil morne pour voir la dernière étoile, il avait aspiré la brise du ciel ; mais il se rendormit bientôt dans ses cendres.

Un éclair parut, Satan était là.

« Arrête, dit-il, elle est à moi ! Smar ! arrête, te dis-je ! »

Smar : À toi, esprit de ténèbres ? Arrière !

Satan : Je te brise du pied, vermisseau plein d’orgueil, bulle de savon que mon souffle seul soutient.

Smar : Car tu es à moi ? À toi mon cœur !

Satan : Non ! à moi tout.

La terre, usant ses dernières forces, s’écria : « Aime-le, aime-le ! »

L’enfer, se levant sur ses charbons, s’écria plein de rage : « Aime-le, aime-le ! »

Mais un rire perça l’air, Yuk parut et lui dit :

« C’est pour moi, à toi l’éternité ! »

L’éternité en effet répéta : « C’est lui, c’est lui ! »

Smar tournoya dans le néant, il y roule encore.

Satan versa une larme.

Yuk se mit à rire et sauta sur elle, et l’étreignit d’un baiser si fort, si terrible, qu’elle étouffa dans les bras du monstre éternel.



gve flaubert

14 avril 1839.



Réflexion d’un homme désintéressé à l’affaire et qui a relu ça après un an de façon.

Il est permis de faire des choses pitoyables, mais pas de cette trempe. Ce que tu admirais il y a un an est aujourd’hui fort mauvais ; j’en suis bien fâché, car je t’avais décerné le nom de grand homme futur, et tu te regardais comme un petit Goethe. L’illusion n’est pas mince, il faut commencer par avoir des idées, et ton fameux mystère en est veuf. Pauvre ami ! Tu iras ainsi enthousiasmé de ce que tu rêves, dégoûté de ce que tu as fait. Tout est ainsi, il ne faut pas s’en plaindre. Sais-tu ce qui me semble le mieux de ton œuvre ? C’est cette page qui, dans un an, me paraîtra aussi bête que le reste et qui suggérera encore une suite d’amères réflexions. Dans un an peut-être serai-je crevé, tant mieux ! Et pourtant tu as peur, pauvre brute, mon ami. Adieu, le meilleur conseil que je puisse te donner, c’est de ne plus écrire.

jasmin.